Vincent Hugeux
Kadhafi
PERRIN
biographie
Vincent Hugeux
KADHAFI
PERRIN
www.editions-perrin.fr
DU MÊME AUTEUR
Reines d’Afrique. Le roman vrai des Premières Dames, Perrin, 2014.
Afrique : le mirage démocratique, CNRS Éditions, 2012.
Iran, l’état d’alerte, L’Express Éditions, 2010.
L’Afrique en face. Dix clichés à l’épreuve des faits, Armand Colin, 2010.
Les Sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique, Fayard,
2007.
A en outre collaboré en qualité de coauteur
aux ouvrages suivants :
Le Siècle de sang 1914-2014. Les vingt guerres qui ont changé le monde,
Perrin/L’Express, 2014.
Enfants de dictateurs, First, 2014.
Les Derniers Jours des dictateurs, Perrin/L’Express, 2012.
Grands Reporters : carnets intimes, L’Élocoquent, 2008.
Dix portraits pour la liberté de la presse, Le Monde/La Découverte, 1995.
© Perrin, un département d’Édi8, 2017
Muammar Kadhfi
lors de sa visite à Rome le 12 juin 2009.
© Agf/Leemage
12, avenue d’Italie
75013 Paris
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax: 01 44 16 09 01
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EAN : 978-2-262-07465-4
Dépôt légal : octobre 2017
Composition : Nord Compo
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Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
A mon père, Jean, qui n ’aura connu de cet
ouvrage que la genèse.
A moins que, là où il veille...
Sommaire
Titre
Copyright
Carte de la Libye
Le qaïd paradoxal
ACTE I - PROMESSES
Un berceau sous la Botte
L’enfance du chef
À l’école de la subversion
Il était une fois sa révolution
ACTE II - EMPRISE
Un prologue orageux
Dans les serres de Nasser ?
Un mythe oriental
L’ours. l’Oncle Sam et les faux frères
Un désamour pharaonique
Une femme à son chevet
France terre d’idylle
ACTE III - RAIDISSEMENT
Vers la Jamahiriva
Le Livre vert à livre ouvert
Un rebelle mondialisé
Muammar en ligne de mire
La providence des assassins
Le miraculé de Bab al-Aziziva
Terreur à 30 000 pieds
Kleenex. lait d’oiseau et chiens errants
Une chimère tchadienne
ACTE IV - OBSESSIONS
Escapade en enfer
Le Fregoli des sables
Les lubies du Libyen
Une cécité bien de chez nous
Ton corps m’appartient
Enfants gâtés, enfants perdus
ACTE V - MAGIE NOIRE
Rêves d’Afrique
À marche forcée
Le calvaire de « Ya Bing »
Des orphelins inconsolables
ACTE VI - VA-TOUT
Le prix de la rédemption
La mascarade de Benghazi
Le long cauchemar de Sarkozy
Les derniers feux du showman
ACTE VII - DÉBÂCLE
Avis de tempête
Le déni et le défi
L’aigle et la buse
Notes
Les dates clés de la Libye de Kadhafi
Bibliographie
Remerciements
Illustrations
Index
Touareg
Berbères
!• N’Djamena
Le qaïd paradoxal
Vivant, il était une énigme. Mort, il demeure un mystère. Six ans après son
infamante agonie, Muammar Kadhafi persiste à défier ses vainqueurs, ses
biographes et ses exégètes. Au panthéon des potentats, l’impérieux Bédouin
repose dans le carré des parias, parmi les personnages les plus déroutants et les
plus controversés du siècle écoulé. Martyr révéré pour les uns, clown tragique
pour les autres. De sa naissance, énigmatique, à son trépas, brutal et
crépusculaire, ce fils d’humble berger aura forgé sa légende aux feux de
l’outrance et jonglé avec les paradoxes.
Fringant officier épris de liberté, il renverse une monarchie à bout de souffle
pour instaurer une implacable tyrannie. Prophète du « pouvoir au peuple », il
asservit le sien. Contempteur de la servitude des femmes, il avilit celles qu’il
convoite et possède. Pieux musulman, il raille les oulémas, prétend imposer sa
lecture du Coran, bouscule l’ordre patriarcal et combat âprement l’islamisme
radical. Officier de carrière, il se révèle piètre guerrier, comme l’atteste le fiasco
tchadien des années 1980. Avocat de la frugalité, il n’est qu’indulgence pour les
frasques et les coûteux caprices de ses enfants gâtés. Bédouin rugueux, il se veut
penseur, au point d’échafauder une « théorie universelle » censée frapper
d’obsolescence toutes les idéologies connues. Patriote farouche, il s’imagine, lui
le disciple du raïs égyptien Gamal Abdel Nasser, en sauveur de l’idéal panarabe,
puis en « roi des rois d’Afrique ». Rendons-lui toutefois cette justice : cavalier
aguerri, le qaïd as-Thawra - guide de la révolution - aura su parfois, par instinct
de survie, changer de monture à temps. Quitte à flétrir le terrorisme, dont il fut le
parrain ; ou à courtiser l’Occident qu’il vouait aux flammes de la géhenne.
« Ce type est fou ! » Combien de fois ai-je entendu, lors de mes séjours sur
le « rivage des Syrtes » comme au fil de mon enquête, cet abrupt verdict ?
Dément, Yimperator libyen ? Fantasque, oui. Irascible, certes. Mais ses tenues
excentriques, ses colères théâtralisées, ses diatribes incandescentes, ses
rodomontades puériles, ses ébouriffantes lubies masquent une implacable
cohérence. La cohérence du rebelle de naissance, habité par quelques tenaces
obsessions, gages de son aura et de sa longévité. Laver l’affront colonial, rendre
sa dignité à l’humilié, terrasser l’impérialisme, vaincre Israël, rassembler la
oumma - communauté des croyants - arabo-musulmane, revivifier l’islam,
unifier une Afrique aux frontières abolies. Voilà bien sa force et sa faiblesse : dès
les premières révoltes, le jeune lycéen de Sebha se sent investi d’une mission
sacrée. Son messianisme le porte puis l’égare, l’éclaire avant de l’aveugler ; le
rend impérieux, impatient, tyrannique. Sait-il bien où il va ? Pas sûr, mais le
timonier du Conseil de commandement de la révolution (CCR) entend qu’on lui
emboîte le pas. Dès lors, tel un gourou de secte, il ne peut avoir que des disciples
et des ennemis. Il est l’élu, lui qui ne le sera jamais. Quiconque doute, regimbe,
conteste, grossit forcément la cohorte des traîtres. Comment, il est vrai, ne pas
croire à son étoile lorsqu’on échappe au fil des ans à tant de tentatives
d’assassinat, de conspirations, de complots, ourdis au pays ou dans la capitale
d’une puissance hostile, quand on survit si longtemps à tout, y compris - en
1986 - aux raids punitifs de la grande Amérique ?
Ce jour de juin 2009 où le Gabonais Omar Bongo Ondimba rejoint le village
des ancêtres, le tombeur du roi Idris I er devient le doyen des chefs d’État arabes
et africains, même s’il récuse ce statut présidentiel, lesté de trop de contingences,
lui préférant celui de Guide. La baraka n’explique pas tout. L’efficacité,
glaçante, d’un appareil répressif orwellien non plus. Tenir quatre décennies
durant la barre de la galère libyenne requiert un sens inné du louvoiement, un art
consommé du chaos organisé, une fine maîtrise de l’alchimie tribale. S’il
privilégie les siens, Kadhafi saura, des décennies durant, répartir titres et
prébendes, monnayer les allégeances, puisant dans la rente pétrolière de quoi
huiler les rouages de la machinerie.
Jamais la longue méharée du Bédouin fiévreux ne sera linéaire ni sereine.
Que l’on songe à toutes les ruptures qui balisent son parcours, du putsch de
velours - le sang n’a pas coulé - du 1 er septembre 1969 à la fuite erratique de
l’été 2011. À commencer par la « révolution culturelle » de 1973, puis
l’instauration, en 1977, de la Jamahiriya, ou République des masses, « libyenne
arabe populaire socialiste ». Concept inédit, théorisé dans le fameux Livre vert,
mince bréviaire censé asseoir les fondements d’un système parfait de
« démocratie directe ». Une démocratie sans élections ni parlement, sans partis
ni opposants. Au fond, l’aventure kadhafienne s’apparente à une « dystopie »,
une utopie qui vire à l’aigre et accouche non de la société idéale fantasmée, mais
d’une tyrannie singulière. Là est le piège de la révolution perpétuelle : celui qui
la conduit finit par tourner sur lui-même. Dans le bain d’acide de ses chimères,
Kadhafi aura, en Lénine saharien, beaucoup dissous tout au long de son règne :
l’État, le gouvernement, l’armée, voire la Éibye elle-même. Maître distant mais
absolu d’un théâtre d’ombres, il a orchestré son propre effacement et organisé la
dilution du pouvoir afin de mieux en confisquer les commandes. Souverain sur
tout, responsable de rien.
Souvent touché, jamais coulé, du moins jusqu’à l’hallali d’octobre 2011, le
colonel a plus d’une corde à son oud, luth oriental. Lorsque, étranglé par les
sanctions internationales, l’ancien mécène des poseurs de bombes choisit fin
2003, pour prix de sa rédemption, de saborder son arsenal de destruction
massive, il fait vibrer à l’oreille de l’Occident celle du fléau djihadiste comme
celle du péril migratoire. « Nous combattons dans la même tranchée », répète-t-il
à des Européens hypnotisés par les promesses de contrats mirifiques. On le traite
alors avec les égards dus à son or noir, à ses réserves de devises et à sa capacité
de nuisance. On se tient prêt, à Paris comme à Rome, à accueillir dans les jardins
de la République le chapiteau d’un cirque qui ne fait jamais relâche, mais
intrigue ou séduit. Là où il plante sa tente bédouine climatisée, boudant palais et
palaces, Kadhafi dicte son tempo, impose ses caprices, cultive son art du coup
d’éclat permanent. Au sein de sa troupe, les « amazones », gardes du corps
féminins, enluminent le mythe : un à-plat de modernité, un liseré de fantasme.
Le jeune « officier libre » timide et gauche a bien changé, mais pas changé
en bien. Narcissique, il n’en finit plus de prendre la pose, puisant dans son
extravagante garde-robe le costume de scène qui sied à l’instant T. Même si le
boubou chamarré finit par reléguer en fond de penderie l’austère chemisette
saharienne ou l’uniforme d’apparat. Hanté par la peur de vieillir, le « Lrère
Guide » confie au bistouri du chirurgien esthétique un visage qui s’empâte et se
crevasse, au risque d’amplifier les outrages de l’âge. Et, jurent maints témoins,
passe avec diverses drogues un pacte faustien. Comment retrouver, derrière ces
bouffissures, les traits anguleux du « bouillant colonel », increvable cliché ? Et
que reste-t-il, dans ces yeux mornes et mi-clos, du regard ardent des temps
héroïques ? Après la chute de la maison Muammar, quand la peur s’estompe un
peu et que les langues se délient doucement, apparaît cette autre faille, tellement
béante qu’elle en cesse d’être intime : le besoin, compulsif, de posséder le corps
de l’autre. Le séducteur s’est fait prédateur. 11 s’agit moins alors de jouir que de
soumettre, d’avilir, d’asservir, de marquer les êtres au fer de sa puissance.
Très vite, le père de la « troisième théorie universelle », appelée à
transcender le duel stérile que se livrent capitalisme et communisme, se sent à
l’étroit dans son bac à sable national. Un espace bien trop étriqué pour que s’y
épanouissent ses élans visionnaires. Sans doute les « États-Unis d’Afrique »,
dont il tente à l’orée du millénaire de hâter l’émergence à la hussarde, ne furent-
ils que l’ultime avatar de sa perpétuelle cavalcade. Là encore, le dessein paraît
noble. Mais là encore, le caporalisme du Guide et son étouffante sollicitude
auront tôt fait d’inquiéter, voire de hérisser, nombre de ses pairs. Ceux du moins
que n’asservissent pas les largesses financières d’un mentor prompt à acheter les
loyautés à coups de « pétrodinars ».
Kadhafi est aussi le héros, ou l’antihéros, d’une histoire bleu-blanc-rouge,
des manifs adolescentes sous les fenêtres du consulat de Lrance à Sebha aux
deux bombes lâchées un matin d’octobre 2011 par un Rafale sur le convoi du
fuyard aux abois, à l’ouest de Syrte. Entre ces deux scènes, un compagnonnage à
éclipses, tumultueux bien sûr, mais insubmersible. Lejeune Muammar vénère la
révolution de 1789, matrice de toutes les autres selon lui ; il admire Napoléon, lit
Montesquieu et les pionniers du socialisme utopique. Parvenu au pouvoir, il
achète des Mirage, rencontre à l’Élysée, dès 1973, un Georges Pompidou plutôt
bienveillant envers ce fougueux néophyte. Puis vient, sous Valéry Giscard
d’Estaing, le temps du désamour. Désamour persistant et actif, Paris travaillant
alors, au côté du Caire et de Washington, à divers scénarios de « neutralisation »
du trublion tiers-mondiste. Lequel a en outre le culot de prétendre, notamment au
Tchad, écorner le « pré carré » postcolonial tricolore. Ultimes pas du tango
heurté que dansent la France et la Libye, l’éprouvant séjour du colonel sur les
bords de Seine, en décembre 2007, puis le divorce fracassant de 2011. Avec, en
fond sonore, l’aigre ritournelle du soupçon. En l’occurrence, celui d’un
financement libyen de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy, dont il devint
tour à tour « l’ami », le cauchemar, puis la cible. Gageons que l’imprécateur
libyen a semé dans son sillage quelques mines antipersonnel ; et que toutes n’ont
pas encore explosé, tant s’en faut.
Pourquoi donc perd-il pied à l’instant où se lèvent, en Tunisie puis en
Égypte, les bourrasques du « Printemps arabe » ? Parce qu’il est pour lui
inconcevable, au sens étymologique du mot, que ses sujets le désavouent. « Le
peuple libyen me connaît, m’aime et me suit là où je l’emmène, assène-t-il un
jour sur la chaîne qatarie al-Jazeera. Je suis le peuple libyen et il est moi. »
Au commencement était le Verbe. Celui de Muammar Kadhafi n’aura
jamais, jusqu’aux ultimes harangues, cessé d’être profus, confus, hyperbolique.
Pour tenter de cerner au plus près, au plus juste, les ressorts d’une destinée si
singulière, il fallait bien entendu lire ou relire ses écrits, souvent abscons, voir ou
revoir ses interviews et ses discours. Mais aussi explorer les archives humaines.
En privilégiant les témoins, hommes et femmes qui, à un moment de sa
trajectoire, l’ont croisé, côtoyé, vu à l’œuvre. Le parti pris, tout au long de ce
voyage dans un passé brûlant, fut de n’en avoir aucun. De tenter d’effacer les
images, les souvenirs, les certitudes ossifiées par le temps. Est-ce à dire que nous
nous serions astreint à renvoyer dos à dos les zélateurs du Guide et ses
procureurs ? Non, bien sûr. Le Kadhafi que mettent en scène les pages qui
suivent est le formidable acteur d’un formidable échec.
ACTE I
PROMESSES
Un berceau sous la Botte
Tout est mystère chez Muammar Kadhafi. D’abord parce que la Libye
profonde sous joug mussolinien n’a laissé que bien peu d’archives ; et que, chez
les Bédouins illettrés, on ne consignait par écrit ni les lourds secrets de famille,
ni la chronique d’une vie âpre. Ensuite, parce que certains témoins mentent, par
omission ou pas, de bonne foi ou non, tâtonnent et se contredisent ; quand
d’autres se dérobent ou se rétractent, de peur de ternir la légende dorée du Guide
qu’ils ont servi avec tant de zèle, d’exhumer les remords enfouis ou d’avoir à
confesser leur aveuglement. Flotte aussi çà et là la crainte de payer au prix fort
son audace à l’heure d’une très improbable restauration kadhafiste. Ceux qui
savent souvent se taisent ou ne parlent qu’à demi-mot. Ceux qui parlent se
bornent parfois à colporter ou à enluminer la rumeur.
Tout est énigme et tout est ombre chez cet homme. À commencer, faute de
registre d’état civil ou d’acte en bonne et due forme, par la date de naissance de
l’intéressé, qui semble s’ingénier lui-même à brouiller les pistes. En 1975, au
détour d’une interview, il mentionne l’année 1941 ; laquelle apparaît dans un
certificat médical délivré en 1958, de même que sur une « attestation
d’identification » produite par la municipalité de Sebha et datée du 10 août 1961.
Invoquant d’autres sources, l’universitaire britannique Alison Pargeter avance le
millésime 1943-. Cela posé, la plupart des biographes privilégient le cru 1942.
Le 7 juin, tranche Alexandre Najjar- ; le 18, hasardent maints auteurs ; le 19,
rétorque un In memoriam éploré, paru en octobre 2015, à l’occasion du
quatrième anniversaire du décès du « Frère Leader », dans le quotidien ivoirien
Fraternité matin. Au détour d’un entretien accordé à Judith Miller, illustre plume
du New York Times , Kadhafi affirme avoir vu le jour durant le mois musulman
de muharram ; lequel, croit-il se souvenir, correspondrait dans le calendrier
grégorien à mars-. Or, vérification faite, le muharram de l’an de grâce 1942
chevauchait janvier et février... Qui dit mieux ? L’historien libyen Mohammed
Saïd Kachat penche quant à lui pour 1940, année également retenue, dans ses
Mémoires, par un ancien ambassadeur d’Égypte à Tripoli. À défaut de
documents incontestables, on s’en remettra donc au verdict du cousin et quasi-
clone du Guide, Ahmed Kaddaf ad-Dam, établi au Caire depuis 2011 : « Si je me
fie à mes souvenirs et à ceux de mon entourage, juin 1942 me paraît l’hypothèse
la plus probable-. »
Sur le lieu exact de la naissance, lui aussi sujet à controverses, le parent est
formel : « Muammar, précise-t-il, a vu le jour à Wadi Jarif, à 30 kilomètres
environ au sud de Syrte. Un campement nomade, pas même un village, près
d’une oasis. » Sans doute convient-il au demeurant d’imputer la profusion des
variantes glanées au fil des pages d’ouvrages de référence - dont Qasr Buhadi,
Qasr Abou Hadi, Wadi Aljarif- au caractère aléatoire de la topographie locale,
et non à la désinvolture des auteurs. La journaliste et chercheuse Hélène Bravin
recourt quant à elle à d’autres repères pour situer le berceau de Kadhafi entre les
pâturages de Wadi Tlal et les palmeraies de Shatti K
Si un brouillard tenace nimbe la prime enfance du chef, le contexte dans
lequel Muammar vient au monde n’a rien d’impénétrable. Convoités, la côte
libyenne et son rugueux arrière-pays ont ployé l’échine sous le joug ottoman
puis, dès 1911, sous la botte italienne. Durant la Seconde Guerre mondiale,
l’indocile colonie voit ses immensités désertiques se muer en champs de bataille
de la guerre que se livrent, outre-Méditerranée, les Alliés et les puissances de
l’Axe. Le fils de berger bédouin n’est âgé que de quelques mois quand éclate la
seconde bataille d’El-Alamein, laquelle met aux prises, dans les sables de
l’Égypte voisine, deux stratèges de légende : le field marshal britannique
Bernard Montgomery et le Generalfeldmarschall allemand Erwin Rommel,
commandant de l’Afrikakorps. Le fracas des chars et des canons gagne la
Cyrénaïque, province orientale libyenne, sans parvenir toutefois jusqu’à la
guitoune en peau de chèvre où, selon sa geste officielle, le petit Muammar
pousse son premier cri. Le bambin a un an lorsque Londres et Paris se partagent
le joyau colonial de Victor-Emmanuel 111 : Tripolitaine et Cyrénaïque passent
sous le contrôle de l’administration militaire de Sa Majesté George VI, tandis
que l’aride région méridionale du Lezzan échoit à la Lrance. L’enfant en a cinq
quand l’Italie renonce solennellement à toute prétention sur sa possession nord-
africaine, et sept à l’heure où l’Assemblée générale des Nations unies adopte la
résolution stipulant que l’État « unifié, indépendant et souverain » de Libye
devra être porté sur les fonts baptismaux avant le 1 er janvier 1952. Pari tenu :
c’est une semaine avant l’échéance que survient, depuis le balcon d’un palais de
Benghazi et sous le regard vigilant de ses nouveaux parrains occidentaux, la
proclamation officielle de l’indépendance - si formelle fût-elle - du « Royaume
uni de Libye ». Un signe : dès 1943, les États-Unis s’étaient octroyé la
jouissance de la base aérienne de Mellaha, proche de Tripoli, bientôt rebaptisée
Wheelus Lield. L’accord conclu onze ans plus tard entre Washington et le roi
Idris I er concède aux Américains l’usage, pour deux décennies et moyennant de
substantielles royalties, de cinq sites militaires.
Ainsi, Muammar Kadhafi naît dans une patrie asservie et fragmentée, sous
une étoile au rayonnement bien pâle. Étrangère aux nobles dynasties tribales, sa
famille appartient à une cabila - un clan - mineure de Berbères arabisés, les
Guedadfa. Cette modeste lignée compterait néanmoins parmi ses fondateurs un
wali, ou saint, fameux, Sidi Kaddaf ad-Dam, inhumé à Gharyan, dans les
faubourgs sud de Tripoli. Selon les biographies autorisées, la postérité du pieux
ancêtre aurait essaimé en divers foyers sur les plateaux de la Cyrénaïque (Est),
avant de se voir refoulée, sous la férule de l’occupant ottoman, vers le désert de
Syrte, où elle fit souche et consolida son assise. Ên sa retraite cairote, le cousin
Ahmed Kaddaf ad-Dam invoque des antécédents bien plus prestigieux encore.
« Notre famille, assène-t-il, descend du Prophète Mohammed lui-même. Ses
racines plongent jusqu’à La Mecque et à Kerbala [haut lieu du chiisme situé en
territoire irakien]. Un de nos aïeux fut d’ailleurs l’un des meneurs de l’incursion
musulmane dans le sud de la France, au vni e siècle de votre ère-. » Thèse pour le
moins audacieuse, voire fantaisiste, notamment aux yeux de T ex-opposant
monarchiste Mansour Seif an-Nasr, héritier d’une tribu liée aux Guedadfa.
« Voilà qui me laisse sceptique, avoue celui qui devint en 2011 le premier
ambassadeur de la “Libye nouvelle” à Paris. En fin de règne, il est d’usage pour
les dictateurs arabes de revendiquer une filiation avec le Prophète. Comme le fit
Saddam Hussein en Irak, Muammar Kadhafi a ainsi sollicité la caution des
Achrâf, les dépositaires de la généalogie sacrée, afin d’établir son statut de
chérif, ou descendant-. » Aujourd’hui retiré, ce francophone juge plus crédible
l’hypothèse d’une ascendance marocaine, détaillée dès 1971 dans la revue
Maghreb-, Selon cet article, la tribu arabo-berbère des Guedadfa, implantée aux
confins de la Tripolitaine et du Fezzan et alliée aux puissantes confréries tribales
des Warfalla et des Ouled Slimane, aurait pour figure tutélaire un marabout du
nom de Moussa Gueddaf el-Dem, originaire du Maroc. « Dans ma jeunesse, se
souvient Seif an-Nasr, quand on évoquait les Guedadfa, il était souvent question
de cet ancêtre nommé Moussa. Comme il leur manquait un chef naturel au
prestige incontestable, ils se sont placés sous la tutelle militaire et politique des
Ouled Slimane et, dans une moindre mesure, des Warfalla, afin d’obtenir
parrainage et protection. Peut-être faut-il voir là l’une des clés, chez Kadhafi, du
rejet de toute sujétion et du désir de revanche sociale. »
Dans la hutte familiale, on n’a que faire de tels arcanes anthropologiques.
C’est qu’il faut batailler chaque jour que Allah fait avec un quotidien tout en
rudesse et en dénuement. En lisière du désert, la nature est ingrate, les hivers
sont glacés, les étés brûlants et les vents tyranniques. Chaud et sec, le ghibli, qui
balaye aux beaux jours une steppe aride, piquée çà et là de touffes d’herbe,
d’épineux ou de palmiers, atténue à peine la morsure du soleil. Décor magnifié
par Guy Georgy, légende de la diplomatie française, ambassadeur à Tripoli de
1969 à 1975, dans une hagiographie au lyrisme suranné- : « Un ciel immense,
s’émerveille cet arabisant lettré, mangé de lumière, des lointains couleur de
mauve et de lavande, des nuits scintillantes d’étoiles, des vents capricieux,
torrides ou glacés, qui gémissaient une longue plainte parmi les buissons et les
rocailles et faisaient chanter les dunes comme des harpes éoliennes. » Bergers
semi-nomades pour la plupart, les hommes du clan se font tour à tour éleveurs,
paysans et ferrailleurs. Pour arrondir de maigres revenus, beaucoup collectent et
monnayent les douilles, les tôles et les carcasses que les guerriers venus
d’Europe ont semées dans leur sillage. Nul doute qu’un tel décor déteint sur la
psyché du garçon solitaire. Le chercheur Hervé Bleuchot lui attribue « l’unité de
pensée » d’un Muammar Kadhafi affranchi de « cette déchirure si caractéristique
des intellectuels arabes, cette présence obsédante de l’Autre, critique, hostile,
prestigieux, devant lequel ils donnent toujours l’impression de se justifier— ».
L’enfance du chef
Analphabète et sans le sou, le chef de famille Mohammed Ahmed Abou
Miniyar, parfois désigné sous le nom de Salam Miniar ou Abou Meniar, vit
quant à lui au rythme des transhumances saisonnières, veillant sur son maigre
troupeau de moutons et de cabris, dont quelques chamelles rehaussent parfois la
valeur. Pour le foyer, la naissance de Muammar s’apparente à une divine
surprise. C’est qu’alors âgé de près de 60 ans, le berger, père de trois filles
prénommées Salma, Zadma et Atiqa, désespère de voir jamais un héritier mâle
éclairer ses vieux jours. Lorsque son épouse Aïcha Ben Niran, issue d’une
modeste tribu de la région de Mizda (Tripolitaine), accouche, le chevrier éprouve
un intense soulagement. Soulagement teinté de crainte : le couple a déjà perdu
plusieurs garçons en bas âge. Trois, selon le cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam, tous
victimes à l’en croire de l’insalubrité et des maladies endémiques qui déciment
alors les parentèles les plus humbles. Parvenu aux commandes du pays,
Muammar aurait d’ailleurs baptisé « Saïdi » une unité de gardes
révolutionnaires, en l’honneur de l’un des trois aînés défunts. Sans doute doit-il
son propre prénom aux craintes qu’inspire alors ce triple coup du sort : choisi en
hommage à un marabout local dont son géniteur officiel avait sollicité
l’intercession auprès du Très-Haut, Muammar peut signifier « bâtisseur » ou
« promis à une longue vie ». Longue, elle le sera, mais pas autant que l’imaginait
le détenteur de ce talisman originel.
Au détour d’un recueil de nouvelles intitulé Escapade en enfer-, le benjamin
de la fratrie livre lui-même quelques indices biographiques : « Ma mère, écrit-il,
est morte, ainsi que ma sœur aînée, et l’on m’a dit que les moustiques ont tué
plusieurs de mes frères et sœurs. » Dans un texte à la tonalité hyperbolique
intitulé « La mort », inspiré selon lui par le chagrin que lui inflige le décès récent
du vieux paterfamilias, le Guide dépeint en ces termes les ravages de la
camarde : « Cet ennemi juré a tué mes frères en pleine vigueur, il a affamé ma
famille jusqu’à la contraindre à faire le voyage vers lui. 11 a leurré mes frères
pour les faire jouer avec lui dans les marécages, leur faisant boire le poison et les
tuant ! ! Quatre garçons et deux filles. Puis il a engagé des batailles terribles avec
mon père le brave. » Souvent privé de la présence de ce dernier, condamné à de
longs mois d’absence par la perpétuelle quête de pâturages, le badawi - fils de
Bédouin - grandit dans un univers féminin. « N’oublions jamais que Muammar
Kadhafi a été élevé par sa mère, ses sœurs et une tante, insiste Christian Graeff,
ambassadeur en Libye de 1982 à 1985. Même si son fils l’a ensuite promu au
rang de héros, le papa n’a jamais vraiment compté^. » Si douce fût-elle,
l’emprise de ce gynécée pèse sur la vision ambiguë, voire contradictoire, que le
futur Guide se forge de la femme : une quasi-égale certes, entravée par le joug
patriarcal, mais astreinte au strict respect de la primauté du mâle...
Les récits épiques, volontiers enjolivés, de la résistance à l’envahisseur
italien bercent l’enfance du gamin, il est question d’un grand-père tombé au
champ d’honneur du Fezzan, du trépas d’un grand-oncle prénommé Khamis,
abattu en 1915 tandis qu’il fonce à l’assaut de la mule à eau d’un détachement
ennemi, du père blessé par balle, de bombardements allemands et de batailles de
chars dans les sables. Dans un documentaire télévisé d’Éric Rouleau, tourné en
1984, on voit Kadhafi escorter le journaliste du Monde et futur diplomate
jusqu’au large fauteuil qu’occupe Mohammed, centenaire chenu au visage strié
de rides et aux yeux mi-clos sous son calot. Blouson gris, tignasse indomptée, le
Guide, assis sur l’accoudoir, caresse en fils prévenant et affectueux le front du
vieillard avant de retrousser son abaya, histoire de dévoiler à la caméra une
cicatrice sous l’épaule gauche, stigmate supposé d’un tir de l’occupant ; et de
vanter sa vaillance patriotique. Terrassé au printemps suivant par le fardeau de
l’âge - « c’est la première fois que je l’ai vu se rendre sans combat », écrit le
fils -, l’aïeul sera, comme l’avait été sa compagne Aïcha, disparue en 1978,
inhumé au cimetière des Martyrs d’al-Hani, à Tripoli. Là où, parfois, Muammar
conduira les chefs d’État étrangers de passage, le temps d’un dépôt de gerbe.
Dans la nouvelle précitée, il poursuit ainsi son réquisitoire contre l’ange de la
mort : « 11 est arrivé avec la campagne de [Antonio] Miani [officier du corps
expéditionnaire mussolinien] à al-Qardabiya [base militaire au sud de Syrte],
portant la tenue des soldats italiens et érythréens, tout cela pour tuer mon père.
Mon père qui s’est mis à lutter férocement avec lui, lui qui avait tué mes frères.
Mon père qui avait pris la décision de se venger de la mort. C’est pourquoi il a
tué un grand nombre des soldats du colonel Miani. » L’auteur décrit ensuite les
neuf impacts de balle relevés sur les vêtements et le corps du justicier paternel,
stigmates d’un fait d’armes survenu trois ans avant la bataille où fut touchée,
près d’une mine de sel, la fameuse épaule. Une autre épreuve offre à l’héritier
l’occasion d’exalter la pugnacité paternelle : par une nuit sans lune, le berger
aurait survécu aux deux morsures - l’une au talon, l’autre à la main - de
« serpents mouchetés » jaillis de buissons d’acacia. L’antidote salvateur : un
vomitif à base de thé rouge corsé et non sucré. Peut-être en octobre 2011, à
l’heure de la fugue fatale, le Guide déboussolé songera-t-il à ces épisodes, y
puisant l’espoir d’un dénouement miraculeux.
Héroïsation outrancière ? Probable. « Chez nous, nuance Mansour Seif an-
Nasr au risque d’écorner la légende, deux thèses ont toujours circulé. L’une
accorde à Mohammed Ahmed Abou Miniyar et à son frère, l’oncle de Kadhafi,
la dignité de résistants ; l’autre suggère qu’ils furent l’un et l’autre recrutés par
l’occupant. Pas exclu : à l’époque, il n’était pas rare de passer d’une rive à
l’autre-... » Une certitude : sur les deux berges, le décor sent la poudre. « Nous
étions sous le feu de la mitraille de la Deuxième Guerre mondiale, confiera
Kadhafi à l’universitaire languedocien Edmond Jouve, auteur en 2004 d’un
recueil d’entretiens d’une complaisance divertissante-. Des pays se battaient sur
notre terre. Nous ne savions pas pourquoi. Des avions survolaient notre pays.
Nous recevions des bombes ; des mines explosaient un peu partout. » Et lui, à
quoi occupait-il donc ses journées ? « Je gardais les troupeaux. Je semais. Je
cultivais la terre », précise-t-il au président de l’Académie des sciences d’outre¬
mer, par ailleurs caudataire impénitent du régime nord-coréen. De fait, comme
tous les gosses de la tribu, Muammar prend soin d’une poignée de caprins, sarcle
les quelques arpents plantés d’orge et de blé et s’acquitte des corvées
domestiques. Une vie rude et austère qui, soutiennent ses contemporains, lui
trempe le caractère. À en croire l’entourage d’alors, le fils unique sort d’emblée
du lot. On le dit serviable, tantôt enjoué, tantôt taciturne et contemplatif, attentif
au verbe des anciens, qu’ils narrent les riches heures de la tribu ou exaltent la
bravoure des bergers face aux séides du Duce Benito Mussolini. Écoutons le
témoignage de son père Mohammed, tel que recueilli en 1975 par la journaliste
italienne Mirella Bianco- : « Lui était si différent des autres. Bien sûr, il semait et
récoltait comme nous tous, surveillait les chèvres et les chameaux. Mais il était
si sérieux, si calme, d’humeur égale, toujours souriant. Guère joueur, se tenant à
l’écart de ses cousins et enclin à la méditation. »
« Géniteur officiel », est-il écrit plus haut. Un doute, même ténu,
subsisterait-il quant à l’hérédité du seul garçon d’Aïcha et Mohammed ? Une
ombre en tout cas. Certains des 310 habitants du village de Vezzani, en Haute-
Corse, croient ainsi dur comme fer que le véritable père du Guide libyen n’est
autre qu’un enfant du pays, né en 1915 et répondant au nom d’Albert Preziosi ;
un officier des Forces aériennes françaises libres et futur pilier de l’escadrille
Normandie-Niémen, abattu en juillet 1943 dans le ciel de l’URSS. Formulée de
la sorte, l’hypothèse ressemble à s’y méprendre à un canular, né dans l’esprit
fertile d’un bonimenteur. La piètre fiabilité de la source initiale - l’hebdomadaire
Minute - ne peut qu’alimenter le scepticisme. « Kadhafi est-il le fils d’un
capitaine corse ? », titre le brûlot d’extrême droite dans son édition du
3 novembre 1976. Dans l’article, fort peu étayé, il est question de la
« ressemblance frappante » entre l’aviateur et l’insaisissable colonel. Mais aussi,
pour l’anecdote, de la formation récente à Tripoli d’un « gouvernement
populaire » insulaire en exil. Si invraisemblable soit-il, le scénario mérite le
détour.
Contraint par une avarie mécanique d’abîmer son Hurricane dans les dunes,
Preziosi, légèrement blessé, aurait été recueilli par une tribu bédouine.
Convalescence féconde, puisqu’une brève idylle lie alors, paraît-il, le rescapé à
une jeune femme du cru, qu’il quitte enceinte de ses œuvres... Avant même
d’être relayée par Minute, la rumeur avait circulé dans un cercle restreint
d’initiés. Pour preuve, cette anecdote, rapportée notamment par l’écrivain
libanais Alexandre Najjar-. En janvier 1974, dans les coulisses d’une visite de
Kadhafi à Zinder (Niger), son hôte le président Hamani Diori aurait glissé cette
confidence à son chef du Bureau renseignement-sécurité, François Quilichini, un
ancien des Renseignements généraux d’Ajaccio : « Vous venez de serrer la main
d’un compatriote. » Romanesque en diable, l’intrigue achoppe sur de robustes
écueils, chronologiques, géographiques et culturels. Le « crash » de Preziosi date
semble-t-il du printemps ou de l’été 1942. Comment dès lors aurait-il pu
concevoir un enfant né, à en croire la chronique officielle, en juin de la même
année ? À moins, bien entendu, d’accorder quelque crédit à la version qui situe
la véritable naissance à Misrata dans les premiers mois de 1943... Le 16 février
2008, le site bakchich.info consacre au mystère une longue enquête. Dévoilant
notamment une correspondance en date du 15 mars 1999, à en-tête du Service
historique de l’Armée de l’air, sur l’hypothétique filiation corse. 11 s’agit de la
réponse que le général Silvestre de Sacy, patron dudit service, apporte à la
requête d’un colonel acquis au scénario d’une mise au monde en 1943 et
s’enquérant de la crédibilité du on-dit. Si tel fut le cas, objecte le général, la
conception remonterait au deuxième trimestre 1942, à l’époque où le groupe
Alsace du capitaine Preziosi stationnait à Fuka (Égypte), soit à plus de
600 bornes du désert de Syrte, et à un bon millier de kilomètres de l’oasis de
Sebha. « 11 est exclu que Preziosi ait été dans ces différents lieux », tranche Sacy,
avant d’invoquer le témoignage recueilli auprès d’un compagnon de chambrée
de l’« as » corse qui « permet de penser que ces rumeurs sont totalement dénuées
de tout fondement ». « Un cas d’école de propagande hostile, peste en écho le
cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam. Ce pilote s’est égaré dans l’Ouest libyen, là où
la famille du Guide n’a jamais séjourné-. »
Le site mentionné ci-dessus exhume en outre les souvenirs d’un camarade de
l’insulaire volant, Georges Masurel. Lui fait état d’un avion porté disparu à l’été
1942 ; du retour à la base, un mois plus tard, du pilote un temps donné pour
mort ; et des récits du miraculé, qu’il s’agisse de sa retraite chez les Bédouins ou
de sa liaison avec une fille... de la haute bourgeoisie. À en croire le même
Masurel, l’enfant né de cette brève union aurait d’ailleurs été envoyé à
l’étranger. Profil incompatible avec la trajectoire du petit Muammar, dont aucun
familier ne mentionne la moindre escapade hors de Libye. Pas de quoi pour
autant anéantir la légende. L’auteure du récit, Anne Giudicelli, cite ainsi dans la
même enquête Jean-Pierre Pagni, maire de Vezzani, village natal de l’illustre
aviateur. « La commune, indique l’édile, est disposée à offrir à Muammar
Kadhafi un terrain, où il pourrait planter sa tente ou bâtir une maison. » D’autres
élus locaux attribuent pour leur part à cette improbable parenté l’empathie active
que le tombeur du roi Idris I er affiche envers les indépendantistes du Front de
libération nationale corse (FLNC). Ils ignoraient alors que les Mirage et les
Rafale de l’opération Harmattan , déclenchée le 19 mars 2011 contre le timonier
de la Jamahiriya, décolleraient de la base aérienne 126 de Solenzara, en Corse du
Sud. Le nom de ladite base ? « Capitaine Preziosi »...
S’il admet des incertitudes, voire des incohérences quant aux dates et aux
lieux, et s’il se veut discret par égard pour la famille du glorieux fils de l’île de
Beauté, Yves Donjon, administrateur du mémorial Normandie-Niémen, se dit
néanmoins « presque convaincu » de la véracité de cette paternité. « J’ai eu
accès, avance-t-il, à des éléments probants, laissés par un autre pilote qui a
connu les Kadhafi. Même si je crois plutôt au scénario de la fille de l’élite locale
qu’à celui de la pauvre paysanne-. » Et de suggérer cette variante inédite : le
nouveau-né aurait pu être adopté à sa naissance. « Seule une analyse ADN,
conclut-il, permettrait de lever l’hypothèque. Mais la famille Preziosi s’y est
toujours opposée. » En son refuge niché au pied de la montagne Sainte-Victoire,
non loin d’Aix-en-Provence, le diplomate retraité Christian Graeff confesse une
intuition analogue. « Je suis certain, assène-t-il, que le Guide est né d’un père
venu d’ailleurs. Je ne crois pas que le vieil homme présenté à tous - le centenaire
Abou Miniyar - fut son père biologique. Qui est Muammar Kadhafi ? Sans doute
le fils d’un Italien ou d’un Corse, voire d’un marchand juif. Sa mère avait fauté,
c’est sûr-. » Admettons un instant avec lui qu’Aicha ait pu, dans un moment
d’égarement, commettre l’adultère. Avec qui ? Mansour Seif an-Nasr, l’ancien
ambassadeur à Paris, écarte l’amant corse. « Au sein de l’élite urbaine, pourquoi
pas ?, suggère-t-il. Mais dans un campement bédouin, c’est culturellement
inconcevable—. » Lui hasarde une présomption bien moins exotique, inspirée par
les confidences recueillies en 2014 auprès d’un ponte de la médecine légale
libyenne. « Cet expert, révèle-t-il, a effectué des prélèvements sur la dépouille de
Kadhafi, avant de les confronter aux patrimoines génétiques de son père et de sa
mère. Il en a conclu que l’authentique géniteur était son oncle Himed, frère de
Mohammed. Son verdict n’a rien d’incongru : à l’époque, ce genre d’incartade
au sein d’une même tribu était assez fréquent. » Las ! Le légiste, tétanisé par la
crainte de représailles, refuse de témoigner, fût-ce sous le sceau de l’anonymat.
En décembre 2016, précise an-Nasr, il attendait toujours le feu vert du procureur
général de Tripoli pour affiner ses investigations.
Avec la liberté du romancier, l’écrivain algérien Yasmina Khadra ébréche lui
aussi le tabou adultérin dans un essai fiévreux, truffé de notations exactes, ou à
tout le moins crédibles—. Au détour d’un soliloque fictif et halluciné, Kadhafi y
dévoile au seuil de la mort ses tourments de « bâtard ». 11 est vrai que l’auteur de
Ce que le jour doit à la nuit l’imagine aussi orphelin d’un père tué dans un duel
déclenché afin de laver l’honneur bafoué du clan ou banni de la tribu, voire
écrasé par un char de Rommel...
Nul ne s’étonnera qu’Ahmed Kaddaf ad-Dam, ex-émissaire personnel du
Guide, balaye d’un revers de la main ces tortueuses conjectures généalogiques.
D’autant que les traits de son propre visage rappellent immanquablement, en
moins ravagés, ceux du disparu. « Foutaises !, s’insurge-t-il. Non-sens total !
Atiqa, la sœur de Muammar, était d’ailleurs son sosie féminin—, » Allusion à
l’une des trois aînées, décédée en septembre 2016 et enterrée alors à Fayoum, au
sud-ouest du Caire. Le parent, lui-même établi sur les bords du Nil, récuse avec
un égal mépris les « ragots » relatifs aux éventuelles racines juives de l’illustre
cousin. « Une légende, insiste-t-il, diffusée dès les années 1980 par des exilés
libyens inféodés aux États-Unis, désireux de le discréditer auprès de ses
compatriotes, des Arabes et des musulmans du monde entier. » Serait-ce donc si
simple ? « Non, objecte Mansour Seif an-Nasr. Au temps de la monarchie,
sunnites et juifs vivaient ensemble. J’estime à 50 % le taux de probabilité de la
judéité de Kadhafi—, » Vieille histoire, là encore. « Est-il Juif ? », titre ainsi le
11 janvier 1986 le quotidien français Le Matin , se faisant l’écho du « scoop »
d’un hebdomadaire ultra-orthodoxe de Jérusalem, Erev Chabbat. La grand-mère
de Kadhafi, de confession hébraïque selon cette publication, aurait été kidnappée
par un cheikh fortuné ; à moins qu’elle n’ait fui pour ce dernier un époux
coléreux. Qu’à cela ne tienne : son nouveau compagnon l’emmène dans une
oasis proche de la frontière tunisienne. De cette union naissent plusieurs enfants,
dont la future maman de Muammar. Lequel serait donc lui-même juif, en vertu
de la loi rabbinique... En 2011, à l’heure où vacille la Jamahiriya, la chaîne de
télévision israélienne Channel 2 diffuse les interviews de deux Israéliennes
d’origine libyenne, dont la plus âgée se prétend cousine au deuxième degré du
paria. Sa petite-fille, nommée Rachel Saada, dégaine pour sa part un récit certes
moins chevaleresque que celui de l’enlèvement au sérail, mais qui aboutit à la
même conclusion : Kadhafi appartient bien au peuple élu. En septembre de la
même année, quand sonne le glas de la débâcle, voici qu’une famille de Netanya,
cité balnéaire au nord de Tel-Aviv, apparentée à l’en croire au Guide en
perdition, lui suggère de faire son alyah - en clair d’émigrer vers l’État hébreu -
et de demander la citoyenneté israélienne.
En 2013, le journaliste libanais Ghassan Charbel, aujourd’hui directeur du
quotidien saoudien Asharq al-Awsat, rassemble dans un ouvrage en arabe les
confessions de cinq compagnons de route du défunt colonel -. Parmi eux, Nouri
al-Mismari, à qui échoit à deux reprises - de 1982 à 1990, puis de 1997 à 2010 -
la tâche ô combien ingrate de régir le protocole du Guide. « Lors d’une partie de
chasse en Roumanie, confie à Charbel l’ex-chambellan empressé au teint pâle et
à la chevelure blond-blanc, il [Muammar Kadhafi] a fait tuer un des officiers
libres, Saleh al-Farouah, car celui-ci détenait des preuves que sa mère était
juive. » De même, deux diplomates en poste à Rome, dont un ambassadeur du
nom d’Ammar Daou, désireux d’alerter le colonel de l’apparition en Italie de
documents relatifs à son hypothétique ascendance hébraïque, auraient été
liquidés à la même époque. Une certitude : quiconque s’astreint à lire ou relire
l’épaisse collection des discours, écrits et entretiens du colonel ne peut que
relever la bienveillance paradoxale que celui-ci manifeste envers le peuple de
Sion. S’il voue aux gémonies l’État d’Israël, Kadhafi exalte volontiers la
destinée tragique d’une communauté persécutée partout et de tout temps,
maintes fois protégée à l’en croire par les Arabes. « Vers 1948 ou 1949 - j’étais
un petit garçon mais je m’en souviens -, insiste-t-il en septembre 2009 dans le
magazine américain Time, les Juifs étaient ici en Libye. Il n’y avait ni animosité
ni haine entre nous. Ils étaient commerçants itinérants, très respectés. Ils
faisaient leurs propres prières. Ils parlaient arabe, portaient des vêtements
libyens. » « Je ne suis pas contre les Juifs, assurait-il un quart de siècle
auparavant à Éric Rouleau. Je suis avec les innocents et les persécutés. Les Juifs
sont victimes du sionisme. Je ne hais pas les Américains. Eux aussi sont victimes
du sionisme, tout comme les Arabes. Le sionisme utilise le judaïsme comme
instrument de combat. » S’il demeure réfractaire à la névrose négationniste,
Kadhafi déclinera en innombrables variantes la thèse résumée ainsi en 1986 dans
un quotidien libanais : « Nous sommes pour la disparition de l’État d’Israël.
Nous ne sommes pas contre les Juifs, mais ne pouvons pas payer le prix des
crimes d’Hitler et de la persécution dont ils furent victimes. » « Pourquoi les
Juifs sont-ils venus d’Europe en Palestine ?, insiste-t-il à la même époque dans
l’hebdomadaire américain US News and World Report. Parce que vous les
persécutez en Europe. Nous ne devrions pas payer le prix de leur
persécution—. »
Il n’empêche : la mansuétude revendiquée vis-à-vis des adeptes des religions
du Livre résistera mal à l’épreuve du temps et des faits. Pour preuve, le sort des
Libyens de confession hébraïque, expropriés eux aussi et expulsés par centaines
à l’heure de la révolution de 1969. Par ailleurs, Muammar Kadhafi n’envisage-t-
il pas, en avril 1973, de couler le paquebot Queen Elizabeth 2, affrété pour le
compte de banquiers et hommes d’affaires juifs désireux de commémorer à Tel-
Aviv la création de l’État d’Israël ? Quant aux chrétiens, ils n’échappent ni à la
confiscation de leurs églises, ni au bannissement de leurs pasteurs, anglicans en
tête. À Tripoli, la cathédrale du Sacré-Cœur-de-Jésus se mue en mosquée
Gamal-Abdel-Nasser ; et si son clocher survit, comme le crucifix qui le coiffe, à
cette « conversion », le voici orné de l’effigie de l’officier putschiste. Travaillé
par une forme d’universalisme syncrétique, le pieux Muammar ménage pourtant
la communauté chrétienne. Pour la fête de Noël millésime 1970, il offre ainsi
aux plus choyés de ses membres des caisses de vin italien entreposées dans les
caves de Misrata, et ordonne aux navires à l’ancre en rade de Tripoli d’actionner
leur sirène à minuit pile.
A l’école de la subversion
Gamin, Muammar ne caresse semble-t-il d’autre rêve que de devenir un
grand berger. « J’ai vécu dans un milieu bédouin dans le plein sens du mot,
parmi les nomades et sous la tente, racontera-t-il sur un mode un rien
nostalgique. On vivait de l’agriculture primitive, on labourait par traction
animale, on moissonnait à la main, on amenait au pâturage les chameaux, les
chèvres, on montait à cheval, on chassait-. » Le garçon apprend à marquer le
bétail de la tribu, suit les fauconniers qui chassent outardes et flamants roses, se
gave les jours de chance de pâte de datte confite dans la graisse de chameau et
jette des pierres au fond des puits pour s’attirer les bonnes grâces de la
providence. Mais sa vivacité d’esprit et sa soif d’apprendre incitent son père à le
confier, en l’absence d’école au sein du campement, à un faqi, professeur de
religion itinérant. C’est à ce cheikh qu’il revient de lui enseigner le Coran. Dans
le roman déjà cité, Yasmina Khadra met en scène parmi les élèves déguenillés
d’une madrassa - école coranique - de fortune un garçon de 7 ans, le buste
penché sur sa planchette de bois, soumis comme ses congénères aux diktats d’un
précepteur atrabilaire. « Comme il comprenait vite !, s’extasie Abou Miniyar
auprès de Mirella Bianco. 11 ne quittait pas son maître d’une semelle-. »
Impressionné par ses progrès rapides, un oncle venu de Sebha, fonctionnaire
subalterne dans la police, recommande à la famille d’envoyer le prometteur
puîné dans un établissement primaire de Syrte, tenu par la confrérie musulmane
senoussi. Initiative vivement encouragée par un aïeul du clan. « Nous étions tous
analphabètes, explique Abou Miniyar à la même Mirella Bianco. Il fallait qu’il
étudie, lui, mon fils unique. Il en avait tellement envie. Mais ce fut un véritable
sacrifice. Nous étions si pauvres... » À en croire d’autres confidences, le père
aurait même vendu plusieurs chameaux pour financer la scolarité. Muammar a
alors 9 ou 10 ans. Une fois par semaine, il parcourt à pied, voire à dos d’âne si la
chance lui sourit, les 30 kilomètres qui séparent le hameau natal de Syrte. Sur
place, le garçon dort dans la mosquée ou sous une véranda et se nourrit
chichement, notamment de dattes séchées. Retour à Wadi Jarif, qui « sera
toujours », à ses yeux, « le plus beau pays du monde », le week-end, soit jeudi et
vendredi. Et plus souvent encore lorsque vient le temps des moissons, quitte à
« zapper » quelques cours. Là encore, Muammar ne tarde pas à se distinguer. « 11
avait en lui quelque chose de bizarre, une sorte d’autorité innée qui en faisait
tout naturellement un chef- », insiste un camarade de classe. Le badawi brûle les
étapes, avalant en quatre ans les six années du cycle primaire. Reste que sous
l’envol méritocratique affleure l’épreuve sociale : le fils de berger et ses
condisciples aiguillonnent le dédain des rejetons de la bourgeoisie côtière,
prompts à railler les « ploucs » bédouins, la rusticité de leurs vêtements et la
rugosité de leur accent. De quoi aiguiser un peu plus la conscience de classe de
celui qui, adulte, prétendra théoriser une forme inédite de socialisme islamique.
Dans l’immédiat, Muammar oppose à la morgue des nantis une fierté
inébranlable et son ardeur à la tâche. Tous ses condisciples le dépeignent sous les
traits du bosseur obstiné, préférant l’étude au jeu, avide de dévorer livres et
journaux. Tropisme intact à l’époque des années lycée. Son professeur
d’histoire-géographie, cité par le diplomate dissident Mohammed al-Megaryef
dans un récit paru en arabe en 2008, se souvient d’un adolescent enclin à s’isoler
dans la cour quand sonne l’heure de la récréation, « un peu comme sur son îlot ».
Au mitan de la décennie 1950, la famille quitte le campement et met le cap
au sud. Direction Sebha, où l’on s’installe chez l’oncle Omar. « 11 a vécu chez
nous avec ses parents et ses sœurs, raconte le cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam, et
fréquenté le collège local. À son arrivée, il connaissait déjà le Coran dans son
intégralité. À l’école, on l’a propulsé dans la deuxième classe dès le premier
jour, et dans la troisième à la fin de la semaine. Ce qui a d’ailleurs incité mon
père à organiser une fête en son honneur à la maison. En clair, ce garçon était
anormalement intelligent. Chez lui, au village, il n’avait ni électricité, ni
téléphone, ni radio. Nous, nous avions un gros poste à galène. On écoutait donc
ensemble l’antenne arabophone de la BBC et La Voix des Arabes-. » Allusion à
la station égyptienne qui propage alors les harangues incandescentes de Gamal
Abdel Nasser, icône montante du nationalisme panarabe, parvenu aux
commandes du grand voisin de l’est en 1954. Lycéen, le jeune Kadhafi reste un
fervent auditeur des ondes cairotes. Dans le documentaire d’Éric Rouleau
mentionné plus haut, un des compagnons de l’internat de Sebha décrit, gestes à
l’appui, l’effet que produit sur lui le verbe de Nasser : dès que retentit sa voix,
Muammar monte le volume et brandit le récepteur, élevé à bout de bras, afin
d’abreuver toute la chambrée des exhortations de l’éclaireur égyptien.
Exhortations que lui-même apprend par cœur et déclame devant ses camarades
de classe, juché au besoin sur un tabouret. Et ce, sous le regard parfois complice
d’enseignants venus eux-mêmes du royaume des pharaons, du Soudan ou de
Palestine. Bien sûr, l’apprenti rebelle fait son miel des journaux, tracts et
ouvrages qui, prohibés par la monarchie, circulent au lycée sous le barracan,
cette cape de laine brute prisée des Bédouins. Ses bréviaires ? La Philosophie de
la Révolution , œuvre du raïs vénéré, et Révolte sur le Nil, d’un certain Anouar
al-Sadate, son futur successeur. « Nul doute que son éveil idéologique fut
précoce, soutient Kaddaf ad-Dam. Quand nous étions ados, il se ruait sur les
essais historiques et politiques, et m’a d’ailleurs prêté trois bouquins, consacrés
respectivement aux révolutions française, russe et égyptienne. Cadeau assorti de
cette injonction : “Reviens me voir quand tu les auras tous lus.” » Un autre
héros, disparu celui-là, décuple l’ardeur de Kadhafi et des siens : Omar al-
Mokhtar, figure légendaire de la résistance au colonialisme italien. En juin 2009,
lorsque le Guide débarque pour la première fois à Rome, il porte en sautoir la
photo de l’arrestation, le 12 septembre 1931, du martyr révéré, djellaba claire et
mains enchaînées, pendu quatre jours plus tard, au lendemain d’un procès
expéditif. D’emblée, Muammar Kadhafi juge de son devoir de « venger »
l’infamie passée. Dès juillet 1970, dix mois après son accession au pouvoir, il
ordonne ainsi la saisie des terres et des biens des colons transalpins, auxquels il
reproche leur mépris des autochtones et leur propension à vivre en vase clos.
Corollaire de ces expropriations, l’expulsion de 15 000 à 20 000 enfants de la
Botte.
La sujétion d’une Libye partagée en zones d’influence dès 1942 - aux
Britanniques la Tripolitaine et la Cyrénaïque, aux Lrançais le Lezzan - exacerbe
le patriotisme des jeunes disciples de Nasser. Pour Guy Georgy, que plongent
dans l’extase « la force morale, le caractère aimable et ferme, l’élégance,
l’autorité naturelle, la rigueur religieuse et la serviabilité » de Muammar
Kadhafi, ce dernier « prend alors conscience de l’aliénation de son pays et de
l’injustice de l’histoire- ». En donnant corps à l’idéal nassérien, si embryonnaire
soit-il alors, la proclamation le 1 er février 1958 de la République arabe unie, ou
RAU, née de l’union entre l’Égypte et la Syrie, fait vibrer la nouvelle vague. De
Tunis à Bagdad, toute une génération se prend à rêver de l’émergence d’une
nation commune, assez puissante pour torpiller les desseins impérialistes de
l’Occident et saper l’arrogance d’Israël.
Voici venu le temps, non loin de la citadelle de Sebha, des discrets
conciliabules sous un palmier, à la lueur d’un fanal bricolé. Agitateur-né,
Muammar, qui se sent investi d’une mission sacrée, sermonne ses compagnons
et, déjà, jette les bases d’un réseau clandestin. Puis, au risque de s’exposer, sort
du bois, orchestrant des manifestations devant le consulat de Lrance local. C’est
que les griefs envers la patrie de Robespierre et de Napoléon Bonaparte - deux
de ses idoles -, tutrice du Lezzan et dotée à ce titre d’une base militaire non loin
de l’aéroport local, ne manquent pas. À commencer par l’asservissement
colonial de l’Algérie et les essais nucléaires conduits au Sahara. Autre fait
d’armes du meneur, la grève des cours qu’il anime chaque 2 décembre, jour
anniversaire de la fameuse déclaration Balfour de 1917, fondement de
l’établissement d’un « foyer juif » en Palestine. L’assassinat en janvier 1961 du
Congolais Patrice Lumumba, incarnation pour Bruxelles et Washington de la
subversion communiste en terre d’Afrique, enrichit le martyrologe des insoumis
de Sebha. Au point que leur figure de proue organise dans l’enceinte même du
lycée des funérailles symboliques, avec oraison funèbre et transport jusqu’au
milieu de la cour d’un cercueil ceint d’une banderole ainsi libellée : « Lumumba,
martyr de l’Afrique, mort pour la liberté, contre l’impérialisme et le racisme. »
Considéré à juste titre comme le cerveau de la fronde, l’inflexible Bédouin est
arrêté à deux reprises. « C’est dans une cellule bondée, précise Ahmed Kaddaf
ad-Dam, qu’il fait alors la connaissance d’Abdessalam Jalloud, son futur second.
Tous deux y scandaient des slogans hostiles à la monarchie-. »
L’union est un combat... souvent perdu. À l’automne 1961, le retrait de
Damas de l’union forgée trois ans plus tôt avec l’Égypte plonge le « fan-club »
de Nasser dans un mélange de colère et d’amertume. Autant dire qu’une
décennie plus tard, la figure de proue du Conseil de commandement de la
révolution (CCR), l’organe exécutif surgi sur les cendres de la monarchie,
goûtera à sa juste valeur la revanche que lui offre alors la signature - le 17 avril
1971 - du document fondateur de la Fédération tripartite syro-égypto-libyenne...
Pour l’heure, l’avant-garde militante de Sebha surmonte son dépit en brandissant
des portraits du raïs et en collectant des dons appelés à financer l’envoi au Caire
de télégrammes de soutien. Mais voilà : le 5 octobre, un défilé censé dénoncer le
divorce syro-égyptien dégénère et vire à l’émeute. Insurrection teintée de
puritanisme religieux : le noyau dur des activistes réduit en miettes les baies
vitrées d’un hôtel coupable de servir de l’alcool. C’en est trop pour les notables
du cru. Imputant non sans raison à l’insolent boutefeu bédouin les saccages
perpétrés, ils préconisent son exclusion de tous les établissements scolaires du
royaume. Et seule l’intercession d’un membre influent de la famille Seif an-
Nasr, chaperon de l’interne rebelle, permet de circonscrire à la seule province du
Fezzan Faire du châtiment. Voilà pourquoi Muammar doit se résoudre à
s’installer à Misrata, cité côtière de la Tripolitaine, histoire d’y poursuivre son
cursus chaotique. Là, il parvient à s’inscrire, sous la tutelle d’un magistrat local
lié à son clan, en deuxième année de lycée. « J’ai commencé à préparer la
révolution dès la classe de seconde, précise-t-il à Edmond Jouve dans l’ouvrage
mentionné précédemment. C’est là que je me suis mis à constituer des cellules
clandestines parmi les élèves-. » Sans doute le romancier Yasmina Khadra n’a-t-
il pas tort de prêter à « son » Kadhafi imaginaire cette fanfaronnade : « A l’école
de Sebha, puis à celle de Misrata, mes camarades buvaient mes paroles jusqu’à
l’ébriété-. »
Fini le temps des murmures. Quitte à passer pour des matamores, les jeunes
nassériens affichent leur ambition : détrôner le roi Idris I er , ravalé au rang de
marionnette de l’Occident colonial. Comment s’en étonner ? Ils exècrent
l’indolent souverain, ce félon qui eut le front, lors du brusque accès de fièvre
déclenché en octobre 1956 par la nationalisation du canal de Suez, d’autoriser
les chasseurs-bombardiers britanniques à décoller de leurs bases en territoire
libyen, endossant ainsi l’infamante livrée du supplétif de l’alliance secrète
scellée contre le raïs par Israël, la France et le Royaume-Uni. Chez le barbier,
l’audacieux Muammar ne craint pas d’asséner, l’index pointé sur le portrait du
monarque, cette sentence prémonitoire : « Plus tard, nous prendrons sa place-. »
Il se permet aussi, paraît-il, de défier l’inspecteur britannique de son « bahut »
misrati, un certain Johnson, coupable de lui faire grief d’avoir soufflé une
réponse à un voisin de pupitre. « Vous n’êtes rien de plus qu’un agent de
l’impérialisme ! », lui aurait-il lancé. Dans un vieux documentaire de
propagande en noir et blanc, cocktail aussi naïf qu’édifiant d’images d’archives
et de scènes de fiction, on voit le réfractaire refuser de se lever quand le fameux
Johnson pénètre dans sa classe, puis lui agite sous le nez un porte-clés à l’effigie
de Gamal Abdel Nasser, tombeur, dès juillet 1952, du roi Farouk, monarque
corrompu et inféodé à la Couronne britannique. Message reçu, Sir ? L’Anglais le
somme alors de sortir. « C’est vous qui devriez partir pour de bon, riposte la
forte tête. Pas seulement de cette salle, mais de notre pays. » Intitulé 4 000jours,
ce pensum filmé relate pieusement, deux heures durant, la longue marche vers le
pouvoir de F enfant de Wadi Jarif. Tout y est, agencé en tableaux grandiloquents :
l’austère quotidien du désert, l’école, les palabres sous les palmiers, les manifs,
les interrogatoires, le cachot, le tribunal, l’exil intérieur à Misrata. Dire que
l’ancienne Tubartis, fondée par les Romains au III e siècle de notre ère, deviendra
en 2011 le bastion emblématique de la résistance à la contre-offensive des forces
kadhafistes ; et que c’est dans une chambre froide de son marché de gros
qu’échoueront, à l’heure de l’hallali, les cadavres livides du Guide et de son fils
Moatassem...
Si l’on en croit les détails distillés au fil de ses interviews et les récits de ses
biographes les plus obligeants, Kadhafi le stratège de la subversion n’a pas
étouffé Muammar l’élève surdoué, si avide de s’instruire. Et qui décroche en
1963 l’équivalent d’un baccalauréat philo-lettres. Mieux, le Bédouin révolté
fréquente assidûment la bibliothèque du lycée, où il découvre les penseurs du
socialisme utopique à la française, mais aussi les thèses d’un Karl Marx trop
athée pour être honnête à ses yeux, ou les écrits de Mao Zedong et de Fidel
Castro. « Mais seulement, précise-t-il à Mirella Bianco, pour y trouver des
informations sur les moyens de prendre le pouvoir 1 -. » L’agitateur précoce lit
encore le théoricien militaire prussien Cari von Clausewitz, le « chancelier de
fer » Otto von Bismarck, les nationalistes italiens, l’Anglais Charles Dickens et,
bien sûr, l’historien, philosophe et diplomate arabe du xiv e siècle Ibn Khaldun,
incarnation de l’érudition. Dans son panthéon cosmopolite, l’Américain
Abraham Lincoln, pionnier de l’abolition de l’esclavage, côtoie le Chinois Sun
Yat-sen, l’un des tombeurs de la dynastie Qing. Parmi ses auteurs favoris figure
également Montesquieu, prophète du libéralisme éclairé et de la nécessaire
séparation des pouvoirs... En 2012, son ex-interprète francophone Moftah
Missouri, lui-même épris de poésie ronsardienne et titulaire d’un doctorat en
histoire de la Sorbonne, raconte à Pierre Prier, alors journaliste au Figaro, avoir
sauvé au printemps 2011, dans le bureau du Guide dévasté par les raids de
l’Otan, une édition ancienne de L’Esprit des lois, offerte en cadeau par le
président Jacques Chirac lors de sa visite officielle à Tripoli, le 24 novembre
2004—. Pour l’anecdote, ce traducteur s’ingéniait parfois à pimenter la prose
jamahiriyenne d’une référence littéraire. C’est ainsi que le communiqué
proclamant le lancement solennel de l’Union africaine (UA), le 9 septembre
1999—, s’ouvre en version française sur cet hommage subliminal à Julien
Gracq : « Nous sommes réunis aujourd’hui sur les rivages des Syrtes... » Au
détour de sa confession au Figaro, Missouri décrit un Guide « féru d’histoire
militaire », admirateur de Louis XIV et d’Erwin Rommel. Inclination logique
s’agissant du Roi-Soleil : l’État, c’est moi, le non-État aussi, et l’État des masses
- la Jamahiriya, modèle doctrinal imposé en 1977 - tout autant. Engouement
plus friable quant au Renard du désert. Lors d’un stage en Angleterre dont il sera
question sous peu, le fringant cadet aurait rédigé un mémoire visant à démontrer
que celui-ci ne fut au fond qu’un médiocre stratège de l’arme blindée. Mémoire
que sa hiérarchie galonnée aurait désavoué et dont nous n’avons hélas pu
dénicher nulle trace. « De retour au pays, avance l’ancien diplomate Mansour
Seif an-Nasr, il en a soumis le manuscrit à un éditeur, imprimeur et libraire qui,
le jugeant trop léger, a lui aussi refusé de le publier—. » Ce lecteur supposé
insatiable aurait-il un ouvrage de chevet ? « Aucun livre, en dehors du Coran
bien entendu, n’a eu une influence déterminante sur ma manière de penser— »,
répond-il dans un entretien avec Éric Rouleau. Avant de préciser qu’il juge Le
Contrat social, œuvre maîtresse de Jean-Jacques Rousseau, « d’une grande
actualité en Libye ». Parrainage de nouveau revendiqué en juillet 1973, lors
d’une interview accordée à la chaîne de service public Antenne 2 : « Je réalise,
soutient-il, la démocratie directe dont parlent les philosophes, notamment
Rousseau. »
Il était une fois sa révolution
Convaincu du rôle moteur qui échoit à l’armée dans l’implacable combat
contre la servitude néocoloniale, Muammar Kadhafi rallie dès 1963 l’académie
militaire de Benghazi. Sebha, Misrata, Benghazi : en jetant l’ancre dans la
capitale de la Cyrénaïque, futur berceau de l’insurrection civique de 2011, il
boucle ainsi la boucle d’un apprentissage amorcé au Fezzan, puis enrichi en
Tripolitaine. Choix tactique, moins dicté par la fascination pour l’uniforme que
par l’impératif d’efficacité. « Ce n’était pas pour devenir des soldats de métier,
précise-t-il à Edmond Jouve, mais pour infiltrer cette institution et préparer la
révolution-. » « Mon cousin adopte alors une approche très méthodique, insiste
Ahmed Kaddaf ad-Dam. Pour lui, il s’agit d’être prêt pour le jour J. Ceux qui le
peuvent noyautent l’institution militaire. Les autres investissent la sphère civile,
la rue, l’université. Tel fut mon cas, dès la dernière année du lycée-. » Dans son
sillage, le stratège en herbe parvient à entraîner quelques camarades, dont le
comparse Jalloud, déjà cité, ainsi que Abdel Moneim al-Houni, autre figure en
devenir du Conseil de commandement de la révolution. Le cadet fut-il aussi,
comme le prétendent certains poètes de cour, un « brillant universitaire » ?
N’exagérons rien. 11 aurait il est vrai entrepris à cette époque une licence
d’histoire. Durant son parcours d’élève officier, avancent les uns. Via des cours
du soir après sa sortie, en 1965, de l’académie objectent les autres. Entrepris,
mais pas achevé. Épouse d’un ancien ambassadeur de France, la sociologue
d’origine néerlandaise Maria Graeff-Wassink se souvient de l’aveu que lui fît un
ex-professeur de l’indomptable Muammar : absent lors des épreuves de fin
d’année, celui-ci n’a jamais obtenu le moindre diplôme. Version confirmée bien
des années après les faits par l’intéressé lorsque, devant un auditoire d’étudiants,
il explique avoir suivi trois années d’études supérieures et raté ses examens tant
l’élaboration de la révolution l’absorbait. Terrasser le vieux monde, une tâche à
plein-temps...
De fait, rien ni personne ne peut distraire de son cap le disciple de Nasser. 11
fonde un noyau d’une soixantaine d’« officiers unionistes libres », recrutés parmi
ses congénères, noyau doté d’un Comité central, embryon du futur CCR. Issus
pour la plupart de familles modestes, passés comme lui par l’arme des
transmissions, les conjurés se réunissent sur la plage de Tolmeita, l’antique
Ptolémaïs grecque, à 110 kilomètres à l’est de Benghazi. Gourou impérieux,
Muammar Kadhafi impose à ses compagnons une discipline de secte religieuse.
La révolution comme une ascèse, qui ne saurait s’accommoder des futilités d’ici-
bas. Ni alcool, ni tabac. Cession de tout ou partie de la solde au profit de la
cause. Boîtes de nuit et jeux d’argent strictement proscrits. Hors de question bien
entendu de courir les filles. Les plus zélés font même semble-t-il vœu de
chasteté. Le leader, lui, fait serment de s’astreindre au célibat tant que Idris
n’aura pas chu de son trône ; serment dont, le moment venu, il priera l’Ëgyptien
Nasser de le relever. De ces éclaireurs, triés sur le volet, le meneur charismatique
exige obéissance aveugle et secret absolu. Le colonel Ted Lough, un de ses
instructeurs anglais, juge « fondamentalement cruel » ce fier-à-bras qui, par
principe, rechigne à apprendre la langue de Shakespeare-. Au dire de ce
formateur, il aurait d’ailleurs été incriminé dans l’assassinat sur un champ de tir
d’un cadet accusé de déviance sexuelle, achevé pieds et poings liés sous les rires
d’officiers libyens. Kadhafi, insiste Lough, collectionne en outre les punitions
pour insolence et refus d’obtempérer. Ce qui lui vaut de temps à autre de ramper
sous le cagnard, lesté d’un sac à dos bourré de sable.
Quand s’achève le cycle de formation, la promotion se disperse comme il se
doit au gré des affectations. Mais Muammar, qui atterrit quant à lui au sein de
l’unité de transmissions d’un régiment de Garyounès, près de Benghazi, veille à
cultiver les liens patiemment noués et à entretenir la flamme. On se retrouve
donc à la faveur des permissions et des vacances, de préférence dans des retraites
excentrées, quitte à dormir à la belle étoile, au creux d’un rocher ou sous une
tente bédouine. En 1984, lorsque Éric Rouleau vient tourner son « docu », le
Guide tient d’ailleurs à emmener l’équipe jusqu’à l’un de ces sites, une plage
d’ordinaire déserte, nichée à une centaine de kilomètres de Syrte. Les choses
sérieuses commencent : il s’agit désormais de constituer des stocks de munitions,
enfouis sous la terre ou planqués dans des grottes. La cécité de ses supérieurs
libyens et de ses instructeurs étrangers le sert : dans leur esprit, Muammar ne
serait qu’un illuminé, un conspirateur phraseur et inoffensif. Erreur fatale : en
cinq ans, de caserne en campus, il tisse sa toile civilo-militaire. « Certains parmi
nous, admettra-t-il en janvier 2000, ne savaient ni lire ni écrire. De simples sous-
offs analphabètes, voilà ce que nous étions. »
Un intermède brumeux vient freiner, sans pour autant les compromettre, les
préparatifs du grand soir. Au printemps 1966, le « transmetteur » Kadhafi
s’envole pour l’Angleterre, où l’attend un stage de près de cinq mois. Non pas,
comme le veut la légende, dans l’enceinte de l’illustre académie de Sandhurst,
mais plus modestement au centre de formation de Beaconsfield puis à la Royal
School of Signais de Blandford. De cette excursion au royaume de
l’impérialisme colonial, il gardera un souvenir contrasté. Un peu perdu, le
patriote intransigeant trouve les Anglais froids et distants, sinon condescendants.
11 déteste la grisaille et les frimas londoniens mais se plaît à sillonner la verte
campagne du Buckinghamshire, entre Beaconsfield et le village voisin de High
Wycombe. « 11 est impossible de réfléchir dans ces pays où l’on a toujours des
nuages ou des frondaisons d’arbres au-dessus de la tête- », confiera-t-il à Guy
Georgy. Pas question pour autant de baisser les yeux ni de courber l’échine. Au
mur de sa chambre, le Libyen épingle la photo d’une austère tente bédouine. Sur
un cliché d’époque médiocrement cadré, on le voit déambuler à Piccadilly
Circus, coiffé d’un chèche, vêtu d’une djellaba d’un blanc virginal, port altier et
maintien martial, suivi par une autochtone perplexe. Une incursion aux allures
de défi : le stagiaire ne trouve aucun charme à cette « place anonyme et sans
visage », et contemple avec dédain l’enfilade de bars et de restaurants qui
aimantent une foule fébrile. Pis, lorsque le Bédouin en grand arroi offre son aide
à deux fillettes apparemment égarées, les gamines, interloquées, menacent
d’appeler la police...
Loin de diluer dans les flots de la Tamise et de tiédir à l’eau de pluie l’ardeur
révolutionnaire des cadets libyens, l’excursion londonienne l’attise. « A mon
retour, claironnera Kadhafi dans maintes interviews, j’avais encore plus foi dans
nos coutumes et nos usages. Je me sentais plus confiant et fier de nos valeurs, de
nos idéaux et de notre patrimoine. » 11 n’empêche, cette longue escapade lui
permet de rencontrer d’autres jeunes officiers arabes, séduits comme lui par
l’ombrageux nationalisme de Nasser ; mais aussi de mesurer le fossé qui, en
matière de développement, sépare le monde musulman d’un Occident confiant et
dominateur. Bien sûr, les questions suspicieuses qu’inspire à ses instructeurs son
radicalisme l’irritent. Bien sûr, le fils du désert prend en grippe l’un d’eux, tenu
pour colonialiste et arabophobe, feignant de mal comprendre l’anglais afin
d’éviter tout contact avec lui. Cité par le New Yorker, Barney Howell, sergent-
major des British Coldstream Guards, soutient qu’un jour, cet élève indomptable,
fùrieux d’avoir été corrigé au cours d’un exercice, crache dans sa direction. Ce
qui lui vaut un rapport et une « sévère punition- ». De là à prétendre, comme s’y
risque Ahmed Kaddaf ad-Dam, que les services secrets de Sa Majesté tentèrent à
trois reprises de l’assassiner... Si tel avait été leur dessein, on voit mal comment
ils auraient pu louper une proie si vulnérable.
Affaiblie - 7 000 hommes environ -, lasse de l’emprise hautaine et un rien
anachronique de son encadrement so British, la grande muette libyenne l’est de
moins en moins. D’autant que la neutralité affichée par la monarchie quand
éclate la guerre des Six-Jours, le 5 juin 1967, révolte une jeune garde brûlant
d’en découdre. Plutôt que de voler au secours des « frères arabes » aux prises
avec Israël, Idris I er - et dernier - campe sur son Aventin, refusant de s’associer
à l’embargo pétrolier infligé aux alliés occidentaux d’Israël. Lorsqu’enfin le
souverain consent à l’envoi sur le front du Sinaï d’un bataillon, au sein duquel
s’engage le lieutenant Kadhafi, il est trop tard : le pharaon d’Égypte vient
d’essuyer une humiliante déroute. Terrible déconvenue pour le jeune officier
subalterne, qui, en prime, reçoit l’ordre d’œuvrer à la protection de la
communauté juive de Libye, cible d’émeutes punitives.
Loin de l’assagir, l’épisode aiguise sa rancœur, tout comme celle des
baasistes, fantassins du nationalisme arabe, et des Frères musulmans, avocats
d’une « réislamisation » par la base de sociétés rongées par l’influence
occidentale. Pourtant programmé, son avancement au grade de capitaine est
différé d’un trimestre. Parce qu’il a malmené un soldat de son unité, avancent les
uns ; pour insubordination, corrigent les autres. La variante avancée par les
biographes britanniques Blundy et Lycett semble tout aussi crédible : bel et bien
promu capitaine, Kadhafi aurait été rétrogradé peu avant le putsch de 1969 pour
motif disciplinaire-.
Convoitée, la côte des Syrtes a vu défiler au fil des siècles des escouades de
conquérants, de négociants, de pirates et de marchands d’esclaves. En 1951,
lorsque sonne enfin l’heure de l’indépendance, la Libye fête moins l’unité
retrouvée que l’affranchissement - au demeurant précaire - d’un artifice :
l’« assemblage improbable- », à la charnière du Maghreb et du Machrek, de trois
entités régionales arrimées à trois aires géographiques et culturelles distinctes. À
peine un État, moins encore une nation... A l’ouest, la Tripolitaine regarde vers
la Tunisie ; à l’est, la Cyrénaïque lorgne vers l’Égypte ; au sud, le Fezzan
navigue dans l’orbite algérienne. Autant dire qu’il n’est pas simple de cornaquer
ce triptyque immense, trois fois plus vaste que la France métropolitaine, aux
neuf dixièmes désertique, peuplé d’à peine deux millions d’âmes - contre plus
de six millions aujourd’hui -, profondément marqué par ses traditions tribales et
l’emprise de l’islam. Bien sûr, le « dieu pétrole », exhumé dès 1955 et exploité à
compter de 1959, bouleverse la donne, propulsant dans la modernité un royaume
longtemps confiné aux activités agropastorales et abonné au dénuement. Bien
sûr, il impose à une société fragmentée, historiquement rétive à l’autorité
étatique, une manière de centralisme. Mais en Libye comme ailleurs, le
jaillissement de l’or noir favorise l’émergence d’une caste de nouveaux riches,
otages d’une logique rentière propice à la gabegie et au clientélisme. Et il
n’adoucit en rien le quotidien des humbles. Si la mutinerie fatale à une
monarchie exténuée est bien un coup de tonnerre, celui-ci n’éclate donc pas dans
un ciel serein. 11 s’en faut. Pour preuve, les émeutes de 1964, rançons de
l’incurie du trône envers la misère, le chômage et les fléaux sanitaires.
Faut-il ranger la révolution d’al-Fateh - terme emprunté au lexique
coranique renvoyant aux concepts d’ouverture et de conquête - au rayon des
surprises ? Pas même. Le régime pâtit de carences rédhibitoires : déficit de
légitimité, indécision chronique et incapacité foncière à réformer « un système
patrimonial corrompu et anachronique- ». 11 repose sur deux clans, une cohorte
de notables et chefs tribaux du Grand Est et une coterie d’officiers supérieurs
vieillissants, et réserve aux étrangers, Britanniques en tête, les leviers du pouvoir
effectif. Idris ? Un monarque par défaut, propulsé sur le trône en décembre 1951,
lors de l’accession de la Libye à une indépendance au demeurant formelle. Un
souverain frêle, contemplatif et irrésolu. Un mystique à la santé chancelante,
bien plus à l’aise dans ses atours de chef de la très fortunée confrérie senoussi,
ou sénousite, fondée à La Mecque en 1837, que dans son équipage royal ; et qui
préfère lire et méditer en sa résidence d’al-Beïda (Cyrénaïque) que s’aventurer à
Benghazi ou Tripoli. En revanche, le pieux Mohammed Idris al-Mahdi al-
Senoussi ne renoncerait pour rien au monde à sa cure thermale annuelle, entre
Brousse (Turquie), la future Bursa, et Kamena Vourla (Grèce). Tandis que lui
prend les eaux, la monarchie prend l’eau. Le 12 juillet 1969, sourd aux rumeurs
de cabales et de putsch imminent dont bruisse le palais, il quitte la Libye en
compagnie de la reine Fatima, de 400 malles et valises et de cinq Cadillac. Bien
décidé semble-t-il à abdiquer dès son retour en faveur de son neveu, le très falot
Hassan Reda, à qui il a d’ailleurs déjà délégué l’essentiel de ses prérogatives.
Dès le 4 août, T ex-émir de Cyrénaïque adresse au Sénat une lettre en ce sens.
Confirmé par le chef du protocole de Sa Majesté, de retour au pays, le
renoncement royal fait souffler un vent de panique sur la clique des rentiers du
régime. Lesquels, convaincus que le successeur désigné n’a pas l’étoffe d’un
monarque, échafaudent un pronunciamiento indolore, conduit par une poignée
de généraux modérément conservateurs et pro-occidentaux, censés déposer en
douceur le roi curiste au profit d’un dénommé Omar al-Chelhi, conseiller privé
de Sa Majesté, parfois présenté comme son « fils adoptif ». À la manœuvre,
murmure-t-on, le frère de ce dernier, chef d’état-major de l’armée. En coulisse,
les dates du 4 et du 5 septembre circulent. Aux Américains, inquiets, les
stratèges galonnés opposent cette objection lénifiante : « N’ayez aucune
inquiétude. Tout est prévu. » Tout ? Un rien présomptueux, comme on le verra
bientôt. Reste que le message passe. Quand l’ambassadeur de Yougoslavie,
alerté par une confidence glanée lors d’une réception, appelle son homologue
venu de Washington, il s’attire cette réponse rassurante : « Les putschistes sont
nos amis. »
Kadhafi et sa camarilla ne savent rien ou presque d’une effervescence qui,
objectivement, sert leurs intérêts, procurant aux conjurés un leurre idéal. Il y
aura bien un coup d’État, mais ce ne sera pas « le bon ». Si le capitaine au visage
anguleux d’ascète et au regard intense hâte les préparatifs de son va-tout, c’est
qu’il apprend le départ prochain pour l’Angleterre d’une quarantaine de jeunes
officiers acquis à la cause. Manière, lui le sait mieux que personne, d’éloigner
préventivement ces cadets à la loyauté incertaine. « C’est le moyen qu’avait
trouvé l’ancien régime pour se débarrasser de nous au prétexte de parfaire notre
formation », explique-t-il dès le 18 septembre à Danielle Eyquem, envoyée
spéciale de l’Agence France-Presse (AFP) et par ailleurs belle-sœur du
romancier Patrick Modiano. Autre atout providentiel, la myopie des services de
renseignements de la monarchie. On sait bien en haut lieu qu’une bande de
francs-tireurs nassériens s’agite et que son verbe iconoclaste enfièvre quelques
casernes. De là à prendre de telles rodomontades au sérieux... D’une certaine
manière, l’amateurisme apparent des kadhafïstes les protège. Voilà comment, en
fait de révolution de palais, la Libye s’offre une révolution tout court.
Au volant de sa Coccinelle Volkswagen bleu ciel, immatriculée 23398 LB,
Muammar sillonne le pays, tisonnant l’ardeur de ses frères d’armes, prêchant à la
veillée au gré des campements. Dans le docu-fïction des 4 000 jours , déjà
évoqué, on le voit aussi jeter par la fenêtre des brassées de tracts subversifs, puis
échapper, au prix d’une course-poursuite haletante, aux espions de Sa Majesté.
Un jour, sur la route de Benghazi, le révolutionnaire itinérant s’égare dans les
dunes. Crevaison, accident, contrôle de police et bouffée d’angoisse : le
chauffeur et ses passagers ont à peine le temps de rouler serrés des documents
compromettants puis de les substituer aux bouchons des bouteilles
d’alcool planquées dans le coffre ; lesquelles contiennent en fait de l’eau distillée
pour batterie. Emmenée au poste d’Ajdabiya pour interrogatoire, l’équipée joue
la partition des jeunes gaillards en goguette-. Quelques mois plus tard, nouvel
accrochage : Kadhafi, absorbé par la psalmodie de versets du Coran, percute une
vache. Récitait-il alors la sourate du même nom ? Mystère.
La fameuse Coccinelle mérite de notre part un bref arrêt au stand. Car cette
« voiture du peuple », fruit du diktat d’un autre Guide, le Führer Adof Hitler,
accédera au statut d’héroïne de la révolution. Longtemps, elle fut, trônant sur
une petite estrade, l’un des fleurons du musée du Château rouge - ou musée de
la Jamahiriya - de Tripoli, logé dans la citadelle de la place Verte. « Propriété du
lieutenant Moammar Gheddafï, le 6 avril 1967 », précise à l’époque un
panonceau. Une plaquette du ministère de l’Orientation morale, récupérée en
2004 par l’auteur de ces lignes, souligne quant à elle combien la modestie de la
fakrouna - ou tortue, son surnom en Libye - contraste avec l’arrogance des
Mercedes de l’élite nantie, « qui voguent entre les night-clubs, les casinos et les
cercles d’officiers, conduites par les agents des Italiens, des Américains et des
Britanniques ». Austérité passagère : parvenu au pouvoir, Kadhafi collectionnera
les limousines made in Germany. En 2009, lorsque le Guide célèbre avec un
faste sidérant le quarantième anniversaire de la révolution d’al-Lateh - dont nous
reparlerons -, une Coccinelle gonflable géante traverse la scène du spectacle son
et lumière qui retrace son épopée sur un mode hagiographique. Si le sort avait
permis que l’on enterrât Kadhafi tel un pharaon égyptien, avec ses esclaves et
ses fétiches, nul doute qu’une élégante berline reposerait à ses côtés. Grand
amateur de chevaux, le colonel ne dédaigne pas le cheval-vapeur. Lors de ses
tournées africaines, il lui arrive de glisser dans la soute d’un Boeing de sa suite
une Cadillac jaune pâle aux sièges tendus de velours rose. En matière
automobile, l’éloge de l’austérité est d’ailleurs d’un maniement délicat. Un jour,
à la tribune d’un meeting, le Guide enjoint à son auditoire de sacrifier les
voitures de luxe importées, ruineux joyaux de l’impérialisme. Un quart d’heure
après cette envolée, il lui faut annoncer l’annulation de son oukase : un garde du
corps vient de lui glisser à l’oreille que plusieurs limousines de sa propre escorte,
garées tout à côté et victimes d’un excès de zèle révolutionnaire, sont en
flammes—.
Qu’importe, cette passion pour la bagnole ne le quittera plus guère. D’autant
qu’il se découvre sur le tard une vocation d’ingénieur-concepteur. Le
1 er septembre 1999, à la faveur des festivités du trentième anniversaire de la
révolution, prélude à un sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), la
Libye dévoile la Saroukh al-Jamahiriya, ou « fusée de la Jamahiriya », véhicule
dont le design futuriste est censé réduire le risque d’accidents de la route—. C’est
au constructeur italien Tesco TS qu’échoit l’insigne honneur de produire sur ses
chaînes la merveille, à raison de 50 000 exemplaires par an. Un mirage
majuscule : la « voiture la plus sûre de la Terre » ne dépassera jamais le stade du
prototype. Point de décollage donc pour la « fusée libyenne ».
Dès janvier 1969, les ingrédients du cocktail explosif fatal à l’ordre ancien
semblent réunis. Reste à embraser la mèche. Kadhafi sollicite et obtient une
permission de quarante-cinq jours, qu’il met à profit pour inspecter le front de
ses « troupes ». L’opération al-Qods (« Jérusalem », en arabe), nom de code de
l’assaut, est fixée au 12 mars. Las ! Voici que soudainement, les nuages
s’amoncellent. Le jour J, la légendaire cantatrice égyptienne Oum Kalsoum
donne un récital en l’honneur du peuple palestinien. Inconcevable de parasiter
ainsi la « voix d’or de l’Orient » ; et plus impensable encore de rafler sous les
yeux de la diva l’élite galonnée du royaume. Va donc pour le 24 ou le 26 du
même mois. Encore raté. Renforcé, le dispositif de surveillance des garnisons
entrave les mouvements des volontaires. Autre indice de la méfiance, désormais
manifeste, du régime : Idris I er , enfin rentré de sa cure, a été exfïltré vers
Tobrouk et placé sous la protection des forces britanniques. Retour à la case
clandestinité, posture que prolonge un nouveau contretemps : les instructions ne
parviennent pas à temps à certaines des cellules du réseau des mutins. Le
lieutenant Kadhafi, dont l’aura et l’activisme intriguent, est interpellé, interrogé,
mais laissé en liberté. Bruits et chuchotements cavalent au grand galop. Il faut
donc agir, et vite. Avant qu’une fuite, une défection, une trahison, n’offre à
l’ennemi l’occasion d’éventer le complot. L’instruction, maintes fois réitérée, ne
souffre pas la moindre entorse : « Aucun contact avec un étranger, même d’un
pays ami. Ni avec un officier d’un grade supérieur à celui de capitaine. »
L’heure fatidique approche. Ce sera pour la nuit du 31 août au 1 er septembre.
Le cerveau bédouin ne laisse à nul autre le soin de distribuer les ultimes
consignes, glissées dans des enveloppes cachetées à la cire rouge. Il ordonne à
ses camarades de vaquer à leurs tâches jusqu’à la mi-journée comme si de rien
n’était, les somme de masquer leurs émotions. Lui s’allonge sur son lit de la
caserne de Garyounès. Serein, confiant, celui dont l’ascendant n’est guère
contesté écoute La Voix des Arabes, sa station favorite. Au programme, le
commentaire d’un verset du Coran : « Dieu ne privera pas les croyants de leur
récompense. » Heureux présage, songe le dévot Muammar. À 2 h 30, les assauts
coordonnés sont lancés à Tripoli et Benghazi, ne rencontrant que bien peu de
résistance. Le dispositif militaro-sécuritaire tombe comme un fruit mûr, voire
blet. À 4 heures, avant même le lever du soleil, la cause est entendue. Et ce, sans
la moindre effusion de sang : la garde prétorienne de la monarchie n’a pas
bronché. Garnisons, dépôts d’armes et véhicules changent de main. Tandis qu’un
ample coup de filet expédie à l’ombre environ 2 400 cadres et supplétifs du futur
ancien régime, ainsi que maints leaders tribaux de Cyrénaïque et du Fezzan.
Facile, presque trop. Et parfois cocasse : les mutins cueillent dans son lit le
commandant de la force de défense de Cyrénaïque, unité d’élite affectée à la
protection du roi ; quant au chef d’état-major, le colonel Abdulaziz al-Chelhi,
celui-là même qui jugeait Kadhafi et ses comparses inoffensifs, il se glisse en
pyjama dans sa piscine, refuge illusoire. Fe prince héritier Hassan Reda ? Fui
plonge le palais dans le noir et se planque dans un placard, où le débusque un
trio d’insurgés. Enfin, une poignée de ministres sont pincés en douceur à leur
domicile, au retour d’un dîner offert en l’honneur d’un émissaire d’Hassan 11, le
roi du Maroc. Point de coup d’éclat toutefois sans quelques couacs. F’un des
commandos erre en vain à la recherche du bâtiment qu’il lui revient d’occuper,
puis essuie les tirs de soldats persuadés d’enrayer ainsi une... invasion
israélienne. Bourré de munitions, de roquettes et de grenades, le char d’Abou
Bakr Younès Jaber, fidèle d’entre les fidèles qui périra au côté du Guide le
20 octobre 2011, prend feu du fait d’un court-circuit ; son équipage échappe in
extremis à une explosion dévastatrice. Moins fracassante, la mésaventure qui
attend Kadhafi lui-même sur la route de Radio-Benghazi s’avère néanmoins
fâcheuse : à un embranchement, sa Jeep de tête emprunte la voie de gauche
tandis que le convoi qui le suit s’engage sur celle de droite... Voilà pour la
version officielle, reconstituée à partir de divers récits « autorisés ». Reste
qu’une variante, bien moins flatteuse pour le futur colonel, circule parmi les
opposants historiques et les kadhafistes en rupture de ban. Selon cette thèse, les
rebelles attendent vainement leur chef, resté planqué à Garyounès pour y rédiger
le communiqué de la victoire tout en écoutant de la musique militaire. Et qui ne
rallie les studios de la radio que vers 6 h 50, une fois le succès assuré. « Ce
scénario a tourné à l’époque, confirme l’ancien diplomate Mansour Seif an-Nasr.
Après le déclenchement de l’assaut, Kadhafi aurait regagné sa chambrée,
prétextant s’être égaré en chemin—. » Défaillance insolite, voire improbable,
pour un officier frais émoulu d’une académie militaire et qui brûle d’en
découdre... « Absurde !, riposte une fois encore le cousin Kaddaf ad-Dam. C’est
lui qui, en leader incontesté, a tout orchestré—. » Voilà comment, dans un
raccourci percutant, l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur résume alors le
séisme qui vient de secouer le rivage des Syrtes : « Soixante-dix gaillards de
moins de 30 ans (cinquante militaires et vingt civils) établissant en cinq heures et
sans coup férir un pouvoir révolutionnaire dans un véritable protectorat anglo-
américain, fief de la Standard Oil et du Pentagone, c’est la réalité qui dépasse la
fiction du conte des Mille et Une Nuits. C’est aussi, au-delà d’un excellent
canular, l’événement le plus important survenu dans le monde arabe depuis la
guerre des Six-Jours. » Plus sobrement, Le Monde attribue le succès du coup
orchestré « de main de maître » par « Mohammed El Kadhafi » au respect d’un
secret absolu et à l’effet de surprise.
Le royaume a vécu et le pays profond l’ignore. Les lève-tôt pourvus d’un
récepteur radio - un luxe - l’apprennent par la magie des ondes. Ce lundi
1 er septembre, vers 6 h 50, la voix inconnue d’un officier anonyme donne lecture
depuis Benghazi du « communiqué n° 1 ». Le ton se veut martial et solennel,
mais le phrasé, parfois hésitant, reflète, au-delà de la grandiloquence de rigueur,
une espèce de trouble juvénile : « Peuple de Libye, en accord avec ta libre
volonté, exauçant tes vœux les plus chers, répondant à tes appels incessants en
faveur du changement et de la régénération, à l’écoute de tes incitations à la
révolte, tes forces armées ont renversé le régime réactionnaire et corrompu dont
la puanteur nous suffoquait et dont la vue nous horrifiait. D’un seul coup, ta
vaillante armée a fait tomber les idoles et en a brisé les effigies. D’un seul trait,
elle a éclairé la nuit sombre dans laquelle s’étaient succédé la domination turque,
la domination italienne et enfin la domination d’un régime réactionnaire et
pourri. À compter de ce jour, la Libye est une République libre et gouvernée par
elle-même, qui prend le nom de République arabe libyenne. [...] Elle ira de
l’avant sur le chemin de la liberté, de l’unité et de la justice sociale, garantissant
à tous ses fils l’égalité, ouvrant largement devant eux les portes de l’emploi
honnête, où l’injustice et l’exploitation seront bannies, où nul ne se considérera
maître ni serviteur, où tous seront des frères libres, au sein d’une société où, avec
l’aide de Dieu, la prospérité et l’égalité nous gouverneront tous. Tendez-nous vos
mains, ouvrez-nous vos cœurs, oubliez les adversités et faites face, soudés en un
seul bloc, à l’ennemi de la nation arabe, à l’ennemi de l’islam, à l’ennemi de
l’humanité [...]. Ainsi, nous allons bâtir notre gloire, [...] nous allons venger
notre dignité meurtrie et nos droits spoliés. Ô, vous qui avez été les témoins de la
lutte sacrée de notre héros Omar al-Mokhtar pour la Libye, pour l’arabisme et
pour l’islam [...], vous les fils du désert, vous les fils de nos anciennes villes, les
fils de nos verdoyantes campagnes, vous, les fils de nos beaux villages : l’heure
du travail a sonné. Allons de l’avant. » L’heure du travail a sonné... L’expression
jaillira de nouveau de la bouche d’un Guide égaré le 22 février 2011, au détour
d’un discours décousu et rageur.
L’orateur mystérieux s’emploie ensuite à rasséréner les Occidentaux établis
en Libye, via un épilogue que l’ambassadeur Guy Georgy estime « apparemment
improvisé ». « En cette occasion, poursuit-il, il m’est agréable de dire à nos amis
les étrangers qu’ils n’ont pas à s’inquiéter pour leurs biens ou pour leur vie,
placés sous la protection des forces armées. Je tiens en outre à les assurer que ce
que nous sommes en train d’entreprendre n’est pas dirigé contre un quelconque
Etat, ni contre les traités internationaux ou le droit international reconnu. 11 s’agit
d’une affaire purement intérieure qui concerne la Libye et ses problèmes
endémiques. En avant donc, et que la paix soit avec vous ! » Bientôt un autre
communiqué, sobre et laconique celui-là, viendra sceller l’acte de décès de la
monarchie. Sous la dictée de ses geôliers, le « prince héritier » Hassan Reda
renonce à ses droits au trône et annonce son ralliement.
Sans doute le roi Idris a-t-il voulu croire que le parrain britannique lui
restituerait sa couronne, au besoin par la force. Erreur : le Premier ministre
travailliste Harold Wilson n’a nulle intention de déroger à la doctrine du
désengagement postcolonial en vigueur. Y aurait-il songé que le locataire du
10 Downing Street se serait rendu à l’évidence : ce putsch singulier suscite un
indéniable engouement populaire. « Une révolte ? Non, sire, une révolution ! »
La formule attribuée au duc de Liancourt, grand maître de la garde-robe de
Louis XVI, et prononcée au soir du 14 juillet 1789, traverse aussi bien les siècles
que la Méditerranée... Même si, à la différence du « roi des Français »,
monarque épris de serrurerie et d’horlogerie, le souverain sénousite ne finira pas
sur l’échafaud. Condamné à mort par contumace en novembre 1971, il coulera
en son exil égyptien des jours tranquilles, et ce, jusqu’à son trépas, le 25 mai
1983.
Dans l’urgence, de jeunes officiers dépêchés à Tripoli font, au volant de leur
Land Rover, la tournée des ambassades : il s’agit de rassurer les chargés
d’affaires interloqués. Mais pour l’heure, le Conseil de commandement de la
révolution (CCR), organe surgi du néant désormais détenteur exclusif du
pouvoir, n’a ni visage ni nom. Sinon, nuance Guy Georgy, celui d’un certain
colonel Bouchouireb—. Outre-Atlantique, le « libyanologue » du Conseil de
sécurité nationale (NSC) adresse à Henry Kissinger, alors secrétaire d’État de
Richard Nixon, une note dans laquelle il décerne les galons de chef à un ex-
officier de 34 ans, Saad al-Adin Abou Shua Wayrib, lui aussi inconnu au
bataillon. On sait tout juste que l’orateur de Radio-Benghazi, qui s’est octroyé le
titre de commandant en chef des forces armées, serait un lieutenant ou un
capitaine des transmissions de 27 ans. Une semaine s’écoule avant que ce
dernier, par ailleurs président du CCR, ne tombe le masque de l’anonymat. Et il
faudra quatre mois pour que soit rendue publique la composition de ce Conseil,
qui siège à ce stade dans la capitale de la Cyrénaïque. A quelques exceptions
près, elle reflète fidèlement le profil sociologique, modeste mais intransigeant,
des fantassins de l’épopée clandestine. Des hors-castes à peine trentenaires,
étrangers aux élites de la monarchie, issus pour la plupart de tribus de second
rang, idéalistes, peu au fait des rites politiques. Des ruraux, fils de nomades et de
paysans, dont une dizaine de diplômés de l’académie militaire, refuge de ceux
qui, entravés par leurs boulets financiers et culturels, ne peuvent accéder à
l’université. « Les officiers, souligne Muammar Kadhafi dans l’une de ses
premières déclarations à la presse étrangère, ont conscience de reconnaître les
revendications du peuple mieux que d’autres. Cela résulte de notre origine,
marquée par l’humilité. Nous ne sommes pas des gens riches ; les parents de la
plupart d’entre nous vivent dans des huttes. Mes parents vivent toujours dans
une tente près de Syrte. Les intérêts que nous représentons sont authentiquement
ceux du peuple libyen—. » À l’AFP, il justifiait ainsi peu auparavant le secret
entourant le casting du CCR : « Nous avons horreur du culte de la personnalité.
Nous n’aimons pas la publicité et j’ai protesté quand un journal égyptien a
publié ma photo voilà huit jours. » Pas de temps à perdre avec de telles futilités ;
il faut « travailler dur et accomplir notre devoir pour le seul bien du pays ».
Dépouillement quant à la forme, mais ni timidité ni ambiguïté sur le fond. Le
Conseil, précise l’âme de la conspiration, « dirige le pays ». Quant au
gouvernement, insiste Kadhafi, il n’est qu’« un organe d’exécution ». En rangs,
et je ne veux voir qu’une tête. Une décennie plus tard, on ne verra plus que la
sienne ou peu s’en faut. Car la pudeur de l’humble néophyte n’aura qu’un temps.
Ses maximes et son effigie, qu’il pose en Bédouin Spartiate, en cavalier
fougueux ou en prétorien altier cousu de médailles, hanteront bientôt villes et
bourgades.
ACTE II
EMPRISE
Un prologue orageux
Très vite, il ne fait plus guère de doute que le personnage « sobre et
ascétique » dépeint par l’hebdomadaire Jeune Afrique (JA) dans son édition du
24 septembre 1969 entend incarner l’élan révolutionnaire. Le Monde relève que
c’est bien à lui que Nasser adresse son message de félicitations, et que c’est
encore lui qui reçoit ès qualités l’Algérien Houari Boumediene, lequel, de retour
de la capitale éthiopienne Addis-Abeba, théâtre d’un sommet de T OUA, fait
escale à Benghazi, s’octroyant ainsi le statut de premier chef d’État en visite
dans le défunt royaume des Senoussi. Vaine primauté au demeurant : les deux
officiers se voueront bientôt une incurable antipathie. Mais nous n’en sommes
pas là : fin janvier 1970, Kadhafi signe à Alger un accord de coopération dans le
domaine des hydrocarbures. Et ce, à l’insu de ses compagnons, informés par la
radio. Comme pour asseoir son autorité, la ligue des outsiders s’attelle à la tâche.
11 s’agit de dissiper l’impression d’incertitude et de flottement qu’alimente
inévitablement une telle fracture, d’occuper l’espace, de trancher dans le vif.
Quatre jours après le Blitzkrieg de velours du 1 er septembre, le CCR se réunit,
empilant les mesures à haute teneur en symboles : amputation de moitié du
traitement des ministres, doublement des bas salaires, blocage des loyers et des
prix des denrées de base, au demeurant subventionnées, réduction drastique des
dépenses de prestige, arabisation des enseignes et inscriptions, bannissement de
l’alcool, fermeture des casinos et autres foyers du vice, dont les salons de
coiffure, tant « il est malsain que l’homme touche les cheveux de la femme ». Le
12 septembre dans la soirée, un gouvernement pour le moins resserré - il compte
initialement, selon les sources, sept à neuf membres, technocrates, syndicalistes,
officiers, leaders de partis jusqu’alors interdits - siège pour la première fois. À sa
tête, un Premier ministre de souche palestinienne, Mahmoud Soleiman al-
Maghrebi, ex-animateur du Syndicat des travailleurs du pétrole, embastillé en
1967, et doté d’une autorité en trompe-l’œil : toute décision de son embryon de
cabinet reste soumise à l’aval du CCR, seul détenteur en outre des compétences
législatives et constituantes. En janvier 1970, l’intéressé, contraint à la démission
du fait, notamment, de son hostilité à la nationalisation du secteur des
hydrocarbures, cédera son fauteuil à... Muammar Kadhafi, déjà titulaire du
maroquin de la Défense et patron du Conseil national éponyme. En octobre de la
même année, un seul portefeuille échappe aux membres du CCR : celui du
Pétrole, par manque d’expertise en la matière dans leurs rangs.
Le lieutenant bédouin, privé comme on le sait de son grade de capitaine des
transmissions, prend du galon dès le 8 septembre 1969 : le voilà colonel et
commandant en chef des forces armées ; ce qui lui vaut désormais d’être parfois
désigné sous le nom de Seyed al-Akid, ou « Monsieur le colonel ». S’il prend
alors ses quartiers dans la résidence du club des officiers de Garyounès, le promu
au béret noir navigue volontiers d’une caserne à l’autre, partageant l’ordinaire
des troufions, pâtes, légumes et viande halal. La concentration des pouvoirs à
son profit devient au fil des mois de plus en plus patente. En 1972, sa collection
compte six titres : chef de l’État, du gouvernement et des Armées, ministre de la
Défense, président du Conseil national de défense et du Comité suprême du
Plan. Au sein de l’équipe, le partage des tâches semble clair : à Kadhafi
l’échiquier international et l’orchestration des grandes ruptures - expulsion des
étrangers, évacuation des emprises militaires étrangères, mise au pas du secteur
pétrolier ; à ses compagnons les devoirs ingrats de la gestion quotidienne.
Pourvu du portefeuille clé de l’Intérieur, un autre personnage, apparu
furtivement dans les pages qui précèdent, émerge : Abdessalam Jalloud. Issu
d’une tribu du Lezzan, les Meghara, ce fils d’un chamelier devenu infirmier dans
la division Leclerc a, ainsi qu’on l’a vu, côtoyé le futur Guide sur les bancs du
collège de Sebha et dans la cellule où les conduisit leur activisme
révolutionnaire. Il apparaît dès lors comme le bras droit, l’homme de confiance,
et le restera jusqu’à sa mise à l’écart, amorcée dans les années 1980 puis
formalisée à l’automne 1993. Plusieurs dossiers sensibles échoient d’emblée à ce
pilier du régime, négociateur rugueux et futur Premier ministre (1972-1977) : les
achats d’armes, la gestion du pactole de l’or noir et les investissements
industriels. « Bon vivant et séducteur impénitent, ajoute un témoin sous le sceau
de l’anonymat, il joue aussi parfois les rabatteurs de gibier féminin pour
Kadhafi. » Quels furent les ressorts de sa semi-disgrâce, en partie inexpliquée ?
Longtemps, les deux complices font bloc, y compris pour tuer dans l’œuf maints
embryons de dissidence. Mais sans doute convient-il de relever des divergences
anciennes et récurrentes quant à la stratégie internationale du chef ; à commencer
par son panarabisme fusionnel et sa « fïxette » tchadienne, qui seront explorés
ultérieurement-. Les initiés évoquent aussi d’autres désaccords, qu’ils portent sur
la doctrine économique ou l’appui à la nébuleuse anti-impérialiste, ainsi que les
effets délétères de rivalités tribales. « De plus, avance l’ex-ambassadeur à Paris
Mansour Seif an-Nasr, tout porte à croire que Kadhafi a vu d’un mauvais œil
monter l’étoile de Jalloud, en qui plusieurs puissances, arabes ou non, décelaient
le successeur idoine, sinon un substitut^. » Pour autant, il y a fort à parier que
c’est bien le putsch déjoué en 1993 qui aura scellé le sort du « second », suspecté
d’avoir pactisé avec les cerveaux de la félonie, officiers Warfalla pour la plupart.
Placé un temps sous surveillance, le commandant recouvre en 2000 une liberté
de mouvement dont il fera bon usage, naviguant en dépit d’une santé précaire
entre Rome et Paris. En 2016, on pouvait encore le croiser de temps à autre au
bar du Fouquet’s, illustre enseigne des Champs-Élysées.
Autour de l’astre solaire de la révolution gravitent donc deux nébuleuses. Un
groupe de 70 à 80 « officiers libres », étroitement associés au complot
victorieux, habite la plus éloignée. Quant aux douze compagnons du premier
cercle, capitaines pas même trentenaires passés par l’académie militaire de
Benghazi pour la plupart, ils siègent autour de la table du CCR. À l’été 2009,
soit quarante ans après le coup d’État, ne subsistaient que trois rescapés, tous
élevés au grade de général. D’abord, Moustapha al-Karroubi, autrefois chef du
protocole. Ensuite Khouildi al-Hamidi, dont la fille a épousé Saadi, l’un des fils
de Kadhafi. Enfin et surtout le prétorien Abou Bakr Younès Jaber. Les neuf
autres ? Évincés, exilés ou liquidés. Passer brièvement en revue les apôtres du
messie Muammar revient, fût-ce en creux, à dépeindre le lent délitement d’une
utopie collective, sinon fraternelle. Coscénariste, en 1975, d’un putsch avorté,
Abdel Moneim al-Houni s’abstient alors prudemment de rentrer d’une mission à
l’étranger, endosse pour un quart de siècle le costume d’opposant en exil, puis
rentre au pays où il reçoit l’absolution du colonel, dont il devient au Caire
l’émissaire auprès de la Ligue arabe. D’autres conjurés n’auront pas droit à la
même magnanimité. Condamné à mort par contumace par un tribunal militaire,
son complice Omar al-Meheichi ne sera liquidé qu’en janvier 1984. Après
l’échec de la conspiration, lui fuit en Tunisie, d’où le président Habib Bourguiba
refuse de l’extrader, réside un temps en Égypte puis s’établit au Maroc. Choix
funeste : le roi Hassan 11 le livre fin 1983. Le « félon » croit alors s’envoler pour
La Mecque, mais atterrit en Libye, où Kadhafi l’aurait roué de coups avant de
l’envoyer devant le peloton d’exécution. Passés par la case prison, Béchir
Hawadi et Mohammed Hamza disparaissent quant à eux dans des circonstances
suspectes. Tout comme Abou Bakr al-Megaryef, qui périt en 1972 dans un
accident de voiture non élucidé. En revanche, s’ils firent défection la même
année, Mohammed Najm et Mokhtar al-Qarawi, partisans déçus d’une
rétrocession du pouvoir aux civils, ont semble-t-il succombé de mort naturelle.
Dès la fin 1975, ce CCR peau-de-chagrin, décimé par les purges, se réduit donc à
un quintette de « purs et durs ».
Point de temps à perdre. Tout juste aux commandes, les fossoyeurs de la
monarchie décrètent la remise sur les rails de l’administration et des services
publics, la réouverture de l’université islamique de Tripoli, de la banque
agricole, de la société nationale d’assurances, et ordonnent aux sociétés
pétrolières de sortir sans délai de leur léthargie. La rupture professée suppose de
« libyaniser » sans faiblesse ni délai une économie fort peu souveraine. Tel sera
le cas des sociétés étrangères, à l’exception notable du secteur de l’or noir, objet
comme nous le verrons d’un traitement particulier. Ainsi les banques voient-elles
la moitié au moins de leur capital changer de main. Idem pour les compagnies
d’assurances, à hauteur de 60 %. Sur un registre moins prosaïque, il est question
de la « liquidation de tous les établissements importants de l’impérialisme » et
de la création d’un tribunal révolutionnaire appelé à juger les « profiteurs » de
l’ancien régime « coupables de corruption et de gains illicites ». Pour autant,
gare aux dérapages : la presse reçoit pour instruction d’éviter les attaques ad
hominem, de récuser tout fanatisme et, comme il se doit, d’exalter la justice
sociale. 11 urge aussi, bien entendu, de draper l’ardeur révolutionnaire d’une toge
légale. Adoptée le 11 décembre 1969, une Constitution provisoire de 32 articles
esquisse les contours institutionnels de la République arabe libyenne (RAL).
« Le peuple libyen, proclame-t-elle en son article premier, fait partie de la Nation
arabe » et s’assigne pour objectif « la réalisation de l’unité arabe totale ». Cette
première mouture de la loi fondamentale confère à l’islam le statut de religion
d’État et élève le CCR au rang d’autorité politique suprême, habilitée à nommer
les ministres. Le texte reflète aussi les priorités de l’instant : départ des troupes
étrangères, abolition des partis politiques ; et préfigure une refonte
administrative, traduite par l’instauration de gouvernorats, de municipalités et de
districts.
Un alliage de puritanisme et de nationalisme façonne les normes sociales.
L’alcool étant haram - « illicite », en islam -, les douaniers brisent les bouteilles
de whisky, breuvage parfois désigné sous l’éloquent nom de code
« Washington », dénichées dans les bagages des voyageurs, tandis que les tripots
de Tripoli baissent le rideau. Une nuance toutefois : si la traque aux boissons
proscrites assèche l’espace public, elle épargne pour l’essentiel la sphère privée.
Dans la même veine, on arabise à la hussarde enseignes et panneaux, quitte à
gouacher de noir les inscriptions libellées en caractères latins, y compris les
plaques de rue, les plans, les timbres-poste, voire les menus des restaurants. Là
encore, un bémol. Les oukases du CCR souffrent d’emblée quelques entorses,
que se plaît à relever au printemps 1973 Guy Sitbon, l’envoyé spécial du Nouvel
Observateur- ; à commencer par cette carte en italien discrètement glissée au
client étranger dans tel restaurant, ou ces verres de Coca-Cola emplis d’un
liquide nullement gazeux et trop ambré pour être halal. En haut lieu, on
comprend il est vrai les angoisses des majors pétrolières, qui redoutent de voir
fuir leurs techniciens les plus affûtés, pour peu qu’on les prive, au soir d’une
rude journée de labeur sous le cagnard, d’une bière fraîche ou d’un douze ans
d’âge on the rocks... « En Libye, ironise Sitbon, on a l’intolérance débonnaire. »
11 n’empêche. Aux toilettes du Libya Palace, hôtel huppé de la capitale, les
clients tâtonnent : pas plus de ladies que de gents et, sur les portes, ni push ni
pull. Banni des lieux d’aisance, l’anglais disparaît aussi des programmes de
l’école primaire. Autre indice révélateur, l’instauration du calendrier islamique.
La course du temps commence désormais le jour de l’Hégire - l’exode des
compagnons du Prophète vers la future Médine -, soit le 16 juillet 622. Un bond
de quatorze siècles, qui sera suivi en 1979 d’un insolite saut de puce d’une
décennie : l’année zéro version libyenne glisse alors de l’Hégire à la mort du
Prophète, survenue en l’an 632 de l’ère chrétienne. En d’autres termes, le
marqueur religieux supplante le repère politique. Réminiscence d’une
Révolution française que chérit Kadhafi ? Les mois changent de nom. Janvier
devient ainsi Ayna al-Nar (« Là où est le feu ») ; juillet s’efface devant Nasser,
en hommage au soulèvement égyptien du 23 juillet 1952 ; et septembre se dit
désormais al-Fateh, référence explicite à l’insurrection armée du 1 er septembre
1969. Au fil des ans, diverses répliques symboliques feront écho au séisme
initial du retour aux sources. Citons l’adoption de l’étendard vert comme
drapeau national en 1977, l’obligation faite à l’Occidental en quête de visa de
faire traduire son passeport par un interprète assermenté, ou ces spots télévisés
stigmatisant la cravate, accessoire emblématique du « Croisé ». Chroniques, les
accès de purisme islamo-révolutionnaire donneront aussi lieu à de navrants
autodafés : en 1985, quelques brassées d’instruments de musique « décadents »
s’envolent en fumée en place publique.
Qu’on ne s’y trompe pas : dès les premières heures, de sérieux couacs
entachent la partition de l’ère nouvelle. Le 10 décembre 1969, le clan Kadhafi
déjoue une tentative de putsch dans le putsch, ourdie par les titulaires de la
Défense et de l’Intérieur. Projet éventé semble-t-il avec le concours de Pathi al-
Dib, chef du département Afrique du Nord des mukhabarat - agents de
renseignements - égyptiens, et stigmatisé en ces termes sur les ondes : « Des
réactionnaires et des opportunistes agissant au service de l’impérialisme ont
échoué dans leur complot. » Au total, estiment Lrançois Burgat et André
Laronde-, la junte kadhafïste survivra, grâce à la vigilance de son appareil
policier et à l’efficacité d’un système d’écoutes installé et géré par des experts
est-allemands, à une vingtaine de conspirations, à raison d’une par an en
moyenne. Retenons à ce stade celle de juillet 1970, échafaudée par deux anciens
Premiers ministres qu’épaulent des galonnés en rupture de ban, tous partisans
d’une restauration monarchique ; et celle d’août 1971, financée selon toute
vraisemblance par la dynastie royale déchue. Il y en aura bien d’autres, dont les
plus symptomatiques méritent un développement ultérieur.
Rançon de sa genèse, la collégialité du CCR favorise l’éclosion de débats
orageux, qu’il s’agisse des fiançailles chaotiques scellées avec l’Égypte, des
relations avec les partenaires maghrébins ou de la stratégie énergétique. Si nul ne
conteste ouvertement son statut de primus inter pares, il arrive à Kadhafi de se
voir rudement désavoué. Dans les chancelleries tripolitaines circulent des récits,
plus ou moins fiables, d’engueulades homériques, d’échanges d’invectives et de
passes d’armes. Au sens propre du terme : il arrive que l’altercation soit
ponctuée par le jaillissement d’un revolver, dégainé, brandi ou posé en évidence
sur la table. Ainsi ce jour où, accusé de manquer de ferveur panarabe, le futur
conspirateur Omar al-Meheichi, aussitôt maîtrisé par Jalloud et al-Houni, pointe
son fusil automatique sur Kadhafi. À l’orée de l’exercice 1972, soit en un peu
plus de deux ans, les ambassades les mieux « tuyautées » ont relevé huit
remaniements ministériels ou « réajustements révolutionnaires » d’ampleur
variable, du simple échange de portefeuilles à la démission en bloc. Dans son
édition du 14 juillet de cette année-là, le quotidien L’Aurore fait état, quitte à
flirter avec l’oxymore, de « rumeurs sérieuses » d’arrestation et
d’emprisonnement de Kadhafi lui-même ; rumeurs émanant, est-il écrit, de
« sources marocaines bien informées ». Bien informées ? À voir. Bien
intentionnées ? Certes pas, eu égard aux tensions vipérines entre Rabat et Tripoli,
détaillées plus avant.
Dans son essai solidement étayé-, l’universitaire Alison Pargeter décrit une
machine qui s’enraye et patine. Muammar Kadhafi raille volontiers ses
compagnons, rarement jugés à la hauteur de la tâche, les désavoue, leur impute
retards et échecs. Et ceux-ci sont légion, entre une économie au ralenti, des
projets d’envergure en cale sèche et la promotion de cadres aussi loyaux
qu’incompétents. Seyed al-Akid peut fort bien improviser une réunion à 2 heures
du matin et ne daigner rejoindre l’équipe qu’au lever du jour. Mais il peut aussi
se montrer mesquin, tyrannique et capricieux. Ainsi refuse-t-il à deux de ses
acolytes l’avance en liquide que requiert une excursion médicale au Caire. Un
condisciple du Conseil, dérogeant à la règle du port de l’uniforme, ose paraître
en civil ? Kadhafi prend la mouche et se retire une semaine durant dans le désert.
Déjà, son volontarisme jupitérien et sa hâte à sortir la Libye d’en bas du
dénuement butent sur le principe de réalité. Tel est le cas quand il ordonne
l’implantation de vastes fermes ultramodernes importées clé en main
d’Allemagne, de Pologne, de Yougoslavie ou d’Australie. Pour les vaches
montbéliardes acheminées de France par avion et parachutées - c’est une
image - dans une prairie surgie ex nihilo au beau milieu du désert d’Oubari, dans
l’ouest du Fezzan, le dépaysement sera total. Et éprouvant. Convoqué au
ministère de l’Agriculture, où l’on s’étonne de voir les bovins dépérir,
l’ambassadeur Guy Georgy a droit à une... avoinée. On fait donc venir en
urgence de Belfort un vétérinaire et un vacher. Lesquels découvrent, effarés, que
les laitières n’ont pas été traites depuis une semaine.
Fondées ou pas, les rumeurs de mutinerie - dont on ne peut exclure que
certaines furent lancées par les services maison afin d’éprouver la loyauté de
l’armée et la docilité de l’opinion - dopent la paranoïa des tombeurs d’Idris,
enclins à verrouiller à triple tour les armureries, à délester les blindés de leurs
chenilles et à évincer les civils, un temps privilégiés par Kadhafi, qui les juge
plus malléables, au profit des frères d’armes. De même, en vertu de ce principe
de précaution, le colonel invite ses camarades à privilégier un recrutement
clanique, notamment au profit des Guedadfa, des Meghara et des Warfalla, le
« triangle tribal » auquel il s’adosse. Dans la presse hexagonale, la machine à
intox s’emballe. Le Figaro du 9 février 1970, citant le correspondant parisien de
la radio La Voix d’Israël, suggère que Kadhafi, atteint fin janvier de trois balles
dans le ventre, aurait été hospitalisé. Spéculation alimentée par l’annulation in
extremis de l’entretien accordé à un journaliste français. Hypothèse : si le colonel
séjourne bien dans une clinique tripolitaine, c’est qu’il vient d’y subir une
ablation de l’appendice dont il sera bientôt question. Le 23 septembre 1970, le
même quotidien relate un accident de voiture suspect survenu cinq jours plus tôt
sur la route de l’aéroport de Tripoli, où Kadhafi devait accueillir le Nigérien
Hamani Diori. Si l’on s’en tient à la version la moins rocambolesque de cet
épisode, un camion fou aurait fauché cinq motards de l’escorte, tandis que le
colonel sortait indemne de sa Cadillac. Le 1 er octobre suivant, L’Orient-Le Jour,
titre beyrouthin fameux, avance une hypothèse appelée à resurgir régulièrement :
celle d’une phase aiguë de « dépression nerveuse ». Coup de blues, bouderie,
chantage à la démission suivi d’effet ou pas, disparition inexpliquée, volte-face
et retour tonitruant sur T avant-scène et aux commandes... Autant de figures de
style de la « gouvernance » bipolaire kadhafïenne. L’émule de Nasser a peut-être
différé son putsch par respect pour Oum Kalsoum, mais il n’a rien à apprendre
au rayon des adieux perpétuels et réversibles de la diva. On dénombre, ne serait-
ce qu’entre janvier 1971 et septembre 1973, six fausses sorties. Quelques
exemples. Fin janvier 1971, au détour d’un discours prononcé à Zawiya, le
colonel annonce qu’il renonce à briguer la présidence - laquelle ne sera
d’ailleurs jamais pourvue - et choisit de s’effacer ; retrait démenti le
surlendemain « puisque telle est la volonté du peuple, des membres du Conseil
de la révolution et des officiers libres ». « Je ne suis pas un homme politique,
répète-t-il. Je suis un soldat et je crois avoir rempli mes obligations à l’égard de
mon pays. » « Non, non, non, implore la foule, nous voulons Kadhafi ! » Et vous
l’aurez. Le 11 septembre de la même année, rebelote. Dépité par la tiédeur
révolutionnaire ambiante, le timonier rend son tablier, sans pour autant s’en
dévêtir tout à fait, mais s’éclipse jusqu’au 4 octobre, date à laquelle il refait
surface. Même refrain trois jours après quand, à Sabratha cette fois, le virtuose
de la dérobade prétend jeter l’éponge - mais s’abstient de descendre du ring -
afin de « protester contre les carences de l’appareil administratif dans
l’exécution des projets sociaux, économiques et industriels ». En juillet 1972,
nouveau pas de clerc et retraite au désert, rançon d’une chamaillerie au sein du
CCR. La même année, après une énième bisbille, le colonel file en famille en
Egypte. « Je viens résider ici en citoyen ordinaire », jure-t-il. Promesse de
Gascon bédouin bien sûr : sa cure de normalité sera jalonnée de conférences et
de visites d’usines. À son retour, l’exilé volontaire reprend la démission que ses
compagnons ont eu l’audace d’avaliser. « Vous n’êtes pas élus, leur lance-t-il.
Seul le peuple peut accepter ou refuser mon départ. »
Au cœur même du réacteur de la révolution, on se lasse vite des foucades
d’un chef à ce point erratique et velléitaire. Mais au-delà des sautes d’humeur et
des querelles d’ego, un tiraillement idéologique sous-tend ces psychodrames. 11
oppose, au gré d’interminables conciliabules nocturnes, les tenants de
l’invention d’un nationalisme révolutionnaire « autocéphale », proprement
libyen, aux nassériens de stricte obédience. L’universitaire René Otayek, lui,
décèle une autre ligne de faille-. D’un côté, Kadhafi, Jalloud, al-Karroubi et al-
Hamidi, tenants d’une doctrine « basiste » et populiste. De l’autre, une alliance,
davantage tournée vers les classes moyennes, forgée entre l’appareil de l’Union
socialiste arabe (USA), la formation créée ex nihilo en 1971, et une poignée
d’officiers libres « canal historique ». Avec ceux-ci, une autre fêlure se dessine.
Le courant qu’incarne Kadhafi - anticommunisme et islam - tranche sur les
élans marxisants du premier comme sur le tropisme nationaliste du second. C’est
sur ce terrain miné que survient le complot avorté de 1975, évoqué plus haut. Ses
instigateurs, les ministres de la Défense, Abdel Moneim al-Houni, et de la
Planification, Omar al-Meheichi, déjà cités, contestent tant les orientations
budgétaires que la férocité de la « révolution culturelle » de 1973, décrite plus
loin, et la tonalité islamisante du nouveau cours. Eux estiment que la manne
pétrolière, d’ailleurs aléatoire, devrait financer en priorité les investissements
agricoles et industriels, non les mouvances révolutionnaires ou les achats massifs
d’armements-. Le 9 août, lors d’une séance du Conseil du Plan, une violente
altercation éclate à ce propos entre al-Meheichi, encore lui, et Jalloud. Dix
semaines plus tard, le premier tente de mobiliser les officiers de Misrata, son
fief. Avec l’insuccès que l’on sait. A coup sûr, pour al-Akid, l’épreuve la plus
lourde et la plus périlleuse en cinq années de pouvoir, à en juger par la rage mal
contenue qui embrase son discours le 1 er septembre suivant. On le voit alors,
martial en diable, marteler son pupitre à coups de badine et pointer un index
vengeur, comme s’il voulait lui-même envoyer ad patres les officiers « félons et
fascistes ». Ce qu’il fera d’ailleurs, pour une vingtaine d’entre eux.
Tous les hiatus, au sein du CCR, ne sont pas à ce point dogmatiques.
Certains, plus véniels en apparence, tiennent aux disparités de tempérament.
Tout porte à croire que la bigoterie qu’affiche le cerveau du putsch, horrifié par
les lieux de débauche au point d’enjoindre à l’Égypte voisine de fermer ses
boîtes de nuit, irrite l’épicurisme proverbial de Jalloud. Lorsque ce dernier, en sa
qualité de ministre de l’Intérieur, autorise la réouverture - sans alcool, mais avec
danseuses - du Bowlerina, fameux night-club tripolitain, Kadhafi l’investit dès
le deuxième soir à la tête d’une escouade armée et embarque la clientèle...
Dans les serres de Nasser ?
On se souvient de la dévotion qu’affichaient, au moment de porter l’estocade
à la monarchie, les conjurés d’al-Fateh envers le raïs égyptien. « Je fais partie de
la génération qui a ouvert les yeux sur la politique avec Nasser, chef du combat
pour la liberté et l’unité de la nation arabe, confiera le colonel en 1983. 11
exprimait fidèlement nos aspirations dans ce sens comme il exprimait notre
hostilité au colonialisme, au sionisme, à la féodalité et à l’exploitation-. » Mais
qu’en dit à l’instant T l’idole, le modèle, l’icône Gamal Abdel Nasser ?
Bizarrement, il semble lui aussi pris de court. Au point de dépêcher à Benghazi
son fidèle conseiller Mohammed Heykal, directeur et rédacteur en chef du
quotidien gouvernemental Al-Ahram. Sur place, c’est dans l’enceinte du consulat
d’Égypte de l’ancienne Bérénice grecque que, au surlendemain du séisme d’al-
Fateh, l’émissaire rencontre une délégation du CCR. 11 en sort interloqué, bluffé
par ces « jeunes gens incroyablement innocents » et « scandaleusement purs ».
Leur requête ? « Dites au président Nasser que nous avons fait cette révolution
pour lui. 11 peut prendre tout ce qui est à nous et l’ajouter aux ressources du
monde arabe pour l’employer dans le combat [contre Israël et pour l’unité]=. » A
l’été 1973, le même Heykal décrypte dans un entretien captivant accordé à
L’Express- la séquence du putsch. « La surprise, confie-t-il, avait été totale
au Caire. Nous ne connaissions, en Égypte, aucun de ses artisans. [...] Une heure
après mon arrivée, j’ai vu entrer au consulat un jeune homme. C’était Kazafi
[Kadhafi]. Nous avons discuté de 23 heures à 5 heures du matin. Le message
qu’il m’a demandé de transmettre au président Nasser était le suivant : “Nous
apportons la Libye au monde arabe. Éa voici. Dites-nous ce que nous devons
faire.” » Ce qui frappe le plus l’éditorialiste en vogue ? « Sa sincérité, sa pureté,
je dirais son innocence. Lorsque nous nous sommes quittés, il m’a pris dans ses
bras et m’a embrassé en pleurant. » Quelques mois avant de livrer ainsi ses
souvenirs, le patron & Al-Ahram avait revu le colonel au Caire. Cette fois, le
dialogue s’étire durant une dizaine d’heures. « Il aime écouter, il aime parler, il
aime s’informer, insiste Heykal. Il prend beaucoup de notes, des pages
entières. » Kadhafi le déroute encore par son ingénuité. Choqué par les propos
d’un potentat arabe, il interpelle en ces termes le confident du raïs : « Est-il
possible qu’il mente ? Un homme d’Etat peut-il mentir ? » Quatre ans à peine
après la révolution, le futur Guide ne prétend nullement à la dignité de second
raïs, mais pense partager avec celui-ci une destinée de visionnaire incompris.
Pensez-vous être le Nasser de la Libye ?, lui demande un visiteur en
janvier 1970. Modeste en apparence, sa réplique n’est nullement dénuée
d’ambivalence : « Nasser est le leader de toute la nation arabe, insiste-t-il. Je ne
suis qu’un Libyen, un soldat de la révolution. Je ne peux répondre complètement
à cette question maintenant. Mon expérience politique est encore trop fraîche. »
« Un idéaliste irréductible, conclut Mohammed Heykal, entièrement voué à la
cause arabe. » Cause dont Kadhafi pressent déjà les failles. « Si l’union ne se fait
pas, assène-t-il à son ami égyptien, je ne vois pas pourquoi je resterais à la tête
de la Libye. Si je ne dois être qu’un gouvernant comme tant d’autres, je préfère
retourner vivre sous ma tente, dans le désert. »
Par sa fraîcheur, par son âpreté même, la révolution d’al-Lateh aura insufflé
une « nouvelle vie » à Nasser, concède le même Heykal. Nouvelle vie que la
candeur de son inspirateur égaiera parfois. Tel est le cas en cette soirée où le
tombeur de Larouk reçoit à dîner son émule. Au menu du dîner, un bouquet de
crevettes, mets inconnu qui plonge l’invité dans la perplexité. « Comment,
s’étonne-t-il auprès de son hôte, vous mangez des criquets en Égypte ? » Lui n’y
touchera pas, car il doute que les crustacés aient été occis selon le rite halal,
prescription coranique impérieuse aux yeux de tout pieux musulman. En
revanche, il est une offrande que le commensal méfiant ne chipote pas :
l’adoubement du grand homme. En juin 1970, de passage à Benghazi, le raïs
bénit en ces termes l’officier mutin : « Mon frère Muammar Kadhafi est le
dépositaire du nationalisme arabe, de l’unité arabe, de la révolution arabe. » Et,
mieux encore, « le rénovateur de la genèse » de cette dernière, ainsi que « le
porte-drapeau du nassérisme ». Un hommage qui a valeur de testament :
l’homme du défi de Suez s’éteindra quatre mois plus tard, peu après avoir
formulé cet aveu teinté de nostalgie : « 11 me rappelle celui que j’étais à son
âge. »
Consul général à Benghazi de 2002 à 2006, puis ambassadeur à Tripoli de
2008 à 2012, le diplomate égyptien Mohammed al-Nokaly analyse ainsi les
ambiguïtés de la passion qu’inspire à Kadhafi la patrie de Nasser : « Lui adorait
l’Égypte au point de la haïr et de vouloir lui nuire. 11 l’aimait d’un grand amour
contrarié. Or, dans un couple, il n’y a pas loin du grand amour à la grande haine.
Pourquoi un lien si tortueux ? Égyptiens et Libyens se connaissent si bien,
s’épient tellement que, une fois réunis, ils n’ont plus rien à se dire-. » 11 en fut
ainsi avec Sadate, puis avec son successeur Hosni Moubarak. Muammar Kadhafi
se plaisait à affubler ledit Moubarak - « le Béni » en arabe - du sobriquet
d’Hosni al-Bârik, « l’Agenouillé », ou « l’Affalé » ; quant à la capitale
égyptienne - al-Qâhira, ou « la Victorieuse » -, il la surnomma parfois par
dérision al-Maqhoura, soit « la Vaincue ».
Mais n’anticipons pas. La surprise passée, Gamal Abdel Nasser s’empresse
de chaperonner ses disciples libyens. 11 délègue auprès d’eux son maître espion
Fathi al-Dib, dont les agents noyautent l’administration nouvelle, encore
embryonnaire. Et il arrive au Caire de dicter à distance promotions et disgrâces,
quitte à traiter la Libye post-Idris en quasi-protectorat. D’autant que, dans le
sillage des conseillers militaires, affluent en rangs serrés fonctionnaires,
enseignants, médecins, ingénieurs et ouvriers du BTP. Une « invasion » qui
attise les craintes de concurrence déloyale, tant en matière d’emploi que de
commerce, et décuple l’hostilité de la jeunesse urbaine envers les « fayots »,
sobriquet argotique inspiré par l’engouement des cousins d’Égypte pour les
haricots. Au rayon des surnoms, la gouaille cairote n’est pas en reste : Kadhafi
passe pour « le Naïf » ou « le Boy-Scout ». Et comment taire la nokta - blague -
qui court dans les souks de « la Victorieuse » ? Un policier arrête un Libyen
flanqué d’un âne chargé de caisses de whisky. Embarrassé, il appelle le grand
Muammar. « Seyed al-Akid, que dois-je faire ? » « Très simple. Tu mets le type
en prison, tu envoies le whisky à Jalloud et tu inscris l’âne à l’USA. » Référence
à l’Union socialiste arabe, parti unique fondé le 11 juin 1971 et formellement
dissous moins de cinq ans plus tard.
De telles aigreurs ne sauraient occulter les similitudes qui cimentent la
filiation politique entre le maître Gamal et l’élève Muammar, relégués l’un et
l’autre par la vulgate occidentale au rang de « fous furieux ». Nasser avait lui
aussi, pour asseoir son emprise, évincé les officiers libres partisans de
l’instauration d’une démocratie parlementaire. 11 a, avant son « filleul »,
combattu avec une implacable ténacité les Frères musulmans, heurté les zélotes
de la tradition en bannissant la polygamie et échappé à plus d’une tentative
d’assassinat. Mais il a aussi, mû comme le Libyen par l’impérieux besoin d’être
adulé, pratiqué l’éclipse inexpliquée et le chantage au renoncement, puis glissé
au fil des ans vers le césarisme, à coups de confiscations et d’épurations. « Une
différence toutefois, nuance le cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam. Nasser plaidait en
faveur de l’unité arabe, mais n’avait aucun background islamique. Alors que
Muammar, viscéralement anticommuniste, combinait les deux idéaux-. » « Trois
facteurs les distinguent, renchérit l’ex-ambassadeur Mohammed al-Nokaly : la
religiosité, le puritanisme et l’anticommunisme. Notre raïs s’efforçait d’ailleurs
de freiner les ardeurs de son cadet mal dégrossi, qu’il jugeait trop pressé. »
Autant de réserves qui font écho au constat dressé vingt ans auparavant par
Burgat et Laronde : « Kadhafi est trop pieux pour être parfaitement nassérien.
Trop nassérien pour ne pas s’opposer à une émergence de l’islam politique-. »
Sa piété, pour le coup, ne fait guère de doute. Le colonel, affirment ses
proches, jeûne les lundis et jeudis, ainsi qu’au long du mois précédant la période
de ramadan, dont il respecte pour l’essentiel les interdits. Où qu’il se trouve,
l’ancien élève de la madrassa de Syrte s’astreint alors aux cinq prières
quotidiennes et vante à ses visiteurs les vertus du Coran trônant
immanquablement sur son bureau. Tel est le cas ce jour où il fait don d’un
exemplaire finement calligraphié à Éric Rouleau. « Tenez, lance-t-il à l’envoyé
spécial du Monde quand s’achève leur entretien, lisez ou relisez le Livre saint.
Vous y trouverez les réponses à toutes vos questions. L’unité arabe, le
socialisme, l’héritage, le rôle dévolu aux femmes, la chute de l’Empire romain
ou la destinée de la planète après l’invention de la bombe atomique. Tout y est. »
Dès octobre 1971, une commission s’emploie à réviser les textes et usages
juridiques en vue d’assurer leur conformité avec la loi islamique. L’année
suivante, la zakât, ou aumône légale, troisième des cinq piliers de l’islam,
devient obligatoire. Mais déjà affleurent les prémices du combat sans merci qu’il
livrera aux cheikhs sunnites, jugés rétrogrades et conformistes.
Lui s’emploie à priver les oulémas, ou docteurs de la loi, dont il s’estime a
minima l’égal, de tout monopole normatif en matière religieuse, de même qu’à
imposer une ijtihâd, ou interprétation des textes sacrés, très personnelle, dictée
par sa prétention à renouer avec la pureté originelle du message coranique. En
novembre 1971, il ne laisse à personne le soin de diriger la prière de l’Aïd al-Fitr
- la rupture du jeûne du ramadan - à la mosquée Moulay-Mohammed de Tripoli,
quitte à choquer la coterie des turbans. À ses yeux, seul importe le Coran, unique
source de vérité indiscutable. Et pour cause : la sunna (tradition) et la charia (loi
coranique) sont à ses yeux d’essence plus humaine que divine. De même, il
conteste la portée des hadiths , commentaires postérieurs à la révélation. Vision
sacrilège pour nombre de prêcheurs sunnites. Quel est le titre du documentaire
que l’émission « 24 heures sur la Une » diffuse en avril 1973 ? Le Protestant de
l’islam. Plutôt bien vu. « Protestant, au sens d’adepte d’une “Église”
réformée- », confirme plus de quatre décennies plus tard l’universitaire franco-
néerlandaise Maria Graeff-Wassink. De fait, bien moins intégriste que
réformiste, le fils de berger mystique préconise un lien direct, sans
intermédiaires, avec le Créateur. Allah d’abord, le Prophète ensuite. La Mecque,
premier Lieu saint de l’islam ? Un édifice parmi d’autres. Ses audaces quant au
statut de la femme, être quasiment invisible en dehors de l’enceinte domestique,
hérissent aussi les gardiens du dogme patriarcal. Ainsi fait-il voter, dès le 1 er mai
1970, des lois censées inciter « l’autre moitié du ciel » à travailler hors du foyer,
voire lui garantissant le retour à l’emploi au terme d’un congé maternité. Mais là
encore, celui qui juge la répudiation anachronique et instaure, au moins en
théorie, la pension alimentaire au profit des divorcées reste enferré dans ses
ambiguïtés. 11 impose dans les entreprises l’aménagement de crèches,
vilipendées dans ses écrits ultérieurs. De même, le fameux Livre vert, que nous
tâcherons de décrypter dans un prochain chapitre, tend à sacraliser les fonctions
d’épouse et de mère.
Loin du Caire et de Benghazi, l’impétueux Gueddasi - l’une des variantes de
son patronyme alors en vogue dans les médias - intrigue. Si « innommable » fût-
il aux yeux de ses contempteurs, le futur Guide aura été nommé de mille
manières tout au long de sa geste. Sur son site officiel algaddafi.org, une
rubrique intitulée « Comment épelez-vous Muammar al-Gaddafi ? » en livre
trente-deux versions. Dans les journaux occidentaux, à l’orée des années 1970,
chacun y va de son orthographe, plus ou moins phonétique : El Gheddafi puis El
Kazafi ou Khazafi dans L ’Express , Moamer El Khadafî au Nouvel Observateur,
où on le rebaptise Mohamar Kedhafi en mars 1974, Khahdafi pour L’Aurore,
M’Aammar Kaddafi dans les colonnes de Jeune Afrique. Chez les anglophones,
on hésite entre Gadafy (The Guardian) et Moammar Gaddafi (Los Angeles
Times), l’oscar de l’exotisme revenant sans conteste au Herald Tribune du
23 juin 1970, pour son Moamer Kazafuy. Autres variantes relevées au hasard des
lectures : Qaddafi, Qadhafî, Gazafi et Khedafi pour le nom ; Mohamed,
Mohammed, Mouammar ou Mouammer côté prénom. Mal nommer les hommes,
serait-ce, pour emprunter à Albert Camus une formule tant galvaudée, « ajouter
au malheur du monde » ?
Un mythe oriental
Les contours de son portrait, dessiné par petites touches au fil des reportages
d’époque, demeurent flous. Citées par le quotidien Paris-Presse, des Anglaises
établies en Libye s’extasient de sa ressemblance avec l’acteur américain Gregory
Peck. Admettons. Çà et là pourtant, les récits d’envoyés spéciaux lèvent un coin
du voile. Témoin, cette dépêche de l’Agence France-Presse, datée du
18 septembre 1969 et jaunie par les ans, dénichée dans les précieuses archives de
L ’Express . Mentionnée plus haut, son auteure, Danielle Eyquem, fut au côté d’un
confrère non identifié la première reporter européenne brièvement reçue - un
quart d’heure - par Muammar Kadhafi. Celui-ci, relève la future directrice du
bureau de Londres puis chef du service politique de l’AFP, « s’exprime en
anglais, lentement, malaisément, cherchant ses mots pour trouver l’expression
juste ». Pour le décrire, l’envoyée spéciale de l’Agence trouve les siens : « Très
maigre, les pommettes saillantes, profondément creusées de rides, la mâchoire
prononcée, l’œil vif comme un fennec. 11 a la tête haute et le regard fier. Son
visage s’illumine fréquemment de larges sourires très gais, qui lui redonnent un
air d’extrême jeunesse. » Le meneur, raconte Eyquem, enchaîne les séances de
travail au siège de Radio-Tripoli, où il a installé son QG la veille. Elle le trouve
là, un fusil-mitrailleur à la main, devisant avec une poignée d’officiers. 11 a pris
soin de découdre des épaulettes de sa chemise les deux étoiles et la couronne,
« insignes propres aux colonels de l’ère monarchique ». « Allez, venez ! », lui
lance Kadhafi. Lequel tient d’emblée à préciser que s’il consent à accueillir le
duo de journalistes, c’est que ceux-ci sont français. Or, confie-t-il, «je considère
la France comme notre amie, depuis qu’elle a cessé son aide à Israël ». Allusion
à la suspension de toute livraison militaire aux belligérants de la guerre des Six-
Jours, annoncée le 5 juin 1967 par Paris. Le mutin en chef insiste aussi sur le
caractère indolore du putsch. « Personne n’a été tué lors de notre coup d’État,
souligne-t-il. [...] Il n’y a eu aucune résistance. »
Un autre média hexagonal revendique alors, à tort semble-t-il, la primauté de
l’intrusion dans le saint des saints de la révolution. A en croire Le Nouvel
Observateur-, son reporter fut « le premier journaliste de la presse mondiale à
avoir pénétré dans le sanctuaire du nouveau pouvoir libyen - le Conseil de la
révolution - et à s’être entretenu avec ses dirigeants ». Lui décrit « un pouvoir à
neuf têtes », toutes penchées sur les dossiers étalés sur le bureau rectangulaire en
acajou d’une « salle de briefing » à la « sobriété Spartiate » ; une pièce d’une
blancheur virginale, chichement équipée de quelques chaises et de deux tables
basses calées le long des murs. Dans la cour de la caserne, hier siège du
commandement en chef de l’armée, on entasse les caisses de whisky, legs
méprisable d’une hiérarchie impie. Le premier de cordée ? Un moulhazen awal -
premier lieutenant - des transmissions nommé Moamer El Khadafï, avance la
plume du Nouvel Obs.
Si toutes valent le détour, l’une des archives filmées accessibles sur le site
web de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), et datée du 23 octobre 1969,
retient particulièrement l’attention. On y voit le jeune officier, raidi par la
timidité, se prêter à l’exercice de l’entretien télévisé, peinant à répondre dans un
anglais rudimentaire aux questions de son interlocuteur. Une épreuve du feu et
une épreuve tout court. Assis derrière son bureau, sa casquette écussonnée posée
sur une pile de dossiers, un stylo à la main, Muammar Kadhafi alterne sourires
crispés et regards fuyants, cherchant parfois le salut dans le bloc-notes posé sous
ses yeux. Ou dans sa science précoce de la langue de bois. Évasif, il bute sur le
mot « government », puis s’essaie à l’art de l’esquive. Les nationalisations
annoncées ? « Ce n’est pas le moment opportun pour évoquer ce dossier. » La
spécificité du socialisme libyen ? « Je n’ai pas prévu de répondre à toutes ces
questions. » Pour cette fois, il s’en tire par une pirouette : la Libye adoptera « le
socialisme qui est bon pour le peuple ». Débrouillez-vous donc avec ça...
Quelques semaines plus tard, c’est au tour du Monde- de compléter, sous la
plume de Daniel Bartholoni, le portrait chinois du Libyen. L’entretien a cette fois
pour décor un bureau doté d’une crédence, en acajou là encore, où sont alignés
quatorze téléphones. À quoi celui qui situe sa « prise de conscience »
révolutionnaire en 1961 attribue-t-il la facilité relative de la conquête du
pouvoir ? « D’abord à l’aide de Dieu, répond Kadhafi. [...] À vrai dire, je ne
m’attendais pas à devenir le chef. C’est devant les événements que je me suis
découvert moi-même. » Il est ensuite question de « devoir » et de « destinée ».
Quels principes guideront la nouvelle équipe ? « Liberté, socialisme, unité. »
Mais il s’agit bien d’un « socialisme islamique », spécifie l’officier : « Nous
respecterons donc, comme le demande le Coran, la propriété privée, même
héréditaire. » Respect à géométrie variable, comme on le constatera le moment
venu.
A
A l’évidence, les pionniers du CCR n’accordent que peu d’importance au
décor de leur épopée. En mai 1971, Éric Rouleau décrit, toujours dans Le
Monde-, un protocole succinct et des mesures de sécurité minimalistes,
circonscrites à une vérification d’identité superficielle à l’entrée de la caserne.
Dans le bureau du chef, chichement meublé, le futur ambassadeur remarque
quelques manuels de français, niveau école primaire. En janvier 1972, lorsque
l’envoyé spécial de l’hebdomadaire dominical britannique The Observer, Robert
Stephens, découvre le quartier général, la pièce où officie le secrétaire de
Kadhafi ressemble à s’y méprendre, avec ses étagères garnies de médicaments, à
une infirmerie. À ceci près que sur sa table s’empilent non des traités de
médecine, mais des ouvrages en italien portant sur les soulèvements estudiantins
et les mouvances radicales en Amérique. Quant aux murs du vaste bureau du
chef, ils sont ornés de versets du Coran dûment encadrés. Le journaliste d’outre-
Manche campe un « innocent fatigué » « austère, véhément, imprévisible », un
« idéaliste légèrement excentrique qui ose dire tout haut ce que pensent les
autres Arabes », et qui « combine la piété puritaine avec le radicalisme
politique ». « Quand nous interdisons les jeux d’argent, l’alcool et les boîtes de
nuit immorales, lui explique Kadhafi, quand nous bannissons les langues
étrangères de nos rues, de nos documents et de nos enseignes pour les remplacer
par de l’arabe, quand nous ravivons les valeurs islamiques, l’arabisme, nous le
faisons pour défendre le caractère véritable de la nation, sa dignité, sa gloire et
son patrimoine, nous armant de la sorte contre l’impérialisme. » Au terme de
l’entretien, le Libyen inverse les rôles, interrogeant longuement son interlocuteur
sur l’Irlande du Nord comme sur l’éventuel déclin social de la Grande-Bretagne.
« Serait-il possible, s’enquiert-il, que la jeunesse trouve de l’inspiration et de
nouvelles valeurs dans le Coran ?» À cette époque, le Bédouin soutient qu’une
résolution de l’ONU devrait bannir les breuvages alcoolisés, maléfiques, de
même que le haschich et le LSD. Le décret qui, neuf mois plus tard, expose tout
Libyen majeur coupable de vol à l’amputation de la main droite, assortie de celle
du pied gauche en cas de hold-up, et rend l’adultère passible de lapidation
désarçonne à l’évidence un autre titre londonien. Raidissement de « visionnaire
frustré- », tranche The Guardian.
Déjà mijote au gré des pages et des images un cocktail médiatique
alambiqué, mélange de fascination, d’hostilité et de clichés tenaces. Voici, dans
Valeurs actuelles-, ce lieutenant « Mohammed el-Khaddafi », présenté à tort
comme un parachutiste, « grand et svelte, portant avec élégance la stricte vareuse
anglaise avec casquette chamarrée, aussi bien que le battle-dress et le béret
rouge des troupes d’élite ». Voyez cette icône d’une révolution « xénophobe et
puritaine », qui arbore le « large sourire et le regard dur » du « séducteur latin ».
Rien ne manque au catalogue des stéréotypes. Ni la posture altière, voire
hautaine, ni le visage émacié, ni l’œil noir. A L’Aurore, on n’aime guère
« l’enfant terrible de l’islam, le boute-feu [sic] extravagant du monde arabe »,
qui « se sent investi d’une mission quasi messianique ». Haro sur le
« personnage de western, colt toujours braqué, tête brûlée ivre de bruit et de
fureur ». « Cet homme sec, que l’on dit ascétique, lit-on ensuite, brûle comme
une torche. Cette passion qui l’embrase, ce rêve fou qui l’anime, cette ambition
démente qui le taraude, c’est l’islam. » Une autre facette du hors-castes séduit en
revanche les envoyés spéciaux dépêchés sur place : sa simplicité, fût-elle un rien
ostensible. On s’émerveille de le voir sillonner sans escorte, treillis kaki et
chapeau de brousse, les rues de Tripoli au volant d’une Jeep, d’une Land Rover
ou d’une Fiat hors d’âge. Envoyée spéciale de la BBC, Kate Adie se souviendra
longtemps du jour où, au sortir de son hôtel, elle échappe de peu à une berline
que son chauffeur - Kadhafi lui-même - gare maladroitement. À l’été 1970,
Roger-Xavier Lantéri relate à son sujet dans L’Express- cette anecdote : « Un
jeune homme s’approche à pas souples d’une Fiat blanche garée devant le
château de Caramanli [la citadelle des Karamanli, vestige de l’ère des pachas
ottomans] et porte au poste de police voisin un papillon trouvé sur le pare-brise.
“J’étais en infraction, reconnaît-il. Voilà les deux livres de l’amende.” » Le
brigadier, qui identifie aussitôt le contrevenant, dissimule mal sa stupeur. Quinze
mois plus tard, le même reporter, de retour en Libye, met en scène un nouveau
morceau de bravoure-. « Minuit passé, écrit Lantéri. La salle d’attente d’un
hôpital à Tripoli. Une lumière chiche. Enveloppé dans un vieux burnous, un
homme entre : “J’ai mal, dit-il, je veux voir un médecin.” Distraitement, une
infirmière lui montre un banc. 11 attend. Longtemps. De la salle de garde, des
rires sautent jusqu’à lui. Et soudain, il se hâte vers les rieurs : “Je veux voir un
médecin. - Reviens demain !” D’un geste sec, l’homme se dépouille de son
burnous. Les rieurs se lèvent, livides. “Donnez-moi vos noms. Vous êtes
révoqués.” » Puis le patient fictif déboule dans un bureau où bavardent, assis
nonchalamment, une poignée d’oisifs en blouse blanche. « Êtes-vous payés par
Israël pour ne rien faire ? », leur assène-t-il, avant d’ordonner le retrait des
fauteuils. Nul doute qu’en agissant ainsi, Kadhafi imite sciemment le calife
Omar ibn al-Khattâb, un compagnon du Prophète enclin à se travestir en quidam
afin de prendre le pouls de la rue.
L’homme simple, accessible, rétif aux honneurs, au confort et au luxe, tel est
l’archétype que la chorale kadhafienne psalmodie sans relâche. « Quand il nous
rend visite, confie son père à la biographe Mirella Bianco, il dort toujours sur la
même natte qu’autrefois-. » Las ! Ce dépouillement résistera mal aux délices et
aux poisons du pouvoir solitaire. D’autant que le souci de proximité expose le
fils de berger. Én février 1973, celui-ci assiste à Benghazi aux obsèques des
victimes du crash d’un Boeing de la Libyan Arab Airlines, égaré à l’aplomb du
désert du Sinaï et abattu par les F-4 Phantom II de la chasse israélienne. À
l’instant où, mine grave et mâchoires serrées, il va se recueillir devant les
47 cercueils alignés, un parent endeuillé se précipite vers lui aux cris de
« Vengeance ! Vengeance ! ». L’homme est fermement maîtrisé par la garde
rapprochée du colonel, lui-même promptement exfiltré. Cet épisode conforte
pourtant l’intuition de Kadhafi, qui décide de prolonger son séjour en
Cyrénaïque : il lui faut se tenir auprès des siens, parmi les sans-grade, aller au-
devant des doutes et des blâmes, désamorcer les colères, quitte à théâtraliser son
empathie par le biais de longs happenings télévisés.
Pionnier de la catharsis cathodique, il écoute, prend des notes, interpelle les
puissants, glisse un papier griffonné à l’un, chuchote une instruction à l’autre,
couvre le tableau noir dressé derrière la tribune de graphiques ou de chiffres clés,
et riposte sèchement quand on lui reproche de ne pas avoir châtié « l’agression
sioniste » fatale aux passagers du Boeing. Cinq heures durant, il tient tête aux
4 000 étudiants massés dans une salle de basket glaciale de l’université de
Benghazi. Tantôt, l’ancien lycéen rebelle se fait pédagogue, décrivant
patiemment les effets pervers de nationalisations hâtives. Tantôt, il sermonne,
abrupt, voire cassant. Un contradicteur lui fait-il grief d’épauler trop timidement
les frères de Palestine ? La réplique le foudroie : « J’ai fait ouvrir un registre
pour recruter des volontaires prêts à combattre à leurs côtés. Elle a recueilli en
tout et pour tout deux inscriptions. Mais pas la tienne. » Pour les « décideurs »,
tétanisés, l’exercice vire au cauchemar. Un gouverneur peut perdre son fauteuil
en direct pour des égouts mal curés ou une collecte d’ordures défaillante ; et un
ministre de l’Éducation se voir privé de son maroquin à cause d’une école
naufragée. Quitte d’ailleurs à le retrouver le lendemain. Le titulaire de la Santé,
interrogé sur le montant du budget alloué au traitement des infirmières, encourt
un verdict cinglant : « Tu plaisantes ? C’est insuffisant ! Augmente-moi ça ! »
Quant à son collègue à l’Information, interpellé par un paysan marri de ne
pouvoir capter, dans son village voisin de la frontière égyptienne, que la télé...
israélienne, mieux vaut pour son matricule qu’il remédie fissa à cette
incongruité. Tel un empereur romain qui, humant les humeurs de l’arène, lève ou
abaisse le pouce, le colonel gracie ou châtie le gladiateur.
Aussi riche en revendications fantaisistes qu’en démissions théâtrales et
fictives, le défouloir n’épargne pas le visiteur étranger. En novembre 1978,
Jeune Afrique rapporte ainsi la perplexité du chef du gouvernement maltais Dom
Mintoff, fraîchement cuisiné par un « comité populaire » de quartier-. L’hôte de
marque a droit à un interrogatoire télévisé en règle, qu’il s’agisse des liens tissés
entre La Valette et Israël ou de l’usage que son pays compte faire de l’aide
budgétaire promise par Tripoli. Et ce, avant que deux des pontes dudit comité,
convoitant l’un et l’autre le micro, n’en viennent aux mains.
Hier bâillonné par sa gaucherie devant les caméras, l’officier prend goût à
ces longues séances de télé-réalité participative. D’autant qu’elles s’apparentent
à une déclinaison moderne de l’assemblée bédouine traditionnelle - la djemaâ -,
où les sages tribaux discutent, voire se querellent, mais où le dernier mot revient
au chef. Démagogie ? Il y a de ça. Mais lorsqu’il questionne un vieux berger sur
ses chèvres, son puits, son chadouf - appareil à bascule servant à puiser l’eau -
ou ses guerbas, outre en peau de bouc, l’intérêt n’est pas feint. Le délégué
coupable d’avoir séché la session de la veille a intérêt à produire un billet
d’excuse jugé valable. Celui qui n’a trouvé personne pour veiller sur son
troupeau de moutons est absous. Pas celui qui invoque le mariage d’un parent.
Au fil des ans, le reality show révolutionnaire devient, à en croire son
metteur en scène, producteur et acteur principal, l’expression la plus aboutie de
la démocratie authentique depuis la Grèce antique. Quand il a pour décor le
Congrès général populaire, ou Congrès général du peuple (CGP), ersatz de
parlement, le Libyen lambda a droit à une version musclée du numéro des
« questions au gouvernement » du Palais-Bourbon, que France 3 diffuse les
mercredis de session. À ceci près qu’au perchoir officie Kadhafi, tantôt attentif,
tantôt terrassé par l’ennui, tour à tour patient ou abrupt, loquace ou laconique. 11
console, compatit, admoneste, sermonne, ramène le calme à coups de stick sur
son micro ou coupe la chique à l’orateur trop prolixe, quand il ne chuchote pas à
l’oreille de Jalloud—. « C’est vous qui exercez le pouvoir, insiste le colonel. Je
n’ai aucune autorité ici. Je ne fais qu’animer la réunion. » Pure coquetterie, il va
de soi. Car ce formidable exutoire a le double mérite de désamorcer pour partie
les ressentiments et de frapper du sceau de l’illégitimité toute dissidence
politique. Nul besoin d’opposition, puisque le citoyen peut tout dire. Du moins
en théorie.
Un rien cabot, l’homme aime autant changer de registre que de costume.
Tour à tour affable et bienveillant, puis cassant et sarcastique. 11 peut, raconte
Guy Georgy—, rudoyer le businessman américain au teint rouge brique -
« Combien de temps pourras-tu tenir sans whisky ? » -, comme le reporter
occidental de passage - « Pourquoi as-tu abandonné le Christ ? » -, ce Jésus
qu’il tient pour un grand prophète de l’islam et dont la destinée le captive. « Les
peuples de la Terre et sans doute les anges du ciel, écrit Kadhafi dans le message
de Nouvel An adressé en janvier 1975 à l’Occident chrétien, sont épuisés par la
répétition du prétendu vœu de “bonne et heureuse année”, souhait hypocrite. »
Or, poursuit-il, « nous sommes très éloignés des préceptes christiques et très
proches des propos de Satan ». Et de se désoler « des sommes fabuleuses
englouties pour l’arme nucléaire, la conquête spatiale, la guerre psychologique »,
alors que sévissent maladies et famine. « Nous avons besoin, conclut-il, de relire
les enseignements du Christ pour y retrouver la voix nous disant : “Renoncez à
la Palestine, au Sud-Est asiatique, à l’Irlande, à l’Allemagne et aux colonies
africaines.” »
L’ours, l’Oncle Sam et les faux frères
Dieu, pourvu qu’il en trouve, reconnaîtra les siens. Car sur l’échiquier
géopolitique, le CCR tâtonne, tiraillé entre son credo anti-impérialiste, la
méfiance que suscite l’athéisme d’État à la sauce soviétique et le souci de ne pas
s’aliéner d’emblée les géants occidentaux. Dans un entretien accordé en
novembre 1969 à la Pravda, Kadhafi l’antimarxiste décerne à l’URSS la dignité
de... « meilleure amie des Arabes ». Puis se lance dans un éloge de la
« neutralité positive », du « non-alignement » et du « maintien de bonnes
relations avec tous les pays, sans discrimination ». Bref, gardons-nous d’injurier
l’avenir. Au gré des propos tenus durant les trois premières années du nouveau
régime affleure pourtant une constante : la défiance envers le communisme.
« Avec leur religion et leur héritage historique, décrète en avril 1970 le pieux
Bédouin, les Arabes peuvent se passer du marxisme-léninisme et des autres
idéologies importées. » Rebelote deux mois plus tard, dans le quotidien italien
Il Giorno : « Nous voulons instaurer un socialisme arabe. » Lequel, confie-t-il à
Éric Rouleau en mai 1971, « se situe à mi-chemin entre le capitalisme exploiteur
et le communisme totalitaire ». « Nous sommes, précise-t-il alors, contre les
communistes pour des raisons religieuses, sociales, économiques, politiques et
morales. » Le mois suivant, nouveau zigzag : annonçant la reconnaissance par
Tripoli de la République populaire de Chine, Kadhafi restitue à l’ours soviétique
le titre de « grand ami des Arabes ». Accalmie trompeuse, tant l’aversion semble
se durcir au fil des mois. En février 1972, le Libyen étrille dans les colonnes de
l’hebdomadaire libanais Al-Sayyad l’URSS, « puissance impérialiste », et les
communistes arabes, « agents de Moscou ». Six mois après, c’est à un autre
périodique du pays du Cèdre, Al-Hawadess, qu’il livre cette formule : « Nous
sommes contre le communisme comme le communisme est hostile à l’islam. »
En vertu de ces acrobaties dialectiques permanentes, le CCR achète des chars
soviétiques mais prie Moscou de s’abstenir d’envoyer ses instructeurs. C’est aux
Égyptiens que sera confiée la formation des tankistes libyens. Déjà, en mai 1970,
lors d’une visite à Alger, Kadhafi avait fermement démenti l’installation
imminente de soldats soviétiques dans les bases fraîchement vidées de leurs
occupants britanniques et américains. Rumeurs propagées, assène-t-il alors, « par
le colonialisme et ses valets ».
Dans l’entretien accordé à L’Express- à l’été 1973, le mémorialiste du
nassérisme Mohammed Heykal explique ainsi la répugnance viscérale de
Muammar Kadhafi : « il n’aime pas le communisme - il me l’a dit la première
fois que je l’ai vu - pour des raisons purement religieuses. 11 ne peut pas
concevoir qu’un peuple ignore Dieu. Il accepte toutes les religions, mais pas
l’athéisme. » Pour autant, le rigorisme professé s’accommode de quelques
entorses. Lorsque, en plein mois du ramadan, Heykal s’étonne de surprendre son
ami libyen cigarette aux lèvres dans son bureau, il s’attire cette esquive un rien
désinvolte : « Essayez. Ce sera bon pour votre santé et vous aurez les idées plus
claires. » Si, à en croire le journaliste égyptien, le fumeur bédouin « mène une
vie extrêmement austère », il « a un grand sens de l’humour et aime rire ».
Humour parfois involontaire. Quand, peu après le pronunciamiento des conjurés
d’al-Fateh, l’ambassadeur de Tchécoslovaquie vient lui remettre ses lettres de
créance, l’ex-offïcier des transmissions le gratifie d’un « Comme je vous plains
d’être le citoyen d’un pays asservi ! », puis lui offre un Coran en arabe.
Bien sûr, les ruades antisoviétiques du Libyen embarrassent ses partenaires
de la RAU - Égypte et Syrie - et exaspèrent le Kremlin. Les analystes du KGB
le jugent « psychologiquement instable ». Alexis Kossyguine, alors membre de
la troïka au pouvoir en sa qualité de président du Conseil des ministres de
l’URSS, s’ouvre auprès d’un haut responsable égyptien de l’antipathie que lui
inspire ce Kadhafi, « fanatique religieux extrémiste, ennemi du socialisme et du
progrès ». Quant à l’agence Tass, elle fustige les propos qu’il tient en
septembre 1973 à Alger au détour d’un sommet des pays non alignés, l’accusant
de tenter de dévier le mouvement de son cap anti-impérialiste. Si le Yougoslave
Josip Broz - le maréchal Tito - lui inspire le respect, Kadhafi apostrophe alors le
Cubain Fidel Castro, dont le pays, accuse-t-il, « fait partie de l’URSS ». Ce qui
lui vaut une riposte du lider maximo, prompt à soutenir que lui, Fidel, doit aux
armes fournies par le bloc socialiste d’avoir sauvé sa révolution. Il est vrai que
jamais Kadhafi ne manifestera envers les vieux caciques du Kremlin la
déférence que ceux-ci estiment mériter. Lors de sa visite en URSS d’avril 1981,
il exige ainsi, quitte à bousculer le protocole ô combien compassé en vigueur sur
les bords de la Volga, de se recueillir dans la grande mosquée de Moscou,
pourtant fermée, ou suspend abruptement une audience car le moment de se
prosterner devant l’Éternel est venu. Pis, le Libyen ne se plie que de mauvaise
grâce au rituel du dépôt de gerbe au mausolée de Lénine. Vingt-sept ans plus
tard, en revanche, il ne se fera pas prier pour assister au Kremlin, au côté du
président russe Vladimir Poutine, à un récital de Mireille Mathieu. O tempora...
Arrêtons-nous donc un instant sur les deux chantiers qui, par leur portée
symbolique, forgeront sur l’échiquier international l’image des nouveaux maîtres
de la Libye, Kadhafi en tête : la reprise en main du pactole pétrolier et le sort des
bases militaires étrangères. Enjeux cruciaux qui, en creux, annoncent aussi les
dissensions internes et quelques-unes des impasses à venir. Quoique
désarçonnés, eux aussi, par un putsch dont le scénario leur échappe, les États-
Unis affichent envers ses cerveaux une forme de bienveillante neutralité
qu’atteste le câble expédié à Washington par l’ambassadeur Joseph Palmer.
Muammar Kadhafi, écrit le diplomate peu après le coup, « est un homme avec
qui l’on peut facilement travailler ». Œuvrer notamment, il va de soi, à la
préservation des privilèges des majors pétrolières américaines. Washington a
besoin de brut, Kadhafi de technologie : le primat des intérêts mutuels
commande donc d’éviter le clash, du moins jusqu’en 1973, quand l’embrasement
israélo-arabe incite la Libye à durcir le maniement du facteur pétrole. Sur le
front de l’or noir, le pays dispose de réserves colossales d’un brut de qualité. Et
le CCR boucle, en à peine plus d’un an, la reprise en main de Sa Majesté le
naphte, la carotte dans une main, le bâton dans l’autre. On vire très vite trois
compagnies américaines, histoire d’assouplir le cuir de leurs rivales. Mais on
discute : pas question de sacrifier la poule aux œufs d’or noir. Jalloud, placé à la
tête d’un comité ad hoc, engage le 29 janvier 1970 les négociations avec le
Cartel, alliance des sept majors, ou sisters, opérant dans le pays. En mars naît la
Libyan National Oil Corporation, ou Linoco, bientôt seule maîtresse des réseaux
de distribution de produits pétroliers. « Nous ne céderons jamais aux chantages
des compagnies, tonne le colonel à Tobrouk. Le peuple libyen peut, à tout
moment, décider d’interrompre les flots de pétrole ; les temps ont changé et
l’époque des jeux d’influence et des pressions, exercés aux dépens d’États arabes
impuissants, est révolue. » Fin mars 1970, Kadhafi adresse aux géants yankees
un message somme toute nuancé : « Nous ne pouvons accepter leur présence sur
notre sol s’ils portent atteinte aux droits des travailleurs et du peuple libyen. » En
clair, il s’agit de hausser le ton, sans jamais claquer la porte. La preuve : à cette
époque, sur les trente-neuf compagnies opérant en Libye, vingt-trois sont
américaines, trois italiennes et trois françaises. « Nous sommes prêts à serrer la
main des Américains, confirme le Libyen en juin 1970. Encore faut-il que la
main qu’ils nous tendent soit nettoyée du sang des peuples d’Indochine et que
l’autre renonce à donner des armes à Israël pour combattre les Arabes. »
Réduction des quantités extraites, hausse des prix : en mars 1971, à la
stupéfaction des vétérans de l’Organisation des pays producteurs de pétrole
(OPEP), bientôt ralliés à la ligne dure de Tripoli, les majors jettent l’éponge.
L’accord quinquennal signé le 2 avril suivant porte le prix du baril de brut de
2,20 à 3,45 dollars US. Deux ans plus tard, 51 % du capital des cinq premières
sisters passe sous pavillon libyen. « La négociation la plus dure de l’histoire
pétrolière », soupire le délégué du Cartel. Le long bras de fer ne s’achève qu’en
février 1974, date à laquelle la Libye s’est emparée des rênes de tous les cadors
du secteur, contre indemnisation le cas échéant. Ce qui ne l’empêchera pas
d’exporter en catimini son brut aux États-Unis, via les Bahamas et la Floride...
« La Libye, répète à F envi Kadhafi, a vécu mille ans sans pétrole ; elle pourra
vivre encore mille autres années sans lui. »
Place à l’autre épreuve du feu : le devenir des bases militaires étrangères.
Leur « liquidation » fournit, avec les blessures béantes laissées par la
colonisation italienne et « la bataille du destin » - entendez la libération de la
terre de Palestine -, l’un des mantras récurrents du verbe officiel. Dès le
29 octobre 1969, le pouvoir nouveau exige le retrait des troupes britanniques et
la fermeture des enclaves militaires de la Couronne, injonction élargie en
mars 1970 à la base aérienne al-Adem, dont le bail expire en décembre de la
même année. Simultanément, il intensifie les pourparlers amorcés avec
Washington sous la monarchie afin de sceller le sort de la gigantesque emprise
de Wheelus Field, dans la banlieue de Tripoli. Un mini-État dans l’ersatz d’Êtat :
4 600 hommes - elle a compté jusqu’à 15 000 pensionnaires à son apogée -, le
plus grand hôpital militaire hors États-Unis, une académie accueillant jusqu’à
500 étudiants, une plage privée, un cinéma, un bowling. Le site dispose aussi de
sa radiotélévision locale, de son centre commercial et de son fast-food. En clair,
pour Muammar Kadhafi, qui raconte volontiers avoir été refoulé un jour à
l’entrée de l’enclave yankee, une tumeur impérialiste en terre libyenne.
« Comment, lancera-t-il, un soldat peut-il rester passif et saluer un roi qui a
rempli le pays de forces étrangères ? Comment pouvez-vous accepter d’être
arrêté dans la rue par un Américain ? » Parachevé dès juin 1970, le retour dans le
giron national du camp Wheelus, redevenu Mellaha, s’inscrit aussitôt en lettres
d’or dans le calendrier symbolique kadhafïen. Friand d’anniversaires et de
commémorations, le colonel prononcera désormais chaque année, le 10 ou le
11 juin, un discours retentissant.
Au fond, et au-delà des incantations, Tripoli et Washington se ménagent.
L’administration du républicain Richard Nixon sait gré à la figure de proue du
CCR d’avoir, avec Sadate, contribué à l’échec du coup d’État ourdi à l’été 1971
par des marxistes soudanais contre le régime de son allié Gaafar Nimeiry, autre
disciple de Nasser. De fait, Kadhafi coince à Benghazi, lors d’une escale, l’avion
à bord duquel voyagent deux des officiers putschistes en route pour Khartoum et
livre sans autre forme de procès ces derniers au pouvoir ainsi conforté, qui
s’empresse de les passer par les armes. De son côté, la Central Intelligence
Agency (CIA), l’illustre agence de renseignements américaine, aide semble-t-il
le Libyen à éventer plusieurs tentatives de complot. Selon des rapports
déclassifîés, l’ambassadeur des États-Unis lui transmet en 1971 les noms
d’officiers mutins persuadés de pouvoir miser sur la complicité de Washington.
Ainsi, dans le quadrille que dansent à distance les trois « K », Kadhafi tend à
renvoyer dos à dos Kossyguine et Kissinger, Henry de son prénom, conseiller à
la sécurité nationale et futur secrétaire d’État de Richard Nixon. Celui-là même
dont il dit un jour qu’il n’était « pas américain, mais juif ».
Avec les dirigeants arabes, les débuts s’avèrent houleux, sinon volcaniques.
Et les débuts n’en finiront jamais. D’autant que les potentats en place,
monarques, hauts gradés ou civils, scrutent d’un œil inquiet les embardées
subversives des jeunes loups du CCR. Lesquels ne traitent guère les frères de la
oumma avec les égards consentis aux colosses de l’impérialisme. A force de
plaider sans trêve ni nuances en faveur d’une fusion des armées arabes dans le
creuset de l’union sacrée contre Israël, l’ancien cadet de Benghazi finit par
horripiler tous ses voisins. En juin 1970, lorsqu’à la faveur d’une cérémonie
parachevant l’évacuation de la base américaine de Wheelus Field il menace ses
« frères », accusés de rechigner, d’appeler au soulèvement des masses, Nasser,
furieux, le somme en privé de se taire. C’est dire...
La première sortie hors les murs annonce les tempêtes à venir. Lors du
sommet de la Ligue arabe de Rabat, réuni du 21 au 23 décembre 1969 à
l’invitation du roi Hassan II, l’ardeur et la fraîcheur du néophyte, la ferveur de
son plaidoyer en faveur de l’intensification du combat contre « l’entité
sioniste », de la création d’un commandement militaire unifié ou de l’abolition
du capitalisme suscitent une indulgence vite mâtinée d’inquiétude.
Condescendance insupportable à ses yeux. Loin de se plier aux usages du club,
le Libyen masque à peine le mépris que lui inspirent la tiédeur et les trahisons de
ces dirigeants. Kadhafi confie ainsi sa rancœur à Mohammed Heykal, témoin des
couacs du rite initiatique-. La présence, dans le sillage du souverain chérifien, de
Mohammed Oufkir et d’Ahmed Dlimi, qu’il tient pour les cerveaux de
l’assassinat, perpétré en France à l’automne 1965, de l’opposant tiers-mondiste
Mehdi Ben Barka, le scandalise. De même, lorsqu’à la reprise de la séance, un
officier vient effleurer des lèvres la main du roi, le nouveau venu explose : « Que
faisons-nous ici à parler de libération, s’emporte-t-il, alors qu’on pratique encore
le baisemain ? » De retour à Tripoli, le colonel s’ouvre à Guy Georgy du
courroux qu’éveille chez lui cette étiquette imposant au sujet de se prosterner au
pied du monarque. Pour lui, une atteinte à la dignité du musulman. Lors du
banquet final, nouveau coup d’éclat. À peine installé, le néophyte libyen bondit.
« Que se passe-t-il ? », s’enquiert Nasser. Il se passe que le libellé du carton
officiel - « Son Excellence le Colonel Kadhafi » - indispose l’intéressé. « Je ne
suis pas une Excellence, objecte-t-il, mais simplement le colonel Kadhafi, un
homme du peuple. » Comme toujours, « l’homme du peuple » noie son dépit
dans le défi : le 27 décembre, il accueille avec faste à Tripoli Gamal Abdel
Nasser et le Soudanais Nimeiry, parvenu au pouvoir au prix d’un putsch sept
mois plus tôt. S’ensuivent quatre journées de liesse, couronnées par un défilé
militaire. Et dont on retiendra cette image : le pharaon d’Egypte et ses deux
élèves, qu’il tient l’un et l’autre par la main, arpentant l’une des avenues de la
capitale.
Au palmarès de la crispation bilatérale, le royaume d’Arabie Saoudite tient
d’emblée la corde, et ne la quittera plus guère. Logique : Kadhafi et les siens
n’ont que mépris pour le régime wahhabite, perçu comme mercantile et duplice.
« Le pétrole saoudien, tranche Kadhafi dès janvier 1970, est hostile aux Arabes
dans leur combat contre Israël. » Ce qui lui vaut une riposte instantanée de
Riyad, où on l’accuse de « semer le désordre entre les États arabes qui
combattent sincèrement les plans sionistes expansionnistes ». Avec le Maroc
d’Hassan II, les relations sont sinon du même baril, du moins du même tonneau.
Elles oscilleront longtemps, en dépit d’embellies aussi éclatantes que passagères,
entre le médiocre et l’exécrable. Le 10 juillet 1971, Muammar Kadhafi adresse
ses félicitations, pour le moins prématurées, aux militaires putschistes qui
viennent de donner l’assaut au palais royal de Skhirat, la résidence d’été où
Hassan II fête son quarante-deuxième anniversaire. Pis, Radio-Tripoli incite les
mutins au régicide et le leader libyen se réjouit hâtivement de l’annonce,
erronée, de l’assassinat du souverain chérifien. Un double affront que sanctionne
aussitôt, le 15 juillet, la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays.
Apogée d’une crise promise à la désescalade ? Certes pas. Plutôt le prologue
d’une guérilla larvée. Tripoli infiltre des agitateurs au sein de l’opposition
marocaine et entraîne sur son sol des phalanges rebelles. Tandis que le roi, fort
de son statut d ’Amir al-Mouminin - « Commandeur des Croyants » -, appelle les
fidèles libyens au soulèvement. Après le « coup de Skhirat », raconte l’historien
Jean-Pierre Bat-, Hassan II convoque à Rabat un certain Gilbert Bourgeaud,
mieux connu sous le nom de Bob Denard. Mission assignée au mercenaire
emblématique de la Françafrique : déboulonner l’inquiétant pousse-au-crime
libyen, de préférence au profit du neveu d’Idris, alors embastillé. Assaut naval,
commando parachuté ou infiltré de Tunisie : le « chien de guerre », censé
recruter des supplétifs jordaniens, échafaude divers scénarios, qu’il vient
soumettre au palais en novembre 1972. Alors que, de retour en Europe, il
peaufine les préparatifs, le voici de nouveau mandé à Rabat. Où il apprend, de la
bouche du monarque, le « démontage » in extremis de l’opération - sans que lui
soit livré le motif de cette volte-face.
On ne se battra donc que par la voie des ondes. Au printemps 1972, Radio-
Tripoli consacre chaque semaine quatre émissions peu flatteuses au monarque
marocain - dont elle dresse à l’antenne l’inventaire des propriétés. Ainsi
engagée, la guerre des micros s’intensifie au lendemain de l’échec côté Maroc, le
16 août de la même année, d’une autre tentative de putsch. Ce jour-là, les
conjurés des Forces aériennes royales, que commande le général Mohammed
Oufkir, tentent vainement d’abattre le Boeing de Sa Majesté, de retour de
France. Depuis Tripoli, « La Voix de la Libération » fustige l’exécution, décrétée
par Hassan II, de onze gradés incriminés dans le « coup d’État des aviateurs ».
La réplique ne tarde pas : sur Radio-Tanger, le fantaisiste Kouta accable de
sarcasmes le fils de berger, brodant sur la rumeur qui lui attribue une mère de
confession juive. Quant à la télévision du royaume, elle s’assigne la mission de
« faire éclater au grand jour les crimes commis contre le peuple libyen frère,
victime du despotisme » d’un Kadhafi affublé au fil des émissions d’épithètes
fleuris, tels que « sinistre colonel d’opérette », « Néron de pacotille » ou
« apprenti sorcier ». Si le sommet d’Alger marque en 1988 le retour sur la scène
arabe du colonel, après dix ans de bouderie, le provocateur ne revient pas pour
rien : il porte à la main droite un gant blanc, qu’il garde à l’instant de saluer
Hassan II. Pourquoi ? Pour n’être pas souillé par la main du « traître » qui a serré
deux ans plus tôt celle du Premier ministre israélien Shimon Peres. En séance,
l’imprécateur déplace son siège pour tourner le dos au « Commandeur des
Croyants » et exhale ostensiblement la fumée de sa cigarette vers son voisin, le
roi Fahd d’Arabie Saoudite. Sur sa lancée, voici qu’il coiffe la capuche blanche
de sa gandoura quand Hussein de Jordanie prend la parole. Si d’aventure
quelque thésard en quête de sujet fumeux se penche un jour sur la sémiologie du
tabac dans les usages diplomatiques, il lui faudra consacrer un chapitre au défunt
Guide libyen. En mai 2004, celui-ci, abaya brune et chèche raccord, débarque in
extremis à Tunis, théâtre du 16 e sommet de la Ligue arabe. Au beau milieu de la
session inaugurale, il réclame d’un signe à son chef du protocole un paquet de
Dunhill. « Des américaines, elles ont bon goût », glisse-t-il à l’Egyptien Hosni
Moubarak, hilare. Puis de griller sa blonde avec délectation, s’ingéniant à
dessiner dans l’air des volutes de fumée. Amr Moussa, le secrétaire général de la
Ligue, monte à la tribune ? Le Libyen frondeur tire une ultime bouffée, se lève,
et, dédaigneux, quitte l’arène.
Le tombeur d’Idris I er tient donc dans son viseur une autre tête couronnée : le
Jordanien Hussein, porté sur le trône dix-sept ans avant la révolution d’al-Fateh.
Un trône qui, au demeurant, vacille sous les coups de boutoir de l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP). Lorsque, en septembre 1970, le « petit roi »
entreprend d’écraser l’insurrection des fedayin du Fatah, la faction aux ordres de
Yasser Arafat, lâchant sur eux les soldats bédouins de sa Légion arabe,
Muammar Kadhafi appelle au renversement de ce « bourreau des Palestiniens ».
Et plaide en faveur d’une intervention militaire afin de mettre un terme à
l’hécatombe de « Septembre noir ». Le 21 de ce sombre mois s’ouvre donc un
sommet arabe réuni en urgence par un Gamal Abdel Nasser à bout de force. Le
chef de la junte libyenne déboule dans la salle de conférences du Hilton du Caire
ceint d’une cartouchière, dépose ostensiblement sur son pupitre un pistolet puis,
se tournant vers le souverain hachémite, lui assène cette injonction : « La
meilleure chose que tu puisses faire serait d’abdiquer ! » Grommelle-t-il alors,
comme le jurent certains témoins, qu’il se chargerait volontiers d’exécuter
Hussein de sa main ? Pas sûr. En revanche, nul doute que Kadhafi prie un raïs
égyptien à la santé précaire de l’exclure de la Ligue arabe, sinon de
l’emprisonner. Ce qui contraint Nasser de rappeler à son ardent émule les règles
de l’hospitalité orientale. Peine perdue. « Je crois que vous êtes un peu malade,
lui lance le Libyen. Je vais faire venir un médecin. » Cette attention lui vaut une
riposte exaspérée de l’hôte du sommet, qui passera de vie à trépas quelques jours
après : « C’est bien toi qui devrais te faire soigner le premier. » Moins d’un an
plus tard, le 30 juillet 1971, le Tartarin tripolitain convoque à son tour un
sommet « extraordinaire », consacré au contentieux jordano-palestinien.
Extraordinaire, il le sera notamment par la modestie de son format : outre la
Libye, seuls quatre pays daignent y participer : l’Égypte, la Syrie et les deux
Yémen. Mais au moins ce rendez-vous offre-t-il au maître de céans l’occasion, à
la faveur d’une conférence de presse à rallonge, de flétrir l’apathie de ses pairs
arabes et d’enrichir son répertoire d’imprécateur. « Hussein est un larbin et le
sera toujours », tonne-t-il ainsi. Quant aux chefs de clans palestiniens Georges
Habache et Nayef Hawatmeh, ce sont « des aristocrates, pas des combattants »,
des « marxistes, ennemis de Dieu et valets de l’impérialisme ». Les palinodies
des leaders du « peuple sans terre », leurs déchirements ont le don de cabrer
celui qui revendique la dignité de parrain d’une cause jugée sacrée. 11 les
sommera maintes fois de renoncer « à leurs bavardages idéologiques futiles et
aux divisions au sein des mouvements de commandos ». De même, Kadhafi
sermonne sans relâche les fedayin hébergés sur son sol, qui, « plutôt que de
cantonner en Libye, devraient se manifester en Palestine ». Des réquisitoires
incandescents, des menaces à foison, mais peu d’actes. « La Libye, jure-t-il le
11 juin 1972 à Tripoli, assumera la responsabilité de déclencher la guerre de
libération populaire dans les territoires occupés par Israël si aucune solution
définitive n’est apportée avant la fin de l’année. » « Il est impossible de trouver
une issue pacifique, martèle-t-il en août suivant dans le quotidien italien
Il Giorno. Seule la guerre peut résoudre le conflit israélo-arabe. » Mâle certitude
qui s’étiolera au fil des ans, jusqu’à la formalisation du concept fumeux
d’« Isratine », entité étatique censée naître de la fusion entre Israël et la
Palestine. Un singulier compromis, tant lexical que politique, qui reflète une
constante de la psyché kadhafïenne, ce mélange de répulsion et d’admiration
pour l’État hébreu, sa société et sa puissance. « Je veux une armée aussi forte et
disciplinée que celle d’en face », concède-t-il volontiers. Aveu auquel fait écho
ce conseil destiné aux étudiants cairotes en mars 1973 : « Qu’ils prennent
exemple sur Israël. Là-bas aussi, il y a des conflits sociaux. Mais dès qu’il est
question de sécurité, tout le peuple est uni. Les Israéliens ont une conscience
sociale que nous n’avons pas. » De même, de qui Kadhafi parle-t-il, sinon de lui-
même, dans son discours du 1 er septembre 1982 ? faute d’avoir détruit « la
machine militaire sioniste », se désole-t-il, les Arabes ont développé un
« complexe d’échec » qui les paralyse, « phénomène purement psychologique,
subjectif et illusoire ».
S’il héberge un temps à Tripoli les délégués de 26 mouvances palestiniennes
rivales, le tuteur autoproclamé privilégie les plus radicales, financées de son
propre aveu à hauteur d’un million de dollars, et dotées de camps d’entraînement
en terre libyenne. Sa favorite ? Le LPLP-Commandement général, l’une des six
« chapelles » du front populaire de libération de la Palestine, dirigé par Ahmed
Jibril ; lequel lui vante un jour, démonstration à l’appui, l’efficacité de l’un des
fleurons de son arsenal terroriste : la chemise doublée de Semtex, puissant
explosif de facture tchécoslovaque. Autre protégé, à compter de 1985, Sabri al-
Banna, alias Abou Nidal, gourou du Fatah-Conseil révolutionnaire-, cerveau des
attentats meurtriers perpétrés simultanément le 27 décembre 1985 dans les
aéroports de Rome et Vienne contre les passagers de la compagnie israélienne El
Al, et qu’Alexandre Najjar dépeint sous les traits du « tueur à gages de
Kadhafi- ». Les pirates de l’air n’ont pas tous droit aux mêmes faveurs. En
juillet 1973, le maître du CCR ordonne l’arrestation et la traduction devant une
cour criminelle des deux militants du FPLP coupables du détournement sur
Benghazi d’un Jumbo de la Japan Air Lines, dynamité ensuite au sol. Ce qui lui
vaut d’être qualifié le mois suivant de « dictateur fasciste » par l’organe du FPLP
canal historique... « Une cause sacrée suppose des moyens nobles, argue-t-il
alors. On ne doit pas terroriser les civils. » Quant aux pirates, ce sont « des
bandits de grand chemin » qui méritent un châtiment sévère. Bien sûr, le Kadhafi
de l’acte I n’est pas encore tout à fait la providence mondiale des poseurs de
bombes, mais sa fascination pour la violence extrême affleure déjà. À l’automne
1972, au lendemain du massacre des Jeux olympiques de Munich - onze athlètes
et entraîneurs de la délégation israélienne pris en otages puis assassinés par un
commando de la phalange terroriste Septembre noir -, il organise à Tripoli de
grandioses funérailles pour cinq des tueurs. On croit voir sa main semer le
trouble de Panama à l’Ethiopie, du Yémen à la Thaïlande. Déjà, l’officier fruste
mais probe s’efface devant l’inquiétant Machiavel des sables. « Irrationnel mais
pas incohérent, lit-on dans Le Nouvel Observateur, anachronique mais non
passéiste, il a la terrifiante simplicité des “fous de Dieu” du Moyen Âge et brûle
de la passion prophétique d’un Savonarole. [...] Il y a là un mélange détonant de
naïveté et de puissance, de simplicité et de mégalomanie-. »
Un personnage, coupable à ses yeux de frilosité, cristallise sa rancœur :
Yasser Arafat, le porte-étendard de l’OLP. En retour, ce dernier ne ménage guère
« le colonel fou ». En août 1982, à l’heure où, sous la protection des légionnaires
français du 2 e régiment étranger de parachutistes, l’homme au keffieh fuit
Beyrouth, capitale libanaise assiégée par les forces israéliennes, Kadhafi lui
suggère de se suicider plutôt que de tomber aux mains de Tsahal. Volontiers, lui
rétorque Arafat, si tu te joins à moi pour faire de même. D’autres passes d’armes
balisent le duo discordant qu’exécutent ces deux Narcisse. Pour preuve, l’amère
boutade lâchée un jour par le Libyen dans un entretien à l’AFP : « Je comprends
que certains Libanais aient préféré s’allier à notre ennemi israélien qu’au Fatah
[la faction de l’OLP que régente « Abou Ammar »] ; je comprends que l’armée
syrienne ait frappé ses membres, que le gouvernement irakien les combatte et
que le roi Hussein les ait chassés de Jérusalem. » Il faudra attendre 1999 pour
que soit vidée la vieille querelle : cette année-là, l’ex-bienfaiteur des ultras
annonce qu’il ne traitera plus désormais qu’avec l’Autorité palestinienne,
l’embryon d’exécutif que dirige le même Yasser Arafat. Ce cas d’école dessine
les contours du schéma tactique kadhafïen, mis en œuvre sur les fronts du
panarabisme comme de l’unité africaine : cavalier impérieux, le colonel
enfourche le cheval, fougueux de préférence, dont il prétend prendre les rênes,
l’éperonne, lui laboure les flancs à la cravache, le lance dans une cavalcade
éperdue. Quitte, dès lors qu’il mesure la vanité de sa fantasia solitaire, à mettre
au pas la monture fourbue, voire à la ramener au box, la mort dans l’âme.
Rebelle aux usages protocolaires, le vibrionnant Libyen peut débarquer à
l’improviste dans la capitale de son choix, plongeant ses hôtes commis d’office
dans l’embarras. Tel est le cas à Damas, en novembre 1970, au lendemain du
coup de force qui permet à Hafez al-Assad de s’arroger tous les leviers du
pouvoir. Kadhafi dégringole nuitamment par la voie des airs, dresse hâtivement
l’état des lieux puis, satisfait, rentre au pays, non sans avoir laissé dans son
sillage une dotation de 10 millions de dollars. Ses raids impromptus le
conduisent aussi au Caire, à Alger et à Khartoum. Quand Gamal Abdel Nasser
ou l’Algérien Houari Boumediene apprennent que le jet Lockheed du jeune
« frère » approche, ils lèvent les yeux au ciel - non pour accompagner sa
descente, mais en signe de lassitude. Légataire universel du nassérisme, Kadhafi
tient à son héritage et au statut que celui-ci lui confère. Le 1 er octobre 1970, à
l’issue des funérailles du raïs, terrassé trois jours plus tôt par une attaque
cardiaque, il se place d’autorité à l’heure des condoléances au côté du Soudanais
Gaafar Nimeiry et de Yasser Arafat, la mine grave et les yeux embués. Détresse
authentique ? Pas vraiment, objecte l’envoyé spécial de Jeune Afrique. Lejeune
disciple du défunt, raconte Amir Taheri, sanglote et geint pour les caméras, puis,
« le tournage terminé, il s’est levé pour nous serrer la main », sans avoir « versé
la moindre larme- ».
Un désamour pharaonique
Privé de son mentor nilotique, le pupille de la nation arabe persiste à rêver
d’épousailles. Qu’importe les rebuffades. Rien, pas même les appels à la sagesse
de ses aînés, ne freine la frénésie fusionnelle du Libyen. En deux décennies, de
1969 à 1989, le fiancé perpétuel orchestre une douzaine de mariages. La plupart
seront éphémères, mort-nés, voire fictifs. Tous se solderont par un échec. Dès le
26 décembre 1969, la Charte de Tripoli dessine les contours d’une fédération
Libye-Égypte-Soudan-Syrie. Quinze mois plus tard, le quatuor, amputé du
Soudan, devient trio : place à l’Union des Républiques arabes (URA). Suivent,
dans l’ordre d’apparition en scène, l’union entre Tripoli et Le Caire, censée
devenir réalité au 1 er septembre 1973 - « Une question de vie et de mort pour
nos deux pays et le monde arabe », martèle Kadhafi -, mais à laquelle, nous y
reviendrons, Sadate se dérobe ; le traité de Djerba, signé le 12 janvier 1974,
pacte fondateur d’une République islamique tuniso-libyenne que Tunis torpille
deux jours plus tard ; et divers mariages blancs, conclus avec l’Algérie en
décembre 1975, la Syrie en septembre 1980 et le Tchad quatre mois après. À
peine moins précaire, le traité d’union arabo-africaine d’Oujda jette le 13 août
1984 les bases d’une alliance avec... le Maroc, scellée en contrepartie du retrait
de tout soutien de Tripoli aux sécessionnistes proalgériens du Lront Polisario,
bête noire de la monarchie chérifienne. Affaire bien mal engagée. « Je veux que
la responsabilité de l’accord incombe au Maroc, avait averti Kadhafi. De sorte
que si une difficulté venait à surgir, inch Allah, nous nous en laverions les
mains. » Le couple improbable se brise d’ailleurs deux ans plus tard, au
lendemain de la rencontre à Ifrane entre Sa Majesté Hassan 11 et - horresco
referens - l’Israélien Shimon Peres. A l’été 1987, il soumet, comme pour solder
une vieille querelle, une offre à l’Algérie. Invite formulée d’ailleurs d’une
manière étrange. « Rédigez seuls les clauses de l’accord, lance-t-il aux députés
locaux. Je les signerai en toute confiance. » Peine perdue, là encore : le président
Chadli Bendjedid freine des quatre fers, haute de mieux, le Guide signe, en
février 1989 à Marrakech, et à l’encre verte, son ralliement à l’Union du
Maghreb arabe (UMA) que forment le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la
Mauritanie. Mais celle-ci tient davantage du quintette désaccordé que du ménage
à cinq épanoui.
Nasser disparu, Kadhafi renonce moins que jamais à arrimer sa Libye à
l’Égypte, orpheline comme lui. « Les Égyptiens, disait-il, sont désormais un
peuple sans leader, se souvient le diplomate Mohammed al-Nokaly. Moi, je suis
un leader sans peuple-. » Très vite, son forcing matrimonial agace
prodigieusement Anouar al-Sadate. L’outsider placé sur le trône du défunt juge
le soupirant « possédé du diable » et s’évertuera à torpiller ce mariage sans
amour. Mais comment endosser l’infamant costume de fossoyeur d’un élan si
vivace au sein des jeunesses arabes ? Le 17 avril 1971, à Benghazi, le même
Sadate et le Syrien Hafez al-Assad scellent donc avec Kadhafi le pacte fondateur
de l’union tripartite évoquée ci-dessus. Soumise à référendum dans les trois pays
membres, la nouvelle entité, avatar élargi de l’alliance égypto-syrienne rompue
dix ans plus tôt, se voit plébiscitée le 1 er septembre : elle recueille de 96 à
99,9 % de oui. L’URA a son drapeau - rouge, blanc et noir -, omé d’un faucon
d’or tenant dans ses serres un ruban frappé de son ambitieux intitulé. À Damas,
une dizaine de jours plus tôt, Kadhafi avait sans attendre proposé aux Égyptiens
de fermer leur ambassade tripolitaine et aux Syriens de rappeler leurs
diplomates. Argument invoqué : « Nous formons maintenant un seul pays. »
Vraiment ?
La foule face aux princes, la base contre les faits, et moi et moi et moi...
L’épisode de l’été 1973 livre les clés de la méthode Kadhafi, empreinte d’une
forme d’égocentrisme populiste. En juillet, outré par la résistance passive mais
tenace que Sadate oppose à son projet de « fusion totale », le colonel orchestre
une vaste campagne de propagande auprès des élites cairotes puis ordonne que
s’ébranle au départ du poste de Ras Jedir, à la frontière tunisienne, une « marche
pour l’unité arabe ». Cap sur Le Caire. On s’entasse dans tout ce qui roule,
camions, autocars, voitures. Les plus zélés signent de leur sang des manifestes
unitaires. « Où allez-vous ? », leur demande-t-on. « Aux pyramides ! »,
claironnent-ils. Jamais ce convoi pagailleux n’atteindra Gizeh. Et jamais le sit-in
imaginé sous les fenêtres de Sadate « jusqu’à la signature de l’accord d’unité »
ne prendra tournure. Certes, un bulldozer défonce un poste de douane égypto-
libyen, bientôt saccagé par des hordes de jeunes « marcheurs ». Certes, l’avant-
garde franchit la frontière le 20 juillet aux premières lueurs de l’aube. Et quand
Sadate lui intime par voie télégraphique de rappeler ses compatriotes au bercail,
Kadhafi esquive, arguant qu’il n’en a pas le pouvoir. Mais le successeur de
Nasser, qui a dépêché à Tripoli un proche conseiller, enjoint à son état-major de
bloquer le cortège au port de Marsa Matruh, à mi-chemin entre la frontière et
Alexandrie. Le stratagème du fait accompli a échoué. Et le patron du CCR en
tire les conséquences. Le 21, Radio-Tripoli interrompt son programme pour
annoncer sa démission. « Je n’aime pas la politique et la présidence ne
m’intéresse pas », avance celui-ci. Puis, cet aveu insolite : « Nous sommes des
révolutionnaires déterminés à libérer le pays. Il ne nous est pas venu à l’esprit
que nous devrions assumer les conséquences de cette victoire, la direction
politique et diplomatique du pays. » Sur le fond, Kadhafi ne se renie en rien.
« L’unité arabe, persiste-t-il, exige qu’il y ait une seule république et un seul
président. Je me suis retiré pour préparer cette union. » Aussitôt, un
attroupement se forme sur le seuil de la caserne où il réside en reclus.
« Reviens ! Ne t’en va pas ! », s’époumone-t-on avant d’entonner le serment
d’allégeance rituel : « Avec notre sang, avec notre âme, nous sommes avec toi
Muammar ! » Objurgations toutefois moins tonitruantes que les clameurs qui
empliront deux jours plus tard le stade bondé de Benghazi, théâtre d’un meeting
monstre. Svelte, chemise saharienne et lunettes fumées, Seyed al-Akid dresse
trois tours d’horloge durant le bilan de sa révolution. Tout y passe : la dérobade
égyptienne bien sûr, mais aussi les perfidies du Maroc et de la Jordanie et la
veulerie des « pays du champ de bataille » israélo-arabe. Monologue haché,
tandis que la nuit tombe, par les hurlements et les slogans jaillis des gradins.
« Démission impossible ! », entend-on dans le tumulte. Étonnement feint ou
sincère ? À la tribune, le colonel semble désarçonné, se bouche un instant les
oreilles, prie sa garde de lui ouvrir un passage dans cette marée humaine, puis
renonce à la fendre. Dans un documentaire tourné alors par le grand reporter
français Jean-François Chauvel, on le voit conférer en aparté avec son ministre
de l’Intérieur. « Tu dois reprendre ta démission », lui chuchote celui-ci. Kadhafi
y consent. « Vous m’avez de nouveau convaincu, lance l’orateur à ses
supporters, que je ne suis pas libre de mes agissements. » Dopé par ce regain de
ferveur, il accable de plus belle l’Égypte où régnent « la corruption, le
favoritisme, la censure et la bureaucratie ». L’union, martèle-t-il encore, est
« inéluctable » ; elle triomphera, fût-ce au prix d’une guerre civile. Éphémère
euphorie. Fin août, le colonel ne paraît pas aux festivités du quatrième
anniversaire de la révolution d’al-Fateh, snobées au demeurant par ses pairs
arabes : seul le Tunisien Habib Bourguiba daigne faire le voyage. « Forte
grippe » ou « troubles intestinaux », avance-t-on dans l’entourage du chef.
Nouvel accès de dépression, murmure-t-on dans les salons tripolitains. Déjà, en
juin, après que Sadate lui eut signifié son refus de consacrer l’union à l’échéance
du 1 er septembre, le Bédouin cyclothymique avait fait part à l’un de ses
confidents de son intention de mettre fin à ses jours. On le dit aussi mortifié
d’avoir essuyé, lors d’un débat tendu, les objections goguenardes d’un parterre
d’universitaires.
1973, annus horribilis. L’amer dénouement de la guerre israélo-arabe
d’octobre, dite du Kippour, va creuser un peu plus le fossé entre Tripoli et
Le Caire. Quand, au lendemain d’un humiliant cessez-le-feu, Kadhafi rédige une
lettre destinée à son alter ego, il plonge la plume dans l’encre de l’amertume.
« Nous serions heureux, écrit-il, de vivre dans les montagnes, les forêts, nus,
sans pétrole ni électricité, sans villes, sans lieux de plaisir, sans politique, mais
avec la dignité, la religion et le patriotisme arabe. » Nul n’échappe alors à son
courroux. L’Occident ? « Nous ruinerons vos industries et votre commerce- »,
promet-il, dégainant une fois de plus l’arme de l’or noir. La France, coupable de
se conformer à l’embargo sur les armes destinées aux belligérants ? « Moshe
Dayan [l’ancien chef d’état-major de Tsahal] nous combat avec des Mirage que
Paris lui a vendus autrefois. » L’URSS ? Elle fait tout un tapage de ses
« misérables livraisons » de matériels vétustes. Mais il y a plus aigre : le colonel,
qui revendique le statut de « stratège militaire », supporte mal de n’avoir été ni
associé ni même informé par ses partenaires de la Fédération. « Cette guerre
d’opérette n’est pas la mienne », tranche-t-il. L’ostracisme dont il accuse
l’Égypte et la Syrie lui est d’autant plus insupportable qu’il se prévaut d’avoir
livré en amont du conflit à ses alliés du théâtre proche-oriental « des dizaines
d’avions de combat, des centaines de chars, de nombreuses pièces d’artillerie,
des installations de défense aérienne, tous de fabrication soviétique » ; et d’avoir
grandement contribué à l’isolement de l’État hébreu. De fait, en deux ans, dix-
sept pays africains ont rompu, sur ses injonctions pour la plupart, avec Israël.
Dont l’Ouganda, le Tchad, le Niger, le Mali, la Guinée-Conakry, le Gabon, le
Togo, le Sénégal et la Côte d’ivoire. Reste que son désaveu révèle une
divergence de fond sur l’objectif du Blitzkrieg d’octobre. Pour Kadhafi, il s’agit
moins de reconquérir les territoires perdus en 1967 que de libérer les Palestiniens
du « joug sioniste » et de renvoyer sur le Vieux Continent les Juifs d’Europe
établis en Terre sainte depuis 1948. Les autres, insiste-t-il, sont des cousins, des
frères, et ont vocation à vivre en paix à nos côtés. Comment s’étonner dès lors
que le colonel snobe le sommet arabe convoqué à Alger du 26 au 28 novembre ?
« Le Caire et Damas, accuse-t-il, cherchent à obtenir notre caution à leur projet
de capitulation-. »
Rien n’y fait. Au-delà des apparences, le désamour égypto-libyen perdure,
au point qu’en 1976, Le Caire accuse Tripoli d’avoir financé un complot visant à
détrôner Anouar al-Sadate. 11 peut d’ailleurs prendre un tour un peu mesquin.
Pour preuve, l’anecdote qui, à la même époque, court dans les chancelleries :
lors d’un passage du successeur de Nasser, le colonel se serait abstenu à dessein
de venir à sa rencontre pour l’attendre sous la tente, ce qui aurait contraint
l’Égyptien de se baisser, offrant de la sorte à la propagande maison la photo d’un
raïs à l’échine courbée-. Tripoli menace de publier le procès-verbal d’un
entretien Sadate-Kissinger datant de janvier 1974 ? L’Égypte annonce en guise
de riposte le démantèlement d’un réseau de call-girls dirigé par une actrice
cairote, comptant parmi ses clients de « hauts dirigeants libyens ». Mais on ne
s’en tient pas aux invectives. La discorde atteint son acmé lors de la guerre éclair
à laquelle se livrent en juillet 1977 les deux voisins. Quatre jours durant, les
frères ennemis, plus ennemis que frères, dansent au bord de l’abîme.
L’étincelle ? Une nouvelle « marche sur Le Caire », refoulée elle aussi le
20 juillet par les gardes-frontières égyptiens. S’ensuit un assaut blindé de
l’armée libyenne, appuyé par les Mirage 5 de son aviation. Résolu à infliger à
Kadhafi « une leçon qu’il n’oubliera jamais », Sadate lance une série de raids
aériens, fatals à neuf de ses chasseurs, abattus par les batteries antiaériennes d’en
face. 11 faudra les bons offices conjugués de Yasser Arafat et de l’Algérien
Houari Boumediene pour que soit scellé un fragile cessez-le-feu.
Un nouvel accès de tension survient, on s’en serait douté, au lendemain de la
signature, en septembre 1978, des accords de paix égypto-israéliens de Camp
David, assimilés par Tripoli à un « monument de défaitisme ». Dans une
interview accordée à la chaîne française TF1 le 1 er février suivant, le colonel
éreinte Sadate : « D’un côté, il veut tromper Israël ; de l’autre, les Arabes. C’est
un joueur et un opportuniste. » Trente mois plus tard, l’assassinat du successeur
de Nasser par l’islamiste Khalid Islambouli, en pleine parade militaire,
déclenche en Jamahiriya des scènes de liesse, et inspire à Kadhafi cette
infamante oraison funèbre : « La haine a été enterrée avec Sadate ; en même
temps que la trahison, la délation, la déloyauté. » En 1984, l’ancien Premier
ministre libyen Abdelhamid Bakouche, passé à l’opposition, échappe sur les
bords du Nil à un commando de tueurs venus de Tripoli. Donné pour mort, le
miraculé surgit à la télévision égyptienne, le temps d’une conférence de presse à
grand spectacle, dûment mise en scène. Au fil des ans, les services égyptiens
déjoueront d’ailleurs sur leur sol bien d’autres tentatives d’assassinat ou de
kidnapping de dissidents libyens.
Choc d’ego et d’orgueils, le duo tumultueux que forment Muammar Kadhafi
et son aîné tunisien Habib Bourguiba, qu’il traitera un jour de « nain » pour avoir
accepté une décoration américaine, vaut lui aussi qu’on s’y attarde un peu. Très
vite, le premier prend le pli de débouler sans crier gare à Tunis. En 1971, il vient
haranguer in situ la jeune garde du Parti socialiste destourien au pouvoir, lui
livrant un discours cousu de fautes, tant sa maîtrise de l’arabe classique laisse à
désirer-. L’année suivante, Eexcursion vire au happening itinérant et motorisé,
ébauche artisanale des interminables convois qui, dans les années 2000,
serpenteront sur les routes et les pistes d’Afrique subsaharienne. Le colonel
palabre avec des notables locaux, distribue des Coran puis, parvenu aux portes
de la capitale, troque sa 504 contre une Mercedes. Cap sur le cinéma Palmarium,
théâtre d’un meeting retransmis en direct, au cours duquel le visiteur propose au
débotté de gommer la frontière commune, legs « artificiel » du colonialisme, afin
de créer un État tuniso-libyen dont Bourguiba prendrait la présidence. « Ceux
qui n’œuvreront pas en faveur de l’unité, menace-t-il, seront balayés comme
fétus de paille ! » Jusqu’alors diverti par la fougue et le culot de son cadet, le
« Combattant suprême » manque s’étrangler devant son téléviseur. Il fonce au
Palmarium, s’empare d’un micro et « recadre » l’intrus, lui infligeant une
grinçante leçon. Non, décidément, le statut de fer de lance de l’émancipation ne
revient pas à la Libye, « ce charmant petit pays si voisin et si frère qui a été
libéré de l’oppression coloniale par les troupes étrangères et ne doit son
indépendance qu’au bon vouloir de l’Angleterre et de l’ONU, qui ne vit que de
son pétrole et de la technologie étrangère ». « Ne serait-il pas plus sage pour lui,
poursuit-il, de se libérer de sa dépendance envers les pays surdéveloppés avant
de songer à l’unité ? L’unité de deux pays sous-développés n’a jamais constitué
une force. » Le cours d’histoire et de maintien du précepteur tunisien ne s’arrête
pas là. « Bourguiba, continue le lion de Carthage, enclin à parler de lui-même à
la troisième personne, ne doit pas sa charge à une révolution ou à un coup d’État,
mais à une lutte héroïque d’un demi-siècle. Et cela pour la patrie tunisienne, et
non pour devenir un fragment d’on ne sait quelle nation arabe. » Le 16 décembre
de la même année, le fils de Monastir, qui enterra lui aussi une monarchie,
enfonce le clou au détour d’un meeting tunisois : « Je suis sûr de son
dévouement et de sa sincérité, concède-t-il, un rien condescendant, au sujet de
Kadhafi. Reste qu’il manque de l’expérience requise pour juger pleinement des
impératifs et des exigences d’une telle entreprise. On peut certes imaginer une
unité entre nos deux pays, mais toute action improvisée se solderait par un
échec. » Diagnostic prémonitoire. Le 14 janvier 1974, l’ancien et le trentenaire,
venu avec femme et enfants, cosignent à Djerba l’acte de naissance de la
République arabe islamique, rédigé sur un feuillet à en-tête de l’hôtel Ulysse
Palace, et que doit valider en théorie un référendum convoqué quatre jours plus
tard. « Au nom d’Allah [...], est-il écrit, la Tunisie et la Libye n’auront
désormais qu’un seul chef, une seule armée, une seule Constitution. » À la tête
de la nouvelle entité, Bourguiba bien sûr, flanqué de deux vice-présidents, son
Premier ministre Hédi Nouira, réfractaire à de telles épousailles, et Muammar
Kadhafi. Le maître de Carthage a-t-il fini par céder par lassitude ? Qu’importe :
quarante-huit heures après, il annule l’accord. Ses juristes ont déniché
l’imparable martingale : la procédure référendaire ne figure nulle part dans la loi
fondamentale du pays... « 11 aura suffi d’un week-end, constate alors André
Pautard dans L ’Express , pour réduire le surprenant mariage tuniso-libyen à une
simple promesse de fiançailles. La fusion des deux pays a été balayée par les
vents aigres de l’hostilité algérienne et de la méfiance américaine-. » Humilié, le
Libyen répudié brûle aussitôt de laver l’affront. À son retour à Tripoli, il se
cloître dans son vaste bureau tapissé de livres, y rumine sa rancœur jusqu’à
l’aube et n’émerge qu’en fin de matinée. Mais la « marche populaire » qu’il tente
de lancer sur Tunis tourne court. Qu’à cela ne tienne : le soupirant éconduit a la
rancune tenace. Au point de tremper en 1976 dans la tentative d’assassinat,
précocement déjouée, de Nouira, à qui il impute le fiasco, et d’expulser la même
année des milliers de travailleurs tunisiens délestés de leurs biens, procédé
reproduit à l’été 1985. Mais aussi, assurent alors les services occidentaux,
d’avaliser l’envoi, via la valise diplomatique, de lettres piégées à plusieurs
journaux tunisois peu amènes à son égard. Après la rupture précoce du pacte de
Djerba, la relation entre le colonel frustré et Bourguiba, devenu l’hôte
bienveillant des opposants libyens en exil, ne cessera de s’envenimer, jusqu’à
atteindre un point de rupture le 26 janvier 1980, jour où un commando de la
fantomatique Armée de libération de la Tunisie, rébellion choyée par Tripoli,
attaque la ville minière de Gafsa (sud). À la demande du Combattant suprême, le
président français Valéry Giscard d’Estaing dépêche sur place des avions de
transport, deux hélicoptères Puma et une poignée de conseillers militaires, tandis
que trois bâtiments de guerre et cinq sous-marins appareillent de Toulon. Mais
cette flottille ne parvient en vue des côtes tuniso-libyennes qu’après la bataille :
les forces tunisiennes ont repris Gafsa dès le 3 février. Ce qui ne dispense
nullement Paris de payer au comptant cet engagement : une foule téléguidée met
à sac et incendie son ambassade tripolitaine, tandis que des émeutiers prennent
d’assaut le consulat et le Centre culturel français de Benghazi.
Une femme à son chevet
Quatre ans avant cette noce manquée, celui que l’on croyait marié à la seule
révolution a scellé une autre union, plus intime celle-là. Dans la nuit du 25 au
26 décembre 1969, en présence de ses hôtes Nasser et Nimeiry, Muammar
Kadhafi rompt son vœu de célibat et épouse Fatiha al-Nouri, enseignante à
l’école normale de Sebha, fille du chef de la police royale d’Idris dans le Fezzan
certes, mais aussi sœur d’un « officier libre ». Las ! Le couple, à l’instar de tant
d’alliances forgées entre la Libye et ses partenaires du voisinage, ne dure que
quelques mois et se solde par un divorce précoce. Entre le fils de berger et la
bourgeoise tripolitaine issue d’une famille nantie d’origine turque, le courant ne
passe guère. « Avant même cet épisode, révèle l’ex-ambassadeur Mansour Seif
an-Nasr, Kadhafi, soucieux de se couvrir en cas d’échec de la mutinerie, avait
vainement demandé la main de l’héritière d’un Premier ministre du roi-. » De
cette brève union naîtra pourtant un garçon prénommé Mohammed, l’aîné d’une
riche et turbulente fratrie. Avec la seconde épouse officielle, nul risque de
maldonne sociale ou culturelle. L’infirmière Safiya Farkash al-Barassi a grandi
au cœur d’une influente tribu bédouine de la région d’al-Beïda, en Cyrénaïque.
La rencontre a pour décor l’hôpital où le patron du CCR vient d’être admis non
pour y soigner les blessures dues à un accident de voiture ou à un attentat,
comme le prétendent certaines sources, mais pour les besoins de
l’appendicectomie évoquée plus haut. Coup de foudre assez romanesque pour se
frayer un chemin jusqu’aux colonnes de Paris Match=. En septembre 1973, au
détour d’un récit richement illustré et truffé de légendes lyriques,
l’hebdomadaire décrit ainsi les prémices de l’idylle : Safiya aurait jeté sur le lit
du convalescent une liasse de 1 000 dinars et une seringue empoisonnée, lui
livrant cet aveu : « On m’a payée pour te tuer, mais je ne veux pas. Ce que je
veux, c’est t’épouser. » Se non è vero è ben trovato... Réplique alléguée du
miraculé : « D’accord. Et puisque tu m’as sauvé la vie, je te serai toujours
fidèle. » Un serment vraisemblablement apocryphe et à coup sûr imprudent, tant
il y aura de coups de scalpel dans le contrat... Quelques mois plus tard, c’est au
tour du magazine Jeune Afrique de portraiturer d’une plume peu incisive, dans
sa rubrique « Femina », cette « grande et très belle » femme qui « s’intéresse à
tout ». Le lecteur l’y découvre volontaire, intelligente, chaleureuse, ouverte aux
idées nouvelles. Mieux, Safïya apparaît sur une photo assise dans un avion au
côté de son époux. Sur ce cliché, daté de novembre 1973, Muammar lui décrit,
l’index pointé sur une carte, les étapes du périple qui les mène alors en
Yougoslavie, en France, puis à Malte. L’ex-infirmière, apprend-on en outre,
veille personnellement sur la santé du cerveau de la révolution d’al-Fateh et, par
crainte d’empoisonnement, renouvelle fréquemment ses traitements.
Moins d’une décennie après la parution de ces édifiants reportages, les
gazettes parisiennes se feront l’écho d’une mémorable escapade de la discrète
Mme Kadhafi, flanquée de deux enfants. Au menu, le musée du Louvre, la tour
Eiffel, la sortie en Bateau-Mouche sur la Seine et la virée au « safari zoo » de
Thoiry, dans les Yvelines. « Safia et ses gorilles ont visité les lions », titre sans
excès de finesse France-Soir-. Allusion à l’émoi suscité par l’irruption
incognito, en fin de matinée, de la limousine de Madame et de son escorte, deux
voitures bourrées de gardes du corps. De quoi alarmer la direction du parc et
placer en état d’alerte l’antenne locale des renseignements généraux. Beaucoup
de tracas pour pas grand-chose : les visiteurs se bornent à sillonner les enclos
dédiés aux antilopes, aux ours et, comme il se doit, aux rois des animaux. Au
passage, le quotidien présente la first lady libyenne comme la « troisième
épouse » du colonel. Relayant ainsi la rumeur selon laquelle celui qui, au grand
dam des islamistes et des notables patriarcaux, interdira la polygamie fut un
temps bigame. Thèse confirmée par une source familière du prologue de
l’épopée kadhafiste, mais qui requiert l’anonymat. Selon elle, le jeune officier
aurait, après s’être uni à Safïya, convolé avec l’héritière d’un ex-sénateur et
ministre du Travail du roi Idris, Taher al-Ogbi. Laquelle sera, au lendemain de
l’échouage de l’hyménée, expédiée en Angleterre en compagnie des deux
fillettes nées de cette passade.
Bien avant que ses pulsions de prédateur sexuel ne sortent de l’ombre, les
toquades de Muammar Kadhafi avaient intrigué médias et services de
renseignements. En 1979, celui qui revendique alors le seul titre de Guide de la
Jamahiriya s’entiche de Memia Hanayen, 22 ans, fille de la bourgeoisie libérale
tunisoise et étudiante en sciences économiques à Paris. 11 a croisé l’ambitieuse
« Michka » - le surnom de cette gracile beauté brune - à Tripoli le 26 mars de
cette année-là, au sein d’un groupe de jeunes visiteurs venus de France. Le flirt,
cultivé à distance au gré de longs échanges téléphoniques, ne tarde pas à
s’enliser : la jeune femme refuse de sacrifier son cursus et son mode de vie aux
attraits douteux d’une vie en cage, si dorée soit celle-ci, et plus encore de troquer
A
sa liberté contre un statut dégradant d’épouse bis. A l’été 1987, les chancelleries
arabes bruissent d’une nouvelle rumeur : celle d’une union quasiment
clandestine, contractée en plein désert avec Nabila Khashoggi, 25 ans, aînée et
bras droit du milliardaire saoudien Adnan Khashoggi. Dot supposée ? La
livraison promise au beau-père putatif, à prix d’ami, de 100 000 barils de pétrole
brut par jour pendant un an. Tant pis pour les amateurs de potins : rien, à notre
connaissance, n’accrédite l’hypothèse de ce mariage-mirage, attribué à l’époque
à la volonté de Muammar Kadhafi de rompre un isolement diplomatique pesant.
En revanche, un autre fantasme conjugal du colonel aura empoisonné
durablement la vie d’un chef d’État africain, le Sénégalais Abdou Diouf. En
décembre 1985, le successeur de Léopold Sédar Senghor emmène le Guide,
alors en visite officielle à Dakar, sur l’île de Gorée, mémorial de la traite
négrière. Sortie en famille à bord de la vedette présidentielle : Kadhafi est
flanqué de Safiya et d’une belle-sœur, tandis que Diouf a embarqué épouse et
enfants. Au retour, le Libyen, bouleversé par la cruauté dont témoigne cette tête
de pont de l’esclavage transatlantique, se lâche. « Ça me donne envie de pleurer,
confie-t-il à ses hôtes. Désormais, chaque fois que je croiserai un Blanc, j’aurai
envie de l’égorger. » « Intense moment de gêne, admet le Sénégalais trois
décennies plus tard. Les deux femmes qui l’accompagnent baissent les yeux.
Quant à nous, nous regardons ailleurs-. » Mais il y a plus embarrassant pour le
couple. « Lors de cette traversée, poursuit celui qui dirigea l’Organisation
internationale de la francophonie (OIE) de 2003 à 2015, Kadhafi repère notre
benjamine Yacine, alors âgée de 16 ans. Quelques semaines après son départ, il
me demandera sa main par l’entremise d’une délégation que conduit une femme
d’affaires libanaise mariée à un Camerounais. » Abdou Diouf croit s’en tirer en
promettant à l’émissaire, éconduite poliment, de « réfléchir » à la proposition.
Raté : une nouvelle ambassade revient à la charge l’année suivante.
« Impossible, objecte fermement le président. Ma fille est trop jeune. »
« J’apprendrai ensuite, révèle-t-il aujourd’hui, que cette Libanaise avait fait le
voyage avec plusieurs hommes de main dans l’espoir de la kidnapper. Plus tard,
quand Yacine s’installe aux États-Unis pour y poursuivre ses études, je prie les
autorités de Washington de veiller discrètement sur sa sécurité. » Un temps de
silence, puis cet aveu, reflet de la frayeur rétrospective d’un père : « Si j’avais eu
la faiblesse de consentir à une telle bêtise, que serait-il advenu d’elle ? Kadhafi
l’aurait choyée quelques mois avant qu’elle rejoigne le harem. » À l’évidence,
les obsessions matrimoniales du Guide doivent moins aux caprices de Cupidon
qu’aux vertus politiques que ce Bédouin manœuvrier, maestro de l’arrangement
tribal, prête aux alliances familiales. Et sans doute faut-il imputer à ce tropisme
le scénario incongru qu’il imagine en 1995 : marier l’un de ses fils à Chelsea
Clinton, la fille du couple hors norme que forment Bill Clinton, alors président
des États-Unis, et Hillary, future secrétaire d’État de Barack Obama, puis rivale
malheureuse de Donald Trump.
En son exil doré de Mascate, capitale du sultanat d’Oman, la très effacée
Safiya a désormais tout loisir de songer à son singulier destin. Elle aura au fil des
ans fermé les yeux sur toutes les frasques de son époux, les liaisons du séducteur
fringant et compulsif comme les coucheries du tyran usé, encore avide
d’éprouver sa puissance et d’avilir par le sexe fidèles, rivaux et ennemis. Mais
elle seule aura, en contrepartie de sa mansuétude, endossé quarante années
durant toutes les défroques de la compagne indétrônable. De celle de la jeune
infirmière empressée à celle de la veuve réclamant, urbi et orbi, la dépouille du
défunt afin de lui offrir une sépulture décente, via celle de la materfamilias.
Mère à sept reprises, selon une version officielle sujette à caution. « En fait,
soutient une psychologue libyenne, consumée il est vrai par sa haine du défunt
colonel, Safiya n’a donné naissance qu’à deux ou trois enfants, et refusé
d’assumer les autres maternités ». Au dire des adeptes de ce thriller procréatif à
épisodes, Aïcha, la favorite du Guide, pourrait avoir une maman yougoslave.
Quant à Hana, la fille adoptive prétendument tuée lors du raid punitif sur le
fortin de Bab al-Aziziya ordonné en 1986 par Ronald Reagan, elle aurait pour
génitrice Houda Ben Amer, une militante révolutionnaire libyenne promise à une
carrière d’apparatchik de la Jamahiriya. À propos d’adoption, il semble acquis -
tout arrive - que Muammar Kadhafi prit en outre sous son aile un neveu,
prénommé Milad ; lequel lui aurait sauvé la vie lors du bombardement américain
évoqué à l’instant. Peu exposé, ce protégé sera brièvement interpellé en
décembre 2011 en Tunisie, où il séjourne alors illégalement. Difficile, là encore,
de démêler l’écheveau touffu des ragots et des on-dit. On classera néanmoins
résolument dans le tiroir des tuyaux crevés ce « scoop » dévoilé à l’été 2011 par
l’hebdomadaire hongrois Heti Vàlasz- : Safiya Farkash ne serait autre que Zsofia
Farkas, jeune femme de souche magyare native de Mostar (Bosnie-
Herzégovine). Infirmière au sein du service médical d’un centre d’entraînement
militaire local, elle y aurait rencontré un ténébreux stagiaire venu de Fibye,
« probablement épousé avant 1969 ». Exotique à souhait, cette légende se heurte
à un écueil rédhibitoire : Muammar Kadhafi n’a, sauf erreur ou omission, jamais
séjourné dans les Balkans avant son accession au pouvoir.
Discrète, la vraie Safiya n’en fut pas moins avisée, au point de faire fructifier
son statut. Selon l’ancien diplomate français Patrick Haimzadeh-, elle jouit
d’une indéniable influence au sein du Comité populaire de sécurité générale,
variante jamahiriyenne du ministère de l’Intérieur. Plus prosaïquement, l’épouse
du Guide tient les rênes de la compagnie aérienne Buraq Air, laquelle bénéficie
d’un quasi-monopole sur le marché de l’acheminement des pèlerins libyens vers
Fa Mecque. Si elle prise les séances shopping à Paris, Fondres ou Vienne, la fille
de la tribu des Barassi n’a donc rien de la potiche qu’on exhibe en cas de besoin.
Maria Graeff-Wassink, qui la voit fréquemment à l’époque où son mari Christian
sert à Tripoli en qualité d’ambassadeur de France, garde en mémoire cette
conversation au cours de laquelle Safiya s’enquiert des spécificités du
« socialisme à la française- ».
France terre d’idylle
L’ancien officier transmetteur se pique, on l’a vu, de francophilie. On sait
aussi que, sur son autel votif, Rousseau côtoie Napoléon, à qui il convient
d’ajouter Robespierre et bien entendu Charles de Gaulle. Mieux, en 1980, au
détour d’un entretien télévisé, il soutient que l’instauration d’une Jamahiriya a
« hélas » avorté deux fois en France : d’abord après la prise de la Bastille,
ensuite au lendemain de l’insurrection estudiantine de 1968... Analogie
hasardeuse, maintes fois déclinée devant ses visiteurs hexagonaux. « À ses
débuts, répète-t-il en 1983 à un trio de journalistes, la révolution de 1789 était
populaire, jamahiriyenne-. » Dans « l’inconscient collectif français », poursuit le
colonel, Mai 68 « a constitué une tentative visant à revenir aux origines » de
cette révolution. La preuve ? La reprise de « notre mot d’ordre, “Des comités
partout !” ». CQFD.
« La chair est triste hélas, et j’ai lu tous les livres. » Sans doute Kadhafi
ignore-t-il l’œuvre de Stéphane Mallarmé, mais, jurent ses proches, « il a tout lu
sur la Révolution française, des encyclopédistes précurseurs à Danton ». Tout,
peut-être pas. « Reste qu’il ordonnait à son entourage de lui signaler les ouvrages
traitant de cet épisode, de préférence en anglais, avance l’ex-ambassadeur
Christian Graeff II s’en gavait, pour régurgiter aussitôt. Ainsi pouvait-il fort
bien, au terme de la visite d’une coopérative agricole au sud de Tripoli,
s’enquérir de la qualité de la soupe, puis demander aux ouvriers ce qu’ils
savaient de Thermidor, histoire de fustiger les fourberies de la contre-
révolution-. » Fascination tenace. En novembre 2004, lorsque Jacques Chirac
fait escale à Tripoli, une exposition intitulée « La rencontre des pionniers » y
exalte la parenté entre les deux soulèvements. Prise de la Bastille, serment du
Jeu de paume : légendées en arabe et en français, des affiches hautes de 8 mètres,
reproductions de gravures d’époque, ornent alors quelques façades du centre-
ville. Une poignée d’auteurs français des xvin e et xix e siècles, rangés d’ordinaire
sur l’étagère des penseurs méconnus ou marginaux, ont pu également nourrir son
imaginaire. Citons le philosophe rationaliste Antoine Destutt de Tracy ; Charles
Fourier, prophète d’un socialisme utopiste, communautaire et coopératif ; son
disciple Victor Considérant, économiste et polytechnicien ; Barthélemy-Prosper
Enfantin, dit le Père Enfantin, « chef suprême » d’une communauté libertaire ;
ou encore Pierre-Joseph Proudhon, théoricien de l’anarchisme et père de cette
fameuse maxime : « La propriété, c’est le vol. » En octobre 2001, lors d’un
entretien sous la tente, le Libyen confesse à Charles Josselin, alors secrétaire
d’État à la Coopération du gouvernement de Lionel Jospin, suivre de près la
controverse née peu auparavant des révélations sur le passé trotskiste du Premier
ministre socialiste. Et prie son visiteur de transmettre au locataire de Matignon
son vœu d’en discuter avec lui, avant de confirmer l’admiration qu’il voue non
seulement à Proudhon, mais aussi au théoricien russe de l’anarchisme, Mikhaïl
Bakounine.
Pour qui scrute l’évolution du discours kadhafïen et de ses références, tout
indique que l’appétit du Guide pour les écrits d’ailleurs s’est érodé au fil du
temps. Peu à peu, le lecteur éclectique et curieux s’efface devant le geek accro à
Internet, perméable aux fantasmes complotistes dont fourmille la Toile, happant
les rumeurs à la volée, de moins en moins enclin à faire le tri entre faits avérés et
constructions orwelliennes. En mai 2009, quand l’envoyé spécial de
l’hebdomadaire allemand Der Spiegel lui demande comment il s’informe, le
colonel connecté répond ceci : « Pour l’essentiel, sur Internet. Je suis en
permanence assis devant mon ordinateur. Je lis de préférence en arabe, mais
comme il est possible d’obtenir une traduction instantanée de l’anglais... »
Addiction confirmée l’année suivante dans les colonnes de Paris Match :
« J’aime bien surfer sur Internet. Personne ne connaît Google comme moi ! »
Singulière régression pour un homme longtemps si prompt à invoquer la
philosophie, la psychologie et la sociologie et à revendiquer un cousinage sacré.
« Le désert décrète-t-il un jour, a toujours produit de grands prophètes : Moïse,
Jésus, le Prophète Mohammed et moi. » On notera au passage que la passion du
webmaster bédouin pour les médias électroniques ne survivra pas à l’épreuve de
l’insurrection de février 2011. « N’importe quel crétin, fulmine-t-il alors,
n’importe quel chien, menteur, alcoolique ou opiomane peut dire ce qu’il veut
sur Internet. Vous le lisez et vous le croyez. Devons-nous devenir des victimes
de Facebook, de WikiLeaks et de YouTube ? »
Revenons-en aux origines de l’alchimie franco-libyenne. En 1971, la patrie
de Victor Hugo détient, aux yeux du jeune colonel, un atout plus fracassant que
la richesse de sa pensée : son industrie militaire. Nommé ambassadeur en Libye
avant même le pronunciamiento du 1 er septembre, Guy Georgy sera le témoin
privilégié, mais aussi l’un des acteurs, du compagnonnage entre le royaume
désertique et le pays des Mirage. Ceux de la dynastie Dassault s’entend. Avant
même que la brume se lève sur Benghazi et Tripoli, le président Georges
Pompidou détaille au diplomate en attente d’agrément sa feuille de route. « Le
monde arabe, constate l’ancien banquier épris de poésie, est en effervescence, la
croissance démographique et le pétrole, la misère et la richesse insolente s’y
côtoient, la soif de dignité et de justice est la nouvelle antienne du tiers-monde.
La moitié de ces peuples ont moins de 25 ans et l’avenir n’est certainement pas
aux rois, aux princes ni aux potentats de tout poil. Vous verrez ces jeunes gens.
Vous les écouterez pour savoir ce qu’ils veulent, vous les jugerez avec
sympathie, vous leur offrirez notre coopération-, » Ce qu’ils veulent ? De la
bienveillance et des avions de chasse. C’est le 11 octobre que Georgy présente
ses lettres de créance au « berger des Syrtes ». À l’heure convenue, le
commandant Abdessalam Jalloud, vêtu d’un battle-dress , vient le cueillir à sa
résidence au volant de sa Jeep. « Visiblement mal à l’aise », raconte l’envoyé de
Paris, Muammar Kadhafi se lève, s’assoit, ôte sa casquette toute neuve à la
visière frangée de dorures, la recoiffe, survole les notes griffonnées par son
ministre des Affaires étrangères d’alors, le francophone Salah Bouissir. Voici le
portrait que brosse de lui l’ambassadeur dans l’ouvrage cité plus haut : « Taille
moyenne, svelte, sec et légèrement voûté ; traits réguliers et énergiques, visage
hâlé et peau grêlée ; cheveux légèrement roux et ondulés, nez droit et fin,
mâchoire carrée, masséters puissants, deux plis profonds partant de la base des
pommettes vers le creux des maxillaires, l’œil noir et mobile enfoncé dans
l’orbite dont l’éclat est voilé par de longs cils qui battent fréquemment, sourire
discret sur des dents éclatantes, front élevé, cou mince avec une pomme d’Adam
très saillante : il émanait de lui une impression de force, de volonté et de
concentration, mais également de gravité et de méfiance. » Lors de l’entretien
suivant, le colonel prie son visiteur de transmettre ses salutations au raïs
Pompidou et lui signifie que le Comité révolutionnaire souhaite instaurer avec
Paris une coopération étroite dans les domaines civil et militaire, notamment en
matière aéronautique et maritime. S’il tient, sur les conseils de Nasser, à
privilégier ce partenaire ouest-européen, c’est par souci de s’affranchir de tout
lien de dépendance vis-à-vis de Moscou comme de Washington. Chargé de
conduire les pourparlers, le commandant Jalloud ne mégote pas : Tripoli réclame
110 chasseurs Mirage tout équipés, modèle préféré au MiG-21 soviétique,
d’autant que l’URSS tient à s’arroger le monopole de la fourniture des pilotes et
de l’assistance. A l’image de son ministre de la Défense Michel Debré, la France
hésite un temps, atermoie, puis acquiesce. Dès lors, l’affaire sera rondement
menée et le marché conclu dès décembre 1969. Serge Boidevaix, conseiller
diplomatique à la Défense, et Éric Desmarets, expert en contrats d’armements à
la direction économique du Quai d’Orsay, cueillent discrètement Jalloud à Orly
et l’acheminent chez Debré-. Las ! Le protocole d’accord « secret » ne le reste
pas longtemps : les services de renseignements israéliens ont levé ce lièvre de
belle taille. Ce qui, entre autres griefs, vaut en février 1970 au locataire de
l’Élysée les huées des Juifs de Chicago, ville étape d’un périple américain. À la
même époque, Kadhafi justifie cette énorme commande au détour de sa première
conférence de presse en bonne et due forme. Au regard de l’étendue de son pays,
argue-t-il, l’arme aérienne fournit « le seul moyen de défense efficace » contre
« l’expansionnisme sioniste ». « Nous ne pouvons blâmer les commandos
palestiniens, glisse-t-il au passage, d’attaquer des objectifs civils, car les
Israéliens le font aussi. » Un an plus tard, à Tunis, le colonel enfonce le clou.
« Nous sommes libres d’utiliser comme nous l’entendons les armes achetées
avec notre argent », répète-t-il, avant d’adresser à Dassault, en boutiquier avisé,
cette mise en garde : « Il n’y a pas que des Mirage dans le monde. Nous
pourrions acheter d’autres avions de combat. À des prix peut-être plus
avantageux. »
Il faudra pourtant attendre l’automne 1973 pour que le généreux
commanditaire pose le pied sur le sol français. Et ce, à la faveur non d’un
voyage officiel, mais d’une « visite privée ». Dans une note rédigée à la veille de
son arrivée et inspirée par les télégrammes de l’ambassadeur Georgy, Jean-
Bernard Raimond, conseiller à l’Élysée, dresse de sa gouvernance un panorama
flatteur, sinon idyllique. « Quatre ans après le coup d’État qui a renversé la
monarchie, écrit le futur chef de la diplomatie de Jacques Chirac, le colonel
Kadhafi a affermi son régime et le CCR demeure soudé autour de sa personne.
En dépit de ses outrances, il fait impression par sa pureté, son dynamisme, son
messianisme arabe. Ses déconvenues dans sa tentative d’union avec l’Égypte ne
paraissent pas avoir diminué sa popularité. » Le 23 novembre, lorsque, bravant
un vent frisquet, le Premier ministre Pierre Messmer vient accueillir au pied de
son avion le Bédouin trentenaire, il ne se doute guère des tourments que lui
causera sous peu son hôte. Rien de commun, certes, avec l’interminable
pantalonnade parisienne qui, trente-quatre ans plus tard, plongera Nicolas
Sarkozy dans une rage impuissante. Reste que les caprices du Libyen préfigurent
les cauchemars qu’endureront à l’avenir la plupart de ses hôtes. Logé au Plaza
Athénée, où il reproduit dans sa suite l’agencement d’un foyer bédouin, flanqué
d’une escorte pléthorique et de son épouse Safïya, vêtue à l’occidentale, nu-tête
et longue chevelure, Kadhafi n’entend rien des slogans scandés place de l’Opéra,
théâtre d’une manifestation hostile aux ventes d’armes que la Lrance consent à
un régime frénétiquement anti-israélien. Là n’est donc pas la cause de son retard.
Attendu à Matignon à 16 heures pour la signature d’un nouveau contrat, le
colonel ne paraît point. Il exige, apprend-on, que Messmer et son ministre des
Affaires étrangères, Michel Jobert, se déplacent jusqu’à son palace de l’avenue
Montaigne. « Il ne veut plus venir ?, éructe le chef du gouvernement. Ramenez -
le donc au Bourget ! » Raison d’État oblige, l’ancien administrateur colonial finit
par céder et se rend sinon à Canossa, du moins dans une suite du Plaza. Le
lendemain en revanche, l’ombrageux visiteur ne se fait pas prier pour gravir,
en sous-pull sombre à col roulé, les marches du palais de l’Élysée, où Pompidou,
déjà affaibli par le mal qui l’emportera, le reçoit plus de deux heures durant.
Devant les micros, le neveu politique de Nasser éreinte Sadate et le roi
Layçal d’Arabie Saoudite, ce « marchand de pétrole » que Radio-Tripoli dépeint
en « traître vendu aux Américains », et évoque les velléités indépendantistes qui
agitent Djibouti ou les Comores. En tête à tête, il prie son hôte d’enrayer
l’émigration juive européenne vers Israël, encense la « révolution culturelle »
fraîchement amorcée en Libye et, tout en réclamant l’accélération de la livraison
des équipements déjà commandés, soumet à la France une nouvelle shopping list
couleur kaki : une trentaine de Mirage V et Fl, fleurons de la gamme Dassault,
des hélicoptères Alouette et Super Frelon, des blindés, des vedettes, des batteries
de missiles Crotale, des fusées air-sol, sol-air et mer-mer et des systèmes radar.
La souplesse de Paris en la matière serait-elle dictée par ses seuls intérêts
pétroliers ? Pompidou le nie : « Ce qui a joué, argue l’enfant de Montboudif
(Cantal), c’est que nous avions constaté un vide. Et il n’y a rien de plus
dangereux qu’un vide. C’était beaucoup mieux, pour tout le monde, que ce soit
la France qui le comble. » Elle ne sera pourtant pas la seule à s’y employer. Pris
d’une frénésie d’achats militaires, le colonel dépêche quelques mois plus tard le
fidèle Jalloud à Moscou. Les chiffres qui circulent alors donnent le tournis : il est
question de 20 milliards de dollars de commandes sur vingt ans ; soit de quoi
acquérir, via un troc pétrole-armements, 6 000 tanks, un millier d’avions de
chasse de type MiG et 200 bateaux de guerre, assortis de missiles sol-air, de
pièces de DCA et d’une cohorte de conseillers. Patron du Service de
documentation extérieure et de contre-espionnage, le fameux SDECE, depuis
1970, Alexandre de Marenches range aussitôt le jeune officier putschiste parmi
les agents de l’expansionnisme soviétique. Il est vrai que Moscou, en quête dans
la région d’une tête de pont apte à suppléer un partenaire égyptien infidèle,
courtise le colonel. Et que celui-ci, quoique prodigue en anathèmes
anticommunistes, semble s’ingénier à alimenter le soupçon. Pour preuve, les
tournées qui le conduisent de Berlin-Est à Prague, ses emplettes, ses liens avec
les services secrets des satellites du Kremlin et l’amitié qui le lie au camarade
Todor Jivkov, maître de la Bulgarie.
Le feuilleton de ce séjour sur les bords de Seine, la première escapade en
Occident depuis la conquête du pouvoir, ne s’achève pas là. Passons sur
l’épisode, mineur, du check-up impromptu à l’hôpital Saint-Antoine. Et arrêtons-
nous un instant sur celui, mémorable, du forum monté et mis en scène à la hâte
par le journal Le Monde. L’idée en a germé lors d’un entretien avec Eric
Rouleau, l’envoyé spécial du journal du soir, qui voit en Kadhafi un être
« orgueilleux, entêté et sans scrupules », mû par un « insatiable besoin de
reconnaissance », mais plus mégalomane que fou. Assez avisé en tout cas pour
endosser le projet, stratagème idéal quand on tient à approcher le successeur de
Charles de Gaulle et à consolider sa stature internationale. Quand le colonel
débarque à Paris, rien n’est vraiment finalisé. Ni programme précis, ni
thématique arrêtée. Chez les héritiers d’Hubert Beuve-Méry, note Jeune Afrique,
on est « stupéfait », « bousculé par l’impatience du Colonel- ». Qu’importe, le
« colloque culturel » aura bien lieu ; en l’occurrence, cinq heures d’échanges
improvisés et rugueux avec d’éminentes figures de l’intelligentsia, dont les
orientalistes Maxime Rodinson et Jacques Berque, mais aussi des plumes du
Times , de La Stampa, de Die Welt et bien sûr du Monde. André Fontaine, alors
directeur de ce dernier et président de séance, en dévoilera plus tard les
coulisses-. La veille au soir, l’entourage de Kadhafi lui a transmis les exigences
du chef : pas de vin à table lors du dîner servi au terme des échanges, et, parmi
les invités, aucun des ambassadeurs des pays de la Ligue arabe, qu’il faut donc
décommander à la hâte. À la clé, ce samedi 24, un long dialogue de sourds.
Certes, Michel Tatu, chef du service étranger du journal de la rue des Italiens
prête à l’invité de « vastes connaissances nourries de lectures nocturnes », qui
s’ordonnent « en une harmonie préétablie autour du roc de la foi ». Mais
l’orateur tripolitain peine à emporter l’adhésion de l’auditoire quant à la
pertinence de sa « troisième théorie universelle », supposée solder
l’insurmontable antagonisme entre le capitalisme qui asservit et le communisme
qui aliène. En retour, il récuse les réflexions de l’essayiste franco-tunisien Albert
Memmi, l’un des théoriciens du concept de judéité, et réprouve l’ardent
plaidoyer que l’ancien président du Conseil Pierre Mendès France prononce en
faveur de la réconciliation israélo-arabe. Traité en « homme de guerre » - un
comble -, « PMF » échoue par ailleurs à lui faire admettre l’existence de « ce
que », Kadhafi dixit, « on appelle l’État d’Israël ». Le Libyen, qui aime se frotter
aux penseurs de son siècle et se croit déjà leur égal, croise ensuite le fer avec
l’historien Claude Bourdet et le philosophe Roger Garaudy. C’est que le premier
ose voir dans le nationalisme et la religion des masques de l’exploitation. Tandis
que le second doute à voix haute de l’apport de l’islam au socialisme.
Quelques années plus tard, le Guide, de retour à Paris, brandira lors d’une
conférence de presse tenue dans un salon de l’hôtel George-V la traduction en
arabe d’un essai du même Garaudy. « Ce que je sais du marxisme, proclame-t-il
alors, je l’ai appris dans ce livre. » En 1978, le stalinien repenti, qui ne s’est pas
encore égaré dans les marais fangeux du négationnisme, relate dans Paris Match
une autre rencontre, en Libye cette fois-. Quatre heures de tête à tête, à l’air libre
puis sous la tente, sur les mérites comparés des théologies chrétienne et
musulmane. À cet interlocuteur, converti tour à tour au protestantisme, au
catholicisme puis à l’islam, le colonel confie qu’il tient la Libye pour le pivot du
futur dialogue des civilisations...
Quand, à F heure de conclure le happening du Plaza Athénée, l’avocat
Michel Habib-Deloncle, patron de la chambre de commerce franco-arabe,
demande à l’invité du Monde si un chef d’État peut être philosophe, le colonel
s’en tire en invoquant Platon et sa République. Bilan de l’opération ? Kadhafi,
avance le quotidien vespéral dans sa recension, a quitté la tribune « pleinement
satisfait ». Quant à Éric Rouleau, il fait étalage de ses dispositions pour la
carrière de diplomate qu’il embrassera bientôt : « Muammar Kadhafi, écrit-il,
n’a pas toujours été convaincant, loin de là. Mais par son comportement, son
calme, son ton conciliant et ses remarques faussement ingénues, il a sans doute
amené nombre de ses auditeurs à nuancer l’idée qu’ils se faisaient de lui. »
Soit. Peut-être le colonel a-t-il en outre étoffé, à son insu, les rangs de ses
zélateurs. Dans les couloirs du métro parisien, des adeptes de la secte
californienne « Les Enfants de Dieu » distribuent à cette époque une plaquette de
six pages bien tassées intitulée « Le tiers-monde de Kadhafi- ». Plaquette signée
Moïse-David, pseudonyme adopté par l’ancien télévangéliste David Brandt
Berg, gourou incestueux et pédophile. Son contenu ? Un recueil, en caractères
minuscules, des 58 « sourates » de ce « prophète moderne », de cet « Aladin
contemporain », pourfendeur de tous les matérialismes, qu’ils soient d’essence
capitaliste ou communiste. Juste retour des choses : l’année précédente, au
risque d’un hiatus culturel baroque, une délégation de hippies des Children oj
God avait été invitée à la Foire internationale de Tripoli. Faveur d’autant plus
paradoxale que Kadhafi ne fait pas mystère, auprès de l’ambassadeur de France
Guy Georgy, du mélange de méfiance et de dégoût que lui inspirent les hordes de
touristes sans gêne aux défroques grotesques, vecteurs à ses yeux de corruption
et de subversion, quand il ne les assimile pas à des espions à la solde d’Israël.
Mais voilà : pour le chef bédouin, peu au fait des affaires du monde, tout
insoumis occidental, tout fantassin de l’anti-impérialisme fait figure d’allié
objectif. D’où la bienveillance précoce qu’il manifeste envers le boxeur
américain Cassius Clay, devenu Mohammed Ali en 1965, les combattants de
l’Armée républicaine irlandaise (IRA) ou les terroristes palestiniens.
Bienveillance active sur laquelle, bien sûr, il nous faudra revenir.
ACTE III
RAIDISSEMENT
Vers la Jamahiriya
A quoi peut bien ressembler la « révolution culturelle » dont le colonel avait,
à l’automne 1973, vanté les vertus auprès de son hôte élyséen Georges
Pompidou ? L’ardent putschiste désigne ainsi le virage brutal imprimé à la faveur
d’un discours prononcé le 15 avril précédent à Zouara, cité côtière de l’Ouest.
Cette adresse réputée fondatrice, qui préfigure l’éclosion trois ans plus tard de la
Jamahiriya, ou « République des masses », résulte au fond d’un triple dépit.
Celui qu’inspirent les revers cuisants du forcing panarabe. Celui que suscite
l’incapacité de l’USA, parti paralysé par ses travers bureaucratiques, à élargir la
base populaire du régime. Celui, enfin, né des désaccords fréquents au sein du
CCR. Pour ressusciter la pureté de l’élan révolutionnaire, affranchir les
mentalités des démons du matérialisme et de l’appât du gain, Kadhafi s’en remet
au peuple, au besoin contre l’appareil. Nul doute que ce credo doit un peu de sa
tonalité maoïste au long récit que fit à l’orateur, deux jours auparavant, son ami
Mohammed Heykal - l’éditorialiste d ’Al-Ahram, fraîchement rentré d’un périple
chinois.
C’est à prendre ou à laisser. Si le programme en cinq points énoncé à Zouara
n’emporte pas l’adhésion, la Libye devra se passer de son prophète. Les cinq
points ? Abrogation des lois en vigueur au profit d’un mélange de charia - loi
coranique - et de décrets, liquidation des opposants, ces « malades dépravés et
aliénés », armement des masses, épuration administrative et culturelle,
arabisation totale, notamment dans l’enseignement. Honneur aux valeurs
islamiques et sus à la routine, aux tièdes, aux traîtres, aux « déviationnistes » et
autres « corrompus ». Les ennemis à terrasser sont légions : la bourgeoisie, les
agents pro-occidentaux de l’intelligentsia, les marxistes, les baasistes et, bien sûr,
les Frères musulmans. Une campagne d’affichage magnifie l’homme du peuple
et flétrit le nanti, l’intello gauchisant, le fonctionnaire indolent. Au fil des mois,
plusieurs milliers de « comités populaires », dûment annés, éclosent dans le
pays. Dans les quartiers et les entreprises, sur les campus, il leur revient de
destituer les cadres déloyaux et les enseignants indignes de confiance, mais aussi
d’expurger les bibliothèques des ouvrages malsains. 11 y a de l’autodafé dans
l’air. Le lendemain, de retour à Tripoli, Kadhafi incite d’ailleurs son peuple à
« brûler les livres qui colportent les pensées importées de l’Occident
réactionnaire capitaliste ou du communisme juif » ; à charge pour une cellule ad
hoc d’intellectuels de dresser l’inventaire des écrits promis aux flammes. Les
« masses » ainsi houspillées passent à l’action, attaquant librairies, cinémas et
centres culturels. Une escouade de zélotes investira même le 2 juin le siège de
Radio-Tripoli, pourtant peu suspecte de déviance subversive, substituant aux
programmes habituels chants patriotiques et leçons politiques. Nul n’échappe
plus à l’étouffante vigilance des épurateurs. Pas même les écoles, les hôpitaux ou
les banques, promptement caporalisés. L’heure des ambassades à l’étranger
sonnera plus tard. Précisément le 1 er septembre 1979, date du dixième
anniversaire de la révolution. Ce jour-là, Muammar Kadhafi annonce leur
disparition, au profit de « Bureaux populaires », invitant les concitoyens
expatriés, étudiants en tête, à marcher sur les chancelleries pour en prendre les
commandes, quitte à évincer au passage les diplomates en poste jugés trop
pusillanimes. Tel sera le cas à Paris, Londres, Washington, Bonn, Madrid, Rome
et La Valette (Malte). Dès lors, quiconque cherche à joindre par téléphone
l’ambassadeur de Libye en France a droit à la mise au point courtoise mais
ferme d’un assistant : « Vous voulez dire le secrétaire du Bureau populaire de la
Jamahiriya ? »
Le 13 mai 1973, moins d’un mois après la diatribe de Zouara, Muammar
Kadhafi reçoit la presse. Ce jour-là, derrière l’imposante tribune installée sur la
scène du théâtre des scouts de Tripoli, et sous un aigle nassérien majestueux, le
colonel gratifie 200 journalistes d’un one-man-show de près de six heures.
Costume sombre, cravate noire sur chemise claire, tantôt caustique, tantôt
cassant, il assimile son changement de cap à une « tentative unique dans le
monde, à l’exception peut-être de la révolution française de 1789 et de la
révolution algérienne ». « Nous voulons, martèle-t-il, revenir à notre vraie
culture, à nos traditions, dont le Coran est l’expression. Supprimer tout ce qui
s’est superposé à notre identité, à notre pensée authentique. » Haro dès lors sur
les beatniks, les athées et les existentialistes, Jean-Paul Sartre en tête. À cet
« homme perdu », auteur d’œuvres « inutiles », Kadhafi conseille charitablement
de se plonger dans les versets du recueil sacré afin d’y trouver la vérité qu’il
cherche vainement.
Fuite en avant ? A l’évidence : dans l’adversité, 1 ''imperium kadhafïen
préfère la surenchère à Yaggiornamento. Fait du prince ? Indéniable. Un prince
passé maître dans l’art du « partir pour mieux rester ». À peine un an après le
prêche de Zouara, le colonel se démet par un décret en date du 2 avril 1974 de
son statut de président du CCR, au profit de celui de qaïd as-Thawra, ou Guide
de la révolution, ce qui lui confère une forme sinon de sacralité, du moins
d’« irresponsabilité » politique. Le voici enfin délesté des contingences terre à
terre de la gestion quotidienne. En revanche, pas question de céder les
commandes des forces armées. Dans un communiqué d’explication lu à la radio,
Kadhafi se dit « fatigué du protocole », désireux d’alléger le fardeau des
obligations formelles. A l’époque, il est même question de convoquer sous peu
des élections, hardiesse promptement abandonnée. Les attributions de chef
d’État - accueil des présidents et souverains étrangers, réception des lettres de
créance des nouveaux ambassadeurs - échoient désormais au complice
Abdessalam Jalloud. Lequel séjourne à Paris quand tombe l’annonce de ce tour
de bonneteau. Et pour cause : il y représente la Libye lors de la messe célébrée à
la mémoire du défunt Pompidou.
Dans l’immédiat, le vigoureux tour d’écrou de Zouara, loin de faire
l’unanimité, attise les foyers de l’insoumission. Lrondeuses par nature, les
universités regimbent contre l’ordre nouveau. Au mitan de la décennie 1970, les
élites étudiantes, libérales comme islamistes, donnent de la voix. On manifeste
pour la liberté d’expression, contre la conscription obligatoire ou, sur le campus
de Benghazi, contre le trucage éhonté d’élections internes. Audaces réprimées
sans faiblesse, le pouvoir étouffant tous les foyers de la « subversion ». Le
théâtre, la musique et la peinture perdent droit de cité. Et seul le cinéma de
propagande survit. Déjà, Kadhafi supporte mal qu’on lui résiste. Toute réserve
est dissidence ; toute contestation, trahison. On ne prêche plus ni ne sermonne,
on cogne, on coffre, on pend, on fusille. Et pas seulement les 22 officiers félons
ou présumés tels du coup avorté de 1975. Au lendemain des émeutes
d’avril 1976, deux étudiants benghaziotes expirent sur le gibet. Deux autres
connaîtront le même sort l’année suivante. À la même époque, une douzaine
d’écrivains et journalistes contestataires écopent de peines de prison à vie ;
certains d’entre eux succomberont sous la torture.
Renforcé, le dispositif répressif s’adosse à un robuste pilier : la Sécurité
générale intérieure. Tout à la fois police politique et appareil de renseignement,
cet organe en partie formé par les services égyptiens bénéficie de l’encadrement
des conseillers du ministère de la Sécurité d’Etat de la République démocratique
allemande (RDA), mieux connu sous le nom de Stasi. « Berlin-Est a convaincu
Muammar Kadhafi de muscler ses services secrets au moment où il préparait le
lancement de la Jamahiriya, précise T ex-ambassadeur de France Christian
Graeff. Mais lui a choisi d’en confier les rênes à Ibrahim Bechari, réputé proche
de Paris, histoire de contrebalancer l’influence est-allemande. Et de fait, Ibrahim
a agi en bonne intelligence avec ses homologues tricolores-... » Graeff sait de
quoi il parle : ancien élève d’une des écoles nomades créées par ses soins lorsque
cet ex-méhariste servait en qualité d’administrateur de la France d’outre-mer
dans le nord-est du Tchad, Bechari, issu d’une tribu arabe affiliée aux lignées
bédouines libyennes, deviendra un ami. « À la faveur de rendez-vous calés par
téléphone en langage codé, on se retrouvait discrètement sur la place du 1 er -
Septembre - la future place Verte. Chaque premier mercredi du mois, Bechari
quittait Tripoli vers 3 heures du matin pour atterrir sur un aéroport militaire
proche de Chartres, d’où il filait à la “Piscine”, boulevard Mortier. » En clair, le
siège de la Direction générale des services extérieurs (DGSE). Alors délégué
auprès de la Ligue arabe, l’ancien espion francophile périra en septembre 1997
dans un accident de la circulation. « Un accident ? Plutôt un assassinat », objecte
aujourd’hui Graeff. 11 faut dire qu’en Libye, les périls routiers ont bon dos. À
l’automne 1985, la disparition du colonel Hassan Ishkal, beau-frère du Guide au
pedigree impeccable - ancien commandant de la région militaire de Syrte, ex¬
patron de l’armée de l’air et vétéran des services de renseignements -, avait
suscité un soupçon analogue. « Kadhafi savait que nous nous connaissions bien,
raconte Roland Dumas, émissaire dépêché à l’époque en Libye par Lrançois
Mitterrand. Après m’avoir accueilli sous sa tente, il me prend à part et me glisse
ceci, sans que je puisse juger de la sincérité de son affliction : “J’ai une mauvaise
nouvelle à vous annoncer : votre ami Ishkal est décédé-.” » « Comment ? »,
s’enquiert Dumas. « Un accident de voiture, dans le désert », répond son hôte.
Or, tout porte à croire que ce Guedadfa a payé de sa vie soit une altercation avec
son parent par alliance, soit les liens noués à Genève avec des agents
occidentaux. « 11 avait aussi pris contact secrètement avec notre ambassade à
Tripoli, avance l’ancien locataire du Quai d’Orsay. En prison, on a posé un
pistolet sur la table de sa cellule. Pas d’autre issue que le suicide. » Scénario plus
glaçant encore que celui avancé en mars 2011 par le New York Times- : selon
cette variante, Ishkal aurait été abattu sur le seuil de Bab al-Aziziya par la garde
rapprochée du Guide pour avoir osé contester la stratégie tchadienne de son
illustre parent...
Le sait-on assez ? C’est le 2 mars 1977 que survient, du moins dans l’esprit
de Muammar Kadhafi, « le plus grand événement de tous les temps ». À Sebha,
en présence du Cubain Lidel Castro, le colonel proclame, sous la forme d’une
« déclaration » solennelle, « l’instauration de l’autorité du peuple » et annonce
son corollaire : la naissance de la « grande Jamahiriya arabe libyenne populaire
socialiste ». L’État libyen s’efface donc au profit d’un néologisme forgé pour
l’occasion, alliage de deux concepts : la République (joumourieh en arabe) et les
masses (jcimahir). Quant au Conseil de commandement de la révolution, réduit à
cinq membres depuis 1975, il cède la place à un « secrétariat général du Congrès
général du peuple », que le colonel présidera trois années durant. « Ce jour-là, se
souvient Marc Kravetz, nous étions deux envoyés spéciaux français à couvrir
l’événement, Lrancis Cornu pour Le Monde et moi-même pour Libération, aussi
perplexes l’un que l’autre. Via nos interprètes, l’entourage de Kadhafi a tenté,
tableau noir à l’appui, de nous expliquer ce concept intraduisible-... » Comment
décrypter le code génétique de cet « opni », objet politique non identifié ? Selon
l’universitaire franco-néerlandaise Maria Graeff-Wassink, la Jamahiriya s’inspire
de Vorf, droit coutumier bédouin en vigueur dans la période antéislamique-.
François Burgat et André Laronde, eux, y décèlent un ADN « anarcho-
léniniste- ». Plus de noir ni de rouge pourtant sur le drapeau adopté quelques
mois plus tard, lorsque le colonel, ulcéré par la visite de Sadate à Jérusalem le
19 novembre 1977, abandonne les couleurs de l’Union des républiques arabes,
supplantées par un vert uniforme et sans motif. Le vert du Livre fameux, bien
sûr, mais aussi le vert de l’islam. Le Coran, prévient Muammar Kadhafi,
constituera « la Charte sociale de la Jamahiriya ».
Le colonel tient-il là, enfin, la panacée, l’antidote radical à l’essoufflement
militant ? N’exagérons rien : passé l’élan initial, le réseau des « comités
populaires de base », fondement du nouvel édifice, peine à s’enraciner hors des
centres urbains, tout comme au sein des tribus nomades majeures. Bientôt, un
autre handicap amortit l’impact de ces cénacles chaotiques propices aux
règlements de comptes : l’absentéisme. Phénomène qui minera d’ailleurs tous les
organes « participatifs » de la Jamahiriya. Sièges des comités, les mathabat -
camps de base en arabe -, bâtiments coniques à l’architecture inspirée de la
hutte bédouine, finiront par sonner creux. Si l’on assiste aux réunions, c’est
avant tout par crainte des représailles qui sanctionnent le défaut d’assiduité. Dès
les années 1990, les séances rituelles virent au théâtre d’ombres. À l’orée du
nouveau millénaire, lorsqu’un reporter français émet le désir d’assister à la
prochaine séance d’un de ces comités supposés populaires, on l’éconduit avec
une mimique embarrassée.
Le Livre vert à livre ouvert
Voici venu le moment de s’aventurer dans le maquis touffu de la pensée
kadhafïenne. Inutile d’espérer comprendre la trajectoire hors norme du fondateur
de la « République des masses » sans passer au scanner les pièces à conviction
doctrinales qui balisent celle-ci. Qu’il s’agisse de l’illustre Livre vert, lointain
cousin du Petit Livre rouge de Mao, ou de recueils d’entretiens parus
ultérieurement, les écrits et les propos du Guide fournissent un indispensable
GPS. Indispensable, mais certes pas suffisant. Car le pilote du char libyen, lancé
sur un réseau routier mondial terriblement aléatoire, n’a que trop rarement
actualisé les cartes de son ordinateur de bord intellectuel. D’où les embardées,
les virages brusques, les demi-tours et les collisions qui jalonneront le quasi-
quart de siècle le séparant encore d’une mise à mort barbare. Il n’empêche : ces
lectures dessinent les contours d’une réflexion certes déroutante, mais parfois
moins extravagante qu’il n’y paraît, adossée, au choix, à de solides invariants ou
à de tenaces obsessions.
En mai 1973, un mois après le discours de rupture de Zouara, le qaïd as-
Thawra dessine à grands traits, à la tribune d’une conférence internationale pour
la Jeunesse arabe et européenne, les contours de sa « troisième théorie
universelle », censée frapper d’obsolescence toutes les doctrines antérieures.
Modestement mis « au service de l’humanité », ce dogme novateur aurait
notamment le mérite de transcender le vain combat entre capitalisme et
marxisme. Puisqu’il est question ici de l’humanité, notons que la trouvaille ne
convainc pas le quotidien communiste français ainsi baptisé. En juillet 1973, son
éditorialiste Jacques Coubard fustige un cocktail de « dangereux mirages » et
d’« idées rétrogrades ». Loyal moscoutaire, il reproche au colonel de mésestimer
gravement le rôle du bloc soviétique dans l’émancipation de son pays et de
méconnaître « les données élémentaires de la lutte anti-impérialiste ». En outre,
la plume de l’organe central du PCF n’oublie pas sa complicité active lors de la
« liquidation » de camarades soudanais, épisode relaté plus haut.
Pas de quoi dissuader Kadhafi de formaliser sa vision. Ce sera chose faite à
compter de 1976, sous la forme d’un « Livre vert », ouvrage succinct à la
ponctuation approximative, dont les trois « tomes », en version française,
tiennent sur une centaine de pages petit format. Pensée du désert ou désert de la
pensée ? Chercheur à l’université d’Oxford, Jason Pack préfère le décryptage du
verbe à l’ironie à trois dinars. Lui a disséqué tous les discours prononcés par le
prolixe colonel jusqu’à ce que chancelle la Jamahiriya. Conclusion : le Bédouin
se voit en « roi philosophe » ; et ses adresses composent, à tout le moins sur les
registres économique et théologique, un paradigme utopique cohérent-.
Admettons. Reste qu’avec le recul que prodigue le temps qui passe, la lecture du
Green Book suscite une intense perplexité.
Que ce bréviaire grandiloquent, farci de paraboles simplistes, redondant
quoique elliptique, rudimentaire mais confus, ait stimulé la plume de cohortes de
scoliastes laisse pantois ; qu’il ait inspiré tant de colloques, au pays comme à
l’étranger, en dit long sur la complaisance, parfois monnayée, envers son
inspirateur ; que cette « nouvelle Bible », ainsi que la désigne son auteur, ait été
publiée dans une trentaine de langues, dont le serbe et le swahili, devrait suffire à
rendre l’espoir aux traducteurs désœuvrés et aux éditeurs à la peine. Mieux, ou
pis, ce mince catéchisme, lesté ultérieurement il est vrai de commentaires
publiés en fascicules puis réunis en un volume de 460 pages, sera des années
durant l’unique sujet de glose d’un Centre mondial d’études et de recherches,
lequel produira en deux décennies pas moins de 140 travaux d’exégèse, avant de
glisser dans une léthargie sans retour. Il sera aussi tout naturellement l’étoile
polaire de l’Académie de la pensée jamahiriyenne, logée dans un palais
tripolitain, vestige de la colonisation italienne, et dirigée un temps par Rajab
Boudabbous, ministre de la Culture et de l’Information de 1987 à 1990.
Singulier personnage que ce francophone gourmé à la rhétorique marxisante,
lunettes fumées et barbiche finement taillée, docteur en philosophie
contemporaine formé à Besançon puis Aix-en-Provence, et auteur sous la
direction du professeur François Meyer - « un juif, mais un homme très bien »,
disait-il de lui - d’une thèse sur la « liberté sartrienne ». Il faut, comme l’auteur
de ces lignes, avoir conversé à plusieurs reprises avec Boudabbous, conservateur
en chef de l’utopie kadhafiste, pour mesurer l’effet corrosif du désenchantement
sur l’élite intellectuelle du régime. À l’entendre, les compromis passés au fil des
ans avec l’Occident comme avec le capitalisme mondialisé auront dévoyé l’idéal
original de la révolution. À propos du fameux Livre vert, le propagandiste
contrarié confia un jour qu’il s’apparente au « sommaire d’un livre qui n’a pas
encore été écrit- ». Et ne le sera d’ailleurs jamais. De fait, sa construction
erratique et son indigence conceptuelle étonnent.
Un traité de gouvernance puisé aux sources de la « vérité universelle » ? Un
« code d’organisation politique », ainsi que le définit Guy Georgy ? L’« ouvrage
instructif d’une rare utopie » que salue l’ambassadeur Christian Graeff ? Ou « un
ramassis de foutaises, que les écoliers étaient contraints d’apprendre par cœur, et
dont on lisait des passages avant le journal télévisé du soir- », comme fulmine
aujourd’hui le diplomate égyptien Mohammed al-Nokaly ? Réponse, certes
entachée de lucidité rétrospective : au mieux, l’ébauche d’une apologie du
socialisme islamisé, mâtinée d’un éloge du mode de vie bédouin. Le style,
cocktail d’envolées lyriques, de raccourcis frappés au coin du bon sens et de
slogans à la tonalité soviéto-maoïste - « Pas de démocratie sans congrès
populaires », « Des comités populaires partout » -, accroît l’incrédulité amusée
du lecteur. D’autant que certaines tautologies et lapalissades doivent moins à
Montesquieu qu’à Pierre Dac. Citons celles-ci : « La poule pond mais le dinar ne
pond pas » et « La femme a des menstruations et l’homme n’en a pas ». Sur le
rôle dévolu aux épouses, sœurs et filles, le Guide ne craint pas, comme on le
verra dans les pages qui suivent, de se contredire. Au fil des chapitres, il professe
puis réfute, au nom des lois biologiques, l’égalité des genres. « La femme, lit-on
ainsi, est avant tout une femelle. » Même confusion quant aux structures
traditionnelles de la société libyenne. « Le système tribal et sectaire est
politiquement rejeté et honni », découvre-t-on dans le tome 1. Avant
d’apprendre, deux pages plus loin, que « la coalition de classes ou de tribus reste
préférable à la coalition de partis ». Le fait minoritaire inspire une approche tout
aussi nébuleuse. 11 convient de se méfier des minorités, sous-produits de la
destruction du nationalisme, mais les considérer « comme politiquement et
économiquement minoritaires relève de la dictature et de l’injustice ».
Comprenne qui pourra. Enfin, le Guide parsème sa prose de commandements
qu’il piétinera méthodiquement. L’État-nation, apprend-on, est la « seule formule
politique en harmonie avec la structure sociale naturelle ». Soit. Mais pourquoi
avoir déployé ensuite tant d’énergie à « dissoudre » toute ossature étatique ?
Si le quotidien Al-Fajr al-Jadid (L’Aube nouvelle) en dévoile quelques
extraits dès septembre 1975, le premier des trois opus ne sera publié in extenso
qu’un an plus tard. Son titre : La Solution du problème de la démocratie. Le
pouvoir du peuple. La thèse vient de loin. Dans un de ses premiers discours
« fondateurs », prononcé le 28 novembre 1969, le leader du CCR avait déjà
décrété l’inadéquation entre la démocratie représentative et les spécificités
libyennes. Tous les traités de philosophie qui ont prétendu résoudre ce casse-tête,
insiste-t-il le 18 janvier 1976, lors d’une adresse aux 970 délégués du Congrès
général du peuple (CGP), ont fini au rebut. À l’inverse, le Livre vert fournit en
toute simplicité la « solution définitive au problème de 1’“appareil de
gouvernement” ». 11 « indique aux peuples le moyen de passer de l’ère de la
dictature à celle de la démocratie véritable ». Kadhafi récuse d’emblée la règle
de la majorité électorale, censée conduire « à un système dictatorial », mais aussi
toute forme de délégation de souveraineté. Au passage, l’auteur émet des
critiques pertinentes sur les travers de la présidentielle à un seul tour, et,
s’agissant des législatives, sur les iniquités démographiques dues au scrutin de
circonscription. Le parlement ainsi élu ? Une « représentation trompeuse du
peuple », une imposture, une falsification. Quant au député, le voici relégué au
rang d’usurpateur de souveraineté. Les citoyens abusés déposent « des bulletins
dans les urnes de même qu’ils jetteraient des papiers dans une poubelle ». « Les
dictatures les plus tyranniques » que la Terre ait portées, poursuit l’auteur, « se
sont établies à l’ombre des assemblées parlementaires ». Là encore, force est
d’admettre que l’histoire européenne, pour ne citer qu’elle, n’infirme pas sa
thèse. Moralité : « Pas de substitut au pouvoir du peuple. »
La même année, le colonel ordonne le transfert vers les secteurs productifs -
agriculture et industrie - de 75 000 fonctionnaires subalternes, huissiers et
garçons de bureau notamment, afin d’enrayer une pénurie de main-d’œuvre
aggravée par le renvoi d’environ 100 000 travailleurs égyptiens, rançon de la
« drôle de guerre » de juillet, évoquée précédemment. Reste, souligne Le Monde,
que la troisième session du CGP, tenue en novembre, « illustre les limites- » du
dogme nouveau. Conclusion de l’envoyé spécial Roland Delcour :
« L’expérience de “démocratie directe” qui a suivi celle de la “révolution
culturelle” se heurte, comme la première, aux abus de la bureaucratie, à l’incurie,
aux contradictions d’intérêts locaux, à la multiplication des besoins nés de
l’afflux de l’argent facile du pétrole. »
Aucun outil démocratique conventionnel ne trouve grâce aux yeux du
théoricien des Syrtes. Le parti politique, assimilé à la « tribu des temps
modernes », voire à une « secte », n’est pas mieux loti que les autres. Car il
s’agit d’un instrument de la « dictature contemporaine ». Quant au
multipartisme, il « exacerbe la lutte pour le pouvoir », laquelle « aboutit à
l’anéantissement de tout acquis du peuple », « sabote tout plan de
développement de la société » et bafoue le caractère indivisible de la
souveraineté populaire. Le référendum, peut-être ? Non. Même s’il y a eu
recours, notamment pour parer d’une caution citoyenne tel traité d’union avec
l’Égypte, Kadhafi le range au rayon des « impostures ». « La démocratie, c’est le
contrôle du peuple par le peuple. » Et réciproquement ? Seul remède aux maux
ontologiques de la démocratie classique : les congrès populaires de base (CPB),
dont les prototypes sont apparus dès novembre 1975. La réunion des secrétariats
choisis par ceux-ci compose à l’échelon supérieur un autre congrès, tout aussi
populaire. Et lesdits congrès - on en dénombre 450 environ - désignent des
comités administratifs, forcément populaires eux aussi, appelés à se substituer à
l’administration gouvernementale. « Tous les services publics, précise le Livre
vert, se trouvent dirigés par des comités populaires. » Déjà mentionné, le CGP,
émanation des CPB, des comités populaires, des syndicats et des associations
professionnelles, se réunit une fois l’an et arrête un programme mis en œuvre par
les comités populaires. Que dire de ce dispositif idéal ? Qu’il est par principe
irrécusable, n’ayant jamais vraiment fonctionné.
Suit un chapitre sur « la loi de la société ». Ici, la logorrhée kadhafienne
s’adosse au postulat de l’existence d’un ordre naturel d’essence religieuse,
intangible, universel et perpétuel. « La loi véritable d’une société, lit-on, est la
tradition ou la religion. » Reste que Kadhafi a souvent flétri l’une, gage
d’arriération, comme l’autre, vecteur du fanatisme. En revanche, la Constitution
ne saurait à elle seule refléter cette « loi de la société ». La preuve : « 11 existe
différentes constitutions, alors que la liberté de l’homme est partout la même. »
Dès lors, « rédiger une Constitution et la soumettre au référendum des seuls
votants est une mascarade ». Suit une contre-vérité dont le Bédouin Kadhafi ne
peut ignorer l’inanité : « La loi coutumière ne prévoit pas de sanctions
matérielles, mais des sanctions morales, seules dignes de l’homme. » Sous le
précepte « tous journalistes », le Livre vert promeut ensuite une vision basiste et
catégorielle du devoir des médias. « La presse démocratique, stipule-t-il, est
celle que publie un comité populaire composé de toutes les catégories sociales. »
En clair, nul ne peut s’arroger le droit de s’exprimer au nom des autres. Pour le
coup, difficile de dénier à l’auteur un talent visionnaire : trente ans plus tard,
l’éclosion des « médias sociaux » offrira une cure de jouvence électronique au
leitmotiv « tous journalistes ! », pour le meilleur parfois, pour le pire souvent.
Mais sans doute le passage le plus insolite de ce premier tome se niche-t-il dans
sa conclusion : « Telle est la démocratie véritable du point de vue théorique,
mais dans la pratique, ce sont toujours les plus forts qui gouvernent. » Humilité
paradoxale, candeur involontaire, soudain accès de lucidité ou cynisme assumé ?
Quarante ans après, les paris restent ouverts.
Le deuxième tome, publié en novembre 1977, traite quant à lui de « la
solution du problème économique », en clair, le socialisme. En cette matière,
l’acte de foi se veut progressiste, égalitariste, autogestionnaire. Tout doit
disparaître ; à commencer, précisera-t-il en 1982 dans une interview à la
Télévision suisse romande, par le commerce lui-même, « instrument
d’exploitation », donc entrave à l’émergence d’une « société égalitaire ». Le
lexique choisi l’atteste : sur la prose du Guide flottent les fantômes de l’utopiste
Charles Lourier et de Karl Marx. Un permanent de la CGT, un rescapé du défunt
PSU - Parti socialiste unifié - ou un militant mélenchoniste feraient volontiers
leur le cortège d’« avancées » sociales préconisées : réduction des horaires de
travail, rémunération décente des heures supplémentaires, instauration d’un
salaire minimum garanti, participation des travailleurs à la gestion et aux
bénéfices, interdiction des licenciements arbitraires, couverture sociale et droit
de grève. Mais si « celui qui produit dispose de sa production », le salarié reste
un « esclave temporaire » et sa paye une « aumône » et un instrument
d’asservissement. 11 convient donc d’abolir le salariat et d’instaurer un
« socialisme naturel ». Exit le salarié, bienvenue à l’« associé ». Tout individu
détenant une fortune excédant ses besoins enfreint la « loi naturelle » ; principe
que le Guide, on le verra, n’aura pas su inculquer à ses propres enfants,
flambeurs impénitents pour la plupart. Le revenu engendré par une production
donnée doit être partagé en trois parts égales, allouées aux fournisseurs de
matières premières, aux moyens de production et aux travailleurs. Ces derniers
peuvent œuvrer au sein d’une « entreprise socialiste », dans un service public ou
à leur compte. Mais l’activité ne saurait être orientée vers le profit ou la
« thésaurisation stérile ». Plus de domestique : le ménage doit être assuré par les
occupants de la maison ou de l’appartement, voire confié à des fonctionnaires
dédiés. Par ailleurs, Kadhafi prédit l’élimination progressive des syndicats
ouvriers que supplanteront, au terme d’un processus hélas inexpliqué, les
syndicats de techniciens et d’ingénieurs. Le chapitre consacré aux « besoins » du
citoyen lambda recèle un éloge inattendu de la propriété privée, tenue pour
« sacrée ». 11 n’empêche. Si chaque famille a droit à un toit, la location d’un
logement et l’accession à la propriété sont proscrites. La terre, elle, n’appartient
à personne. D’où l’abolition, officialisée en mars 1978, de la propriété foncière.
Ultime étape de la métamorphose préconisée : la disparition du profit et de la
monnaie. « La troisième théorie universelle, résume l’auteur, annonce la
libération définitive des masses du joug de l’injustice, du despotisme, de
l’exploitation. » Interrogé en février 1983 par TF1 sur les grèves qui paralysent
alors la France, le Guide livre son verdict en ces termes : « Quand les comités
populaires géreront les entreprises, les travailleurs recevront une part de leur
production au lieu d’un salaire, et les grèves s’arrêteront. » Transmis, en cette
rentrée brûlante, à Emmanuel Macron et Édouard Philippe.
Révélé le 1 er juin 1979, le troisième et dernier volet, consacré aux
« fondements sociaux » de la théorie kadhafïenne, apparaît comme abscons,
verbeux, sinon amphigourique. Mais il s’avère aussi le plus instructif quant à
l’univers mental de l’autocrate. Univers bancal, tiraillé entre la prétention
universaliste et le primat de la communauté enracinée. Comment marier le
nationalisme - gage de la survie des nations - à l’ambition panarabe ou
panafricaine ? La vision du couple résulte elle aussi d’un effort de synthèse
illusoire entre - va pour le cliché - tradition et modernité. Certes, « nul ne doit
épouser une autre personne contre son gré, ou divorcer sans consentement
mutuel ou sans juste procès ». Mais si le libre choix du partenaire doit prévaloir,
« le mariage à l’intérieur du groupe renforce évidemment son unité ». La
famille ? Elle a « plus d’importance que l’État, système artificiel ». La tribu ?
Tantôt socle irremplaçable de la vie sociale, tantôt facteur d’arriération. La tribu
est une grande famille, la nation une grande tribu et le monde une grande nation.
Reste que rien ne saurait supplanter le foyer élargi : « Le lien social, la cohésion,
l’unité, l’amitié et l’amour ont plus de force à l’échelon de la famille qu’à celui
de la tribu, plus de force à l’échelon de la tribu qu’à l’échelon de la nation, plus
de force enfin à l’échelon de la nation qu’à celui du monde. » De même, rien ne
remplace, dans l’arène éducative, la cellule tribale, lieu naturel des
apprentissages pérennes, alors que « l’éducation et les sciences enseignées
officiellement, instruction imposée, s’effacent peu à peu avec l’âge ». Autre
mérite de la tribu, sa dimension protectrice. « En vertu de ses traditions, avance
l’auteur, elle garantit collectivement à ses membres le paiement des rançons et
des amendes ainsi que la vengeance et la défense, c’est-à-dire une protection
sociale. » Voire politique : lorsque se lèvent des vents contraires, le Guide active
ses réseaux tribaux, dont il entretient la loyauté à grand renfort de largesses
financières, de sinécures et de titres honorifiques. Mais il y a un hic :
« L’allégeance tribale, nuance-t-il dans son vade mecum, affaiblit le loyalisme
national. » « Indispensable à la nation, lit-on ensuite, le fanatisme national est en
même temps une menace pour l’humanité. » Le lecteur capable de tirer une
conclusion de ce qui précède gagne une édition reliée cuir pleine peau.
Gare, en cette matière, aux chausse-trapes du folklorisme. Si les alliances et
les solidarités claniques fournissent à la société libyenne son ossature, elles
n’épuisent pas pour autant le champ des jeux de pouvoir. D’autant que
l’urbanisation tend au fil des ans à en éroder l’impact. Sur ce registre, Muammar
le Bédouin donne toute la mesure de son savoir-faire clientéliste et de son art de
la duplicité : il aura, au fil des ans, tout à la fois pris appui sur ce socle tout en
rognant les ailes des dignitaires tribaux, dont l’aura pâtit de la mise en place
précoce d’une armature administrative faite de préfectures et de municipalités.
Lui-même issu comme on l’a vu d’un clan minoritaire, les Guedadfa, le fils de
berger place comme il se doit les siens aux postes clés de l’appareil militaro-
sécuritaire. Mais il prend soin de pactiser avec les Warfalla, tribu forte d’un
million de membres, les Meghara ou les Ouled Slimane. Assurance tous
risques ? Certes pas. Il arrive que la persistance des solidarités tribales entrave la
mise en œuvre de « l’ordre » révolutionnaire. Pis, le Guide échappera de peu en
1993 à un putsch échafaudé par des officiers Warfalla, outrés de se voir
marginalisés au sein de la haute hiérarchie militaire. Piqûre de rappel d’autant
plus cuisante que les conjurés auraient pour l’occasion rallié des gradés Meghara
et... Guedadfa. De même, en 2011, sa science de l’allégeance lui sera d’un piètre
secours. Malgré promesses et menaces, il sera lâché par la plupart des caïds
tribaux. Pour preuve, ce verdict lâché en mars sur la chaîne al-Jazeera par l’un
d’eux, Akram al-Warfalli : « Muammar Kadhafi n’est plus un frère. Nous lui
disons de quitter le pays. »
Égaux, ma non troppo. La discrimination homme-femme constitue aux yeux
de l’auteur du Livre vert une « injustice flagrante et injustifiable ». Mais voilà :
Madame est sujette aux menstruations, donc à un affaiblissement mensuel qui
épargne Monsieur. Elle est aussi anémiée par la grossesse, l’accouchement - ou
la fausse couche - et l’allaitement « naturel », dont le Livre vert fixe la durée à
deux ans. Ainsi, la femme-mère doit s’en tenir au rôle de maîtresse de maison
que lui assigne la nature, et il serait « cruel » de lui confier des tâches d’homme,
sous peine de commettre une « injuste agression contre sa féminité ». « Dans le
règne végétal et le règne animal, insiste le qaïd as-Thawra, le mâle possède
naturellement la force et l’endurance, la femelle la beauté et la délicatesse. Ce
sont là des caractéristiques innées, naturelles et éternelles. » Suit cet à-peu-près
essentialiste qui ravira les militantes féministes : « La femme est affectueuse,
belle, émotive et craintive. Bref, la femme est douce et l’homme brutal. »
S’agissant de ce dernier axiome, le potentat de Bab al-Aziziya aura, nous le
verrons, beaucoup donné de sa personne pour en accréditer la pertinence... Dans
l’immédiat, jugeant inhumain de séparer les enfants de leur mère, il s’en prend
aux crèches, assimilées à des élevages de poussins. Métaphore peu flatteuse de la
part d’un homme si hostile aux poulets en batterie, dont la chair « n’a aucun goût
ni valeur nutritive », et qui, au nom de l’impératif d’autosuffisance alimentaire,
sommera un jour tous les Libyens d’engraisser des volailles sous leur toit. En
matière d’éducation, on croirait que Muammar Kadhafi rêve de planter sa tente
près de Summerhill, bastion britannique, depuis près d’un siècle, de la pédagogie
libertaire. Tyrannique, l’enseignement obligatoire « n’est qu’une méthode parmi
d’autres pour réprimer la liberté », une « entreprise d’abrutissement des masses »
et l’autre nom de « l’ignorance imposée ». Nostalgie du gamin bédouin, plus
heureux auprès de son troupeau qu’entre les murs d’une triste madrassa ? Le
colonel préconise, au prix d’une révolution culturelle mondiale, l’abolition de
toutes les méthodes pédagogiques en vigueur. Mieux vaut offrir aux enfants des
activités éducatives et les inviter à choisir librement les matières qu’ils
souhaitent étudier. Principe permissif qui, pour l’anecdote, ne s’appliquera pas à
l’apprentissage et à la récitation du Livre vert lui-même, imposés à tous... Côté
culture, l’auteur s’en tient aux fondamentaux nationalistes. « Les peuples,
assène-t-il, ne sont en harmonie qu’avec les arts et les patrimoines qui leur sont
propres. » D’ailleurs, « les Bédouins, très sérieux et très travailleurs, ne prennent
aucun intérêt au théâtre ni aux spectacles ; menant une vie très austère, ils n’ont
que dérision pour les faux-semblants ». Une fois encore, il nous sera donné de
mesurer, dans un chapitre ultérieur, à quel point l’auteur, grand amateur de
scénographies édifiantes, peut tourner le dos à ses axiomes.
Ce troisième et dernier « tome » s’achève sur un plaidoyer en faveur des
activités sportives, pourvu qu’elles échappent au piège de l’élitisme et du
vedettariat. « 11 est insensé, s’emporte le colonel démiurge, que des foules se
précipitent dans des stades ou des arènes pour assister à des sports individuels ou
d’équipe, sans y participer. [...] Les milliers de gens qui s’entassent dans les
stades pour regarder, applaudir et rire sont des imbéciles qui se privent de
pratiquer eux-mêmes ces activités. Ils se pressent sur les gradins, comme en
léthargie, applaudissant ces héros qui les privent de toute initiative [...]. Lorsque
les masses comprendront que le sport est une activité publique à laquelle il faut
participer et non assister, elles envahiront les terrains et les stades pour les libérer
et y pratiquer le sport. » Une telle diatribe appelle quelques nuances. D’abord, il
arrive aussi au régime de garnir les gradins quand sonne l’heure de l’exécution
publique d’officiers félons ou d’agitateurs islamistes. Ensuite, le Guide compte
parmi ses fils un fan de football incurable prénommé Saadi, qui dilapidera
vainement des fortunes pour accéder au titre de « meilleur attaquant africain de
tous les temps », et dont nous détaillerons les hauts faits quand viendra le
moment du portrait de famille. Enfin, si Kadhafi fait grief aux clubs,
« instruments d’un monopole social », d’accaparer crédits et équipements, la
Jamahiriya ne se privera pas pour autant d’entrer, via le constructeur automobile
Fiat, dans le capital de l’illustre Juventus de Turin. L’ultime anathème porte sur
les sports de combat. La persistance de leur pratique, juge le Guide, tend à
prouver que « l’humanité n’est pas encore dépouillée de toute sauvagerie ».
D’ailleurs, boxe et lutte « disparaîtront lorsque l’homme aura gravi encore
quelques échelons dans la civilisation ». Charité bien ordonnée commençant par
soi-même, le paterfamilias aurait dû là encore prêcher l’exemple. Donc
s’abstenir de cogner, dans ses accès de rage, maîtresses rétives et assistants
craintifs ; mais aussi de voler au secours d’un autre de ses rejetons, Hannibal,
connu pour saouler de coups son épouse Aline dans des suites de palaces
européens.
Afin que le Livre vert le reste, l’appareil propagandiste libyen se met en
branle dès sa sortie, histoire d’assurer au catéchisme kadhafïste une promotion
planétaire, à coups de conférences, séminaires et symposiums. À la mi-
novembre 1981, il réunit ainsi à Caracas, quatre jours durant, un demi-millier
d’universitaires tiers-mondistes et de révolutionnaires de tout poil, acheminés
par avion aux frais de la Jamahiriya et logés dans les deux Hilton de la capitale
vénézuélienne. Parmi eux, Roger Garaudy, déjà cité, censé prendre la parole lors
de la session inaugurale, mais qui se dérobe in extremis-. Le clou de ce barnum
latino : une visioconférence sur écran géant avec le leader lui-même. Las ! La
liaison satellite sur écran géant sera annulée sur instruction du président social-
chrétien Luis Herrera Campins. Autre couac, la contribution étonnamment
critique d’un Nigérian, traducteur de l’ouvrage en langue haoussa, qui tient son
contenu pour un « non-sens ». Que disent ses compatriotes du contenu du Green
Book ?, s’enquiert auprès de lui l’envoyé spécial de l’hebdomadaire londonien
The Observer. « Ils ne disent rien. Ils en rient. » Parfois, l’auteur assure en
personne le service après-vente En 1984, lorsqu’il découvre l’intitulé d’un
colloque parisien - « La troisième théorie universelle et le marxisme » -,
Kadhafi explose : « Ce n’est pas un bon titre !, s’insurge-t-il. Le marxisme et ma
théorie ne se situent pas au même niveau. Le marxisme, lui, est ancien,
dépassé. » En revanche, gageons qu’il n’aurait rien trouvé à redire à l’hommage
un rien flagorneur rendu le 1 er septembre 1999, à l’ouverture d’une conférence,
par Ahmed Ibrahim, secrétaire général de l’Association internationale des
partisans du Livre vert. Hommage au créateur de cette « pensée verte avant-
gardiste dont les lumières rayonnent aux quatre coins de la planète ». Dix ans
plus tard, lorsque la révolution d’al-Fateh souffle ses 40 bougies avec un faste
sidérant, les concepteurs - français - du spectacle électro-pompier censé exalter,
de tableau vivant en pesante allégorie, la geste kadhafienne n’oublient pas la
« Bible du nouvel âge », statufiée dans la plupart des villes libyennes. On voit
ainsi trois gigantesques tomes tout de vert drapés traverser sur des roulettes la
scène dressée sur le front de mer de Tripoli, à l’instar de la Coccinelle gonflable
déjà mentionnée.
Malheur à celui - ou celle - qui ose moquer le contenu de « l’Évangile de
l’ère des masses ». Lorsque l’éruptive Oriana Fallaci, journaliste italienne
connue pour la tonalité incisive de ses interviews, se permet d’ironiser en sa
présence sur la minceur d’un ouvrage qu’elle prétend avoir lu en un quart
d’heure, son auteur prend la mouche, affirmant avoir consacré à la rédaction de
son Livre vert, fruit d’une longue méditation, des années de travail. La suite de
l’entretien, paru à l’époque dans le Corriere délia Serra, donne la mesure de la
vexation éprouvée. Pêle-mêle, Kadhafi vante les mérites de l’Ougandais ldi
Amin Dada, dictateur sanguinaire « diffamé par la propagande sioniste »,
accable le Tanzanien Julius Nyerere, chrétien fervent coupable de présider un
pays majoritairement musulman, puis prétend tout ignorer de l’attentat de
l’aéroport de Rome-Fiumicino, pourtant perpétré en décembre 1985 par ses
protégés palestiniens du Fatah-Conseil révolutionnaire. Les Brigades rouges
italiennes ? Une création de l’Occident. Quant à Giovanni Agnelli, l’iconique
patron de Fiat, société dont la Libye détient une fraction du capital, il jure ne pas
le connaître.
Connaît-il l’Allemand Heinz Weifenbach, dit Heinzi ? En 1987, ce sulfureux
cador de l’immobilier croit avoir déniché l’antidote à la faillite qui guette le club
de hockey sur glace d’Iserlohn, cité industrielle voisine de Dortmund, qu’il
préside : floquer les maillots de ses joueurs d’une pub à la gloire de Das Grüne
Buch, moyennant 900 000 dollars US. L’équipe ne disputera qu’un match dans
cet étrange équipage : le tollé est tel que la fédération allemande met un tenne à
l’expérience. Restons outre-Rhin. Au printemps suivant, la Bundespost, en quête
elle aussi d’un ballon d’oxygène financier, signe un contrat avec « les Nouvelles
éditions pour une vie meilleure ». L’accord stipule qu’un bandeau à la gloire de
cette maison inconnue ornera les flancs des 5 000 voitures jaunes qui sillonnent
villes et villages de RFA. Encore raté : dès qu’ils découvrent que le catalogue de
l’éditeur compte en tout et pour tout un seul titre - l’irremplaçable Livre vert -,
les dirigeants de la Poste ouest-allemande dénoncent l’arrangement. Dès lors
qu’il s’agit de diffuser la bonne parole du Guide, la République des masses ne
chipote pas. Fin 1981, l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné et le
quotidien Libération révèlent le contrat d’un montant de 4 millions de dollars
passé avec le groupe Jeune Afrique, via sa filiale publicitaire Sixco. 11 s’agit, à
l’approche du sommet de l’OUA que Tripoli accueille en juin suivant, de
promouvoir une « image positive et dynamique » du pays et de « créer un
courant favorable à l’œuvre du colonel Kadhafi, la faire mieux comprendre à des
millions d’Africains et d’hommes du monde entier ». Dans le kit négocié alors,
un cahier de 72 pages intitulé « La parole à... », un dossier spécial de 48 pages à
paraître dans le magazine Jeune Afrique-Économie et un supplément sur le sport
en Jamahiriya. Difficile d’invoquer l’innocuité d’un tel pacte sur le contenu
rédactionnel. L’accord stipule que la mention « publicité » n’apparaîtra pas en
marge des textes. Mieux, ou pis, JA publie à la même époque un papier
louangeur sur le retrait - ô combien controversé - des troupes libyennes
déployées au Tchad...
Un rebelle mondialisé
Aux antipodes de la ligne éditoriale très critique qu’elle adoptera
ultérieurement, la nébuleuse Jeune Afrique œuvre à l’époque à la diffusion du
message du Guide. Témoin, ce recueil d’entretiens coordonné par un ancien
rédacteur en chef du magazine panafricain, Jean-Louis Gouraud, et paru chez
l’éditeur suisse Favre en 1984-, « L’affaire, confie aujourd’hui Gouraud, a été
négociée par l’entremise d’Éric Rouleau avec Ibrahim Bechari, alors directeur de
la radiotélévision libyenne. Kadhafi a tout de suite adhéré au projet. Il aimait
adopter la posture de l’intello, airs inspirés compris 2 . » Pour donner la réplique
au colonel, un trio de journalistes, composé du Marocain Hamid Barrada, autre
pilier de « JA », du jeune Américain Mark Whitaker, futur directeur de la
rédaction de Newsweek, et du Français Marc Kravetz, alors plume du Matin de
Paris. Trio flanqué d’une accorte blonde, recrutée par Gouraud sur les conseils
de Bechari. « Si tu as une secrétaire jolie et sympa, lui avait-il glissé, ça ne peut
que faciliter les choses. » À la clé, en janvier 1983, une quinzaine d’heures de
questions-réponses étalées sur cinq séances. « Toujours le soir, et souvent
jusqu’au cœur de la nuit, sous une tente luxueusement équipée », précise
Kravetz. Noctambule, le Libyen dort peu et reçoit tard, s’accordant d’ordinaire
une sieste en fin d’après-midi. « Lui en tenue d’aviateur sous un imper ou un
manteau de cuir, assis sur un fauteuil pivotant, derrière une petite table de bois
laqué blanc, poursuit le reporter. Nous un peu frigorifiés malgré le brasero. Garé
tout à côté, un camion-régie lui permettait de suivre d’un œil sur un écran de
contrôle la retransmission des débats du Congrès général populaire, voire d’en
bloquer la diffusion. Seule exigence de son entourage : interdiction de lui couper
la parole et de le relancer. Tout juste obtiendrons-nous de revenir, à la fin de
chaque entretien, sur tel ou tel point méritant d’être clarifié-. » Le dialogue aurait
pu tourner court. Heurté par un propos « tout droit sorti des Protocoles des Sages
de Sion », ce faux grossier concocté sous la Russie tsariste, bréviaire hargneux
de l’antisémitisme, Kravetz ose attirer l’attention de Kadhafi sur l’impact
désastreux qu’aurait une telle saillie publiée telle quelle. Le Libyen se braque et
interrompt l’échange. 11 boudera plusieurs jours. « Lors de nos séances, se
souvient Marc Kravetz, le Guide nous paraît alors affûté, plutôt en forme. Mais
le phrasé est lent. Et jamais il ne fixe ses interlocuteurs dans les yeux, un peu
comme s’il évitait instinctivement de soutenir votre regard. Le sien erre dans le
vague, se perd au-dessus, à côté, vers le fond de la pièce. 11 ne nous semble pas
fou, mais bizarre, comme pathologiquement intimidé. On le sent équipé pour le
monologue, la succession de tirades interminables, pas pour la discussion. »
Autre moment de tension à l’instant d’aborder l’épineux dossier du Sahara
occidental. Hamid Barrada objecte-t-il à Kadhafi, parrain des indépendantistes
du Front Polisario, que le dessein de ceux-ci se heurte à un consensus au sein de
la société marocaine ? « Question de journaliste, s’énerve le colonel. Passons à
autre chose ! »
Que retenir de ces heures de joutes oratoires ? A vrai dire, rien de bien
saillant. Le Guide s’emploie pour l’essentiel à asseoir sa stature de gourou
global. « Je me tiens aux côtés de l’opposition révolutionnaire, de l’homme de la
rue, du persécuté, chrétien ou musulman, claironne-t-il. Je suis avec les citoyens,
les opprimés, les exploités, ceux qui n’ont ni pouvoir, ni fortune, ni armes. Je
suis un opposant à l’échelon mondial. Je ne dirige donc pas seulement
l’opposition arabe, mais l’opposition à l’échelle planétaire. » Pour le reste, il se
borne à réitérer des convictions maintes fois énoncées, notamment en matière
religieuse. « Certaines lois dites islamiques, insiste-t-il, contiennent des
stipulations qui ne figurent absolument pas dans le Coran. Ce sont des
interprétations, sans plus. » Les Frères musulmans ? Un « ramassis de
réactionnaires, d’hypocrites, d’hérétiques et de pervers ». Ce fut une bévue,
admet-il aussi au risque de récuser l’universalité de la « vraie foi », d’« avoir
voulu imposer l’islam à des non-Arabes ». En revanche, les chrétiens libanais
« doivent corriger l’erreur commise par leurs ancêtres et se convertir ».
L’erreur ? Chez Kadhafi, ce déterminisme confessionnel confine à l’obsession.
« 11 est aberrant d’être arabe et chrétien, décrète-t-il en août 1980 dans un
entretien accordé au quotidien beyrouthin As-Safir, la religion du nationalisme
arabe étant l’islam-. » Deux contresens pour le prix d’un : l’Orient fut, faut-il le
rappeler, le berceau de la chrétienté ; et le parti Baas, matrice du nationalisme
panarabe, eut pour fondateur un Syrien grec orthodoxe, Michel Aflak.
S’agissant de la coexistence des monothéismes, le maître de la Jamahiriya
s’en tient à la thèse déjà évoquée : « Les Arabes sont le peuple le plus proche des
Juifs. Nous sommes cousins. 11 n’y a rien, absolument rien dans le Coran qui
puisse susciter de l’hostilité à l’égard du judaïsme, ni d’ailleurs du christianisme,
ou inciter à une quelconque guerre sainte. 11 n’y a point de guerre sainte entre les
“gens du Livre”, entre les croyants en un Dieu unique. » Dix ans plus tôt, devant
des étudiants de Benghazi, le même Kadhafi, prince de l’équivoque, livrait un
verdict moins magnanime : « Tous les fidèles des religions monothéistes sont
musulmans, décrétait-il alors. Le judaïsme et le christianisme ne sont en fait que
des sectes de l’islam. » Plus loin, le colonel recycle une antienne qui lui est
chère : vivre au côté des Juifs, soit ; ployer sous le joug sioniste, jamais ! « Je
prétends que le sionisme est l’ennemi des Juifs comme il est notre ennemi
mortel, assène-t-il. La destruction de l’État sioniste libérera les Juifs du
cauchemar qu’ils vivent. [...] Je prédis que les Arabes, les Juifs et les
Américains finiront par s’allier contre le sionisme. » Lequel, à l’en croire, fut
créé entre autres pour « entraîner l’Amérique dans un conflit nucléaire avec
l’Union soviétique ». Bientôt, les fantasmes, volontiers apocalyptiques,
enfièvrent le discours : « Les leaders sionistes, comme l’Antéchrist, perdront
leur faculté de faire des miracles » et « seront lapidés par les Juifs eux-mêmes ».
D’ailleurs, poursuit Kadhafi, les sionistes embrassent la foi de l’ennemi pour
mieux saper l’islam et le christianisme de l’intérieur, et provoquer la grande
sédition [référence lexicale à la fracture sunnites-chiites]. Des juifs convertis,
insiste-t-il, « deviennent prêtres pour détruire l’Église catholique » ; allusion
transparente à Mgr Jean-Marie Lustiger, issu d’une famille ashkénaze et alors
archevêque de Paris. Pour peu qu’on parvienne à suivre sa pensée méandreuse,
le pieux colonel semble tiraillé là encore entre le respect envers les grands
monothéismes - il dit ainsi reconnaître la « nature prophétique du Christ » - et
l’affirmation, sur un mode identitaire et conflictuel, de la supériorité de l’islam.
Dès 1976, désireux d’atténuer l’impact négatif de la fermeture des églises,
décrétée comme on l’a vu en pleine fièvre révolutionnaire, le patron du CCR
préside une conférence consacrée au dialogue islamo-chrétien. Puis il convoque
un demi-millier de notables des deux confessions sous une vaste tente plantée
dans les jardins de l’hôtel al-Kabir de Tripoli. Là, après avoir infligé à tous un
sermon fleuve, reprochant notamment aux adeptes du Christ de négliger les
enseignements des Béatitudes, il interpelle tout à trac Mgr Giovanni Martinelli,
évêque italien natif de Libye. « Martinelli, fais une prière ! » Interloqué, le
franciscain hésite puis récite le Notre Père en arabe-. Fidèle à son tempérament,
Kadhafi se plaît à ferrailler à la tribune de colloques interconfessionnels et à
recevoir d’éminents non-musulmans. Tel est le cas en février 1994 de Rafaello
Fellah, juif natif de Tripoli, chassé vers l’Italie par les expulsions massives
décrétées en 1967 sur fond de guerre des Six-Jours. Muni d’une lettre de
recommandation de l’ex-président du Conseil Giulio Andreotti, le président de
l’Association mondiale des juifs libyens, dont le père Moshe périt lors d’un
pogrom antisémite dans les années 1940, finit à force de ténacité par décrocher
une audience. Entre les deux hommes, le courant passe. Ce qui permet au
revenant Fellah de monter dès avril une visite à Jérusalem de
200 coreligionnaires établis en Jamahiriya.
Le Guide serait-il perméable aux stéréotypes antisémites ? L’accrochage sur
les Protocoles évoqué plus haut le suggère. La suite de l’entretien le confirme.
« Les bureaux de change, les banques et les universités sont truffés de
sionistes », accuse Muammar Kadhafi. Lequel impute la crise des années 1930
tout comme la récession qui sévit à l’époque de cette série d’entretiens à
« l’extension de l’influence sioniste sur tout ce qui a trait à l’économie ». Et au-
delà, puisque ses agents « dominent les mass media » et instillent la confusion
« entre mouvements de libération et bandes terroristes ». Résumons, sans trahir
« l’esprit » du propos : après le krach boursier de 1929, l’internationale sioniste a
tenté d’asservir l’Allemagne, mais Adolf Hitler - « dont nous condamnons les
massacres effroyables » - ayant déjoué leurs visées, elle s’est tournée vers les
États-Unis, s’y infiltrant « partout ». Un de ses fils, poursuit Kadhafi, « pourrait
diriger la Maison-Blanche ou le Kremlin, gouverner à Bonn ou à Paris ». « Le
monde alors sera détruit pour faire place nette au peuple élu ! » Vae victis ? Le
9 janvier 1981, soit deux ans plus tôt, Kadhafi avait évoqué en ces termes sur
Radio-Tripoli le destin du Lührer : « S’il avait été vainqueur, le nazisme n’aurait
pas été considéré comme une mauvaise chose. » Plus inattendue encore, cette
relecture critique de « l’échec » de Gamal Abdel Nasser : « Ce sont les appareils
de répression, les mukhabarat [agents du renseignement intérieur] créés par
Nasser pour défendre la révolution, qui ont tué et la révolution et Nasser lui-
même. » À l’époque où le Guide se prête au jeu de l’interview au long cours -
nous sommes donc en 1983 -, la rancœur envers les pairs arabes n’a rien perdu
de son intensité. « Où sont les Arabes ?, s’interroge-t-il amèrement. Ils n’existent
pas ! 11 existe seulement vingt dirigeants arabes ! [...] Ceux qui viennent
demander à la Libye armes et argent n’ont pas l’intention de combattre, poursuit
le tombeur d’Idris. Je n’avais ni armes ni argent quand j’ai fait la révolution et
Nasser ne me connaissait même pas. » Quant au réquisitoire contre les régimes
« vermoulus » promis à l’effondrement sous les coups de boutoir de peuples
révoltés, il relève moins de la prophétie que de l’incantation rituelle. On sait le
colonel enclin d’ordinaire à renvoyer dos à dos Moscou et Washington. Mais au
beau milieu du premier mandat du « faucon » républicain Ronald Reagan, le
fléau de la balance penche indéniablement côté soviétique : « L’URSS, issue de
la révolution bolchevique, défend les principes fondamentaux du socialisme et
du progrès. » À la question « Où se situe le camp de la paix ? », Kadhafi répond
ainsi : « C’est très clair. On n’a point entendu l’URSS menacer militairement une
région ou un pays appartenant à l’Otan. On ne l’a pas vue entretenir des bases
militaires en dehors de son territoire. » Vraiment ? Et l’irruption de l’Armée
rouge sur l’échiquier afghan ? « Je considère, réplique-t-il sans ciller, que la
présence des troupes soviétiques en Afghanistan est du même ordre que celle des
forces libyennes au Tchad en 1980. » En clair, le Kremlin, allié loyal d’un
régime « progressiste », n’a fait que répondre à l’appel pressant des autorités
légales de Kaboul.
On chercherait ici en vain la moindre ébauche d’autocritique quant au
système de représentation instauré quelques années plus tôt, horizon
indépassable de la démocratie directe. « Nous avons donné une forme moderne à
l’expérience athénienne », tranche le penseur du Livre vert. Tout se joue « au
sein des congrès populaires ». La preuve ? « Le peuple discute actuellement
comment il doit poursuivre ses adversaires à l’étranger et les liquider. » « La
société, précise Kadhafi, est organisée comme une ruche d’abeilles. » Métaphore
hardie : chez les « mouches à miel », les ouvrières n’ont d’autre vocation que de
nourrir et de protéger la reine...
Bouclons ce survol avec le chapitre consacré au continent noir, étonnamment
daté. Le Guide y apparaît prisonnier d’une vision essentialiste, paternaliste et
condescendante de cette Afrique « pas assez réceptive » aux idéaux novateurs de
la Jamahiriya, car « trop arriérée culturellement, religieusement et
politiquement ». Dans un autre recueil d’entretiens paru neuf ans plus tard aux
éditions ABC et supervisé lui aussi par Jean-Louis Gouraud, le Guide présente
sa doctrine comme l’unique remède aux maux inoculés par la colonisation-.
« L’Afrique, soutient-il, est une mosaïque, une somme de tribus. 11 n’y a pas de
vrais États africains. 11 n’y a pas de frontières véritables entre les nations, mais
de simples lignes de séparation des forces coloniales tracées au xix e siècle à
partir de Berlin, Londres ou Paris. » Thèse parfaitement défendable. Le reste
l’est moins : Kadhafi tend en effet à réduire le berceau de l’humanité à un espace
primitif rongé par le poison tribaliste.
Pour cet ouvrage confidentiel et sommairement édité, Gouraud applique, une
décennie après, la même recette : une demi-douzaine d’interviews marathons,
recueillies entre fin 1990 et début 1993, entre Tripoli, une plage proche de Syrte
et un campement de Benghazi, et parfois interrompues par le défilé des chefs
tribaux et des plaideurs venus dénoncer qui un vol de chameau, qui un adultère.
Mais le casting, lui, a changé : cette fois, ce sont un Sénégalais, Ibrahima
Signaté, un Français, Jean-Pierre Sereni, et un Russe, Sergueï Popov, qui s’y
collent. Sans brusquerie excessive d’ailleurs. « On ne trouvera pas ici, prévient
Jean-Louis Gouraud dans son avant-propos, la moindre allusion à des affaires
aussi contingentes que l’instruction du juge [Jean-Louis] Bruguière, l’attentat de
Lockerbie ou l’embargo de l’ONU. » Contingentes ? Nul doute que l’épithète
alla droit au cœur de l’entourage des victimes des carnages du DC-10 d’UTA et
du Boeing de la Pan Am, imputés l’un et l’autre aux services libyens et dont il
sera question plus loin. L’intérêt de l’exercice, si policé soit-il, réside dans les
bouleversements survenus depuis la « confession » précédente : le mur de Berlin
a cédé, l’URSS n’est plus, les « conférences nationales » ont ébranlé en Afrique
le magistère étouffant du parti unique, la première guerre du Golfe a secoué tout
le Moyen-Orient. Et Kadhafi lui-même a échappé de peu aux raids américains de
1986. Or, ces séismes semblent n’avoir que très modérément bousculé sa grille
de lecture. Ainsi, le lecteur retrouve des raccourcis tout droit sortis du Livre vert.
« 11 n’y a pas de différence de nature au plan des principes, apprend-il, entre les
dictatures et les régimes pluralistes », lesquels, transitoires, sont voués à
s’effondrer pour faire place nette à la Jamahiriya. Au passage, le Guide prédit
l’éclatement des États-Unis, que dévasteront immanquablement les
affrontements entre Blancs et Noirs et l’insurrection des Peaux-Rouges. Au
demeurant, « l’Amérique ne forme ni un peuple ni une nation ». Réceptacle d’un
mélange hétéroclite de Blancs fuyant l’Europe et de Noirs arrachés à l’Afrique,
elle a été bâtie par des cohortes de criminels, déserteurs, aventuriers et
réprouvés. Autant de « déracinés » qui ont œuvré à l’extermination de la plupart
des « nations indiennes ». Que doit l’humanité à l’Occident ? « Les expéditions
coloniales, l’impérialisme, deux guerres mondiales et la bombe atomique. »
Constance semblable - et somme toute logique - lorsque l’échange quitte l’arène
temporelle pour la sphère religieuse. Le Prophète n’est aux yeux de Kadhafi ni
un penseur ni un philosophe, puisqu’« il n’a rien écrit qui permette de dire
cela ». Ce qui l’oppose aux islamistes de Libye ou d’ailleurs ? Très simple. Eux
ne croient pas au socialisme, tolèrent la polygamie, utilisent le djihad contre les
chrétiens, brûlent de mener une « croisade » contre l’Europe et imaginent
reconquérir l’Andalousie, ce qui procède d’une « démarche colonialiste ». Plus
surprenant, le jugement mitigé porté, quinze ans après son instauration, sur la
Jamahiriya. Comme s’il reconnaissait les ratés d’une machinerie institutionnelle
inédite, le qaïd as-Thawra admet que son adoption par les Libyens prendra du
temps et envisage - prolongeant ainsi l’analogie historique franco-libyenne qui
lui est chère - une phase de « restauration », voire une période de décadence et
de régression. Même si, à terme, la victoire de la « troisième théorie
universelle » s’avère « irréversible ». Pas davantage de triomphalisme quant au
statut de la femme, encore écrasée, concède-t-il, sous le poids des préjugés et
maintenue par la volonté des mâles dans un état de soumission. L’accès
d’humilité s’arrête là. Le colonel ne doute guère de sa popularité planétaire,
notamment dans les rangs d’une jeunesse qui « court pour [L]acclamer ». « Mon
prestige, avance-t-il, est très grand, plus grand, bien souvent, que celui du chef
d’État qui me reçoit. » Même déguisé, impossible pour moi, prétend-il, de
déambuler incognito dans un quartier populaire au Caire, à Bagdad ou à Vienne.
Pourquoi ? « Je suis l’homme que les Américains détestent. » En fin d’échange,
le colonel lève un coin au voile sur ses goûts personnels. 11 admet aimer la
chasse, passion transmise par le Yougoslave Tito, et la musique, pourvu qu’elle
soit instrumentale et non chantée. Le cinéma ? Décidément non. « Je lui préfère
le spectacle de la nature. » Le Bédouin consent aussi à partager sa « philosophie
diététique » : il se dit végétarien, mais certes pas intégriste. « Si mon corps
éprouve le désir de manger de la viande, nuance-t-il, je ne le lui refuse pas. »
Reste que « l’humanité accomplira un grand progrès quand tout le monde
cessera d’en consommer et parlera la même langue ». Au rayon des
« distractions humaines », il en est deux qu’il persiste à réprouver, la boxe et la
corrida. Et une qu’il chérit, l’équitation, à l’exception des concours hippiques.
« 11 est cruel, souligne celui que ses admirateurs élèvent au rang de “cavalier des
cavaliers libyens”, d’obliger les chevaux à sauter des obstacles sur lesquels ils se
blessent. » 11 n’est d’ailleurs pas rare que Seyed al-Akid retrouve le temps d’une
cavalcade sa monture favorite, choyée au centre équestre militaire de Tripoli. De
même, le vieux compagnon Khouildi al-Hamidi, l’un des piliers du défunt CCR,
le convie de temps à autre à un concours de pur-sang arabes, poussant parfois le
zèle jusqu’à lui faire don d’un noble étalon. Sans doute est-ce à ce tropisme
équestre que Pierrette Brès, la chroniqueuse hippique d’Antenne 2 - devenue
entre-temps France 2 - doit d’avoir été reçue fin 1986 sur le seuil du camping-
car aménagé adopté alors par Kadhafi. Lequel lui offre un scoop mondial : il
souffre d’un ulcère à l’estomac, soigné à l’aide d’une décoction de peaux de
grenades bouillies. S’agissant de la plus noble conquête de l’homme, le Guide
prône l’interdiction du commerce de la viande chevaline. « Tant que les hommes
mangeront de la chair animale, confie-t-il à la madone du tiercé, ils seront
barbares et sous-développés. »
L’impétueux colonel était sujet à polémiques, il devient objet d’étude. Dans
son édition du 11 novembre 1985, l’hebdomadaire Valeurs actuelles publie
quelques extraits d’une imposante thèse de sociologie politique - 520 pages -
soutenue deux ans auparavant à l’université Paris-X-Nanterre, et consacrée, sous
la direction de l’historienne Annie Kriegel, à l’agence de presse libyenne. Titre
du pensum : « La Jamahiriya News Agency (Jana), sa représentation des affaires
de la Libye et du monde en 1980. » Son auteur, gratifié d’une mention très bien ?
Le capitaine Dominique Prieur, agent des services secrets français et « héroïne »,
sous le pseudonyme de Sophie Turenge, de la piteuse affaire du Rainbow
Warrior, du nom du navire amiral de l’ONG écologiste Greenpeace coulé à
l’explosif le 10 juillet 1985 dans la baie d’Auckland (Nouvelle-Zélande).
Sabordage meurtrier, fatal à un photographe néerlandais d’origine portugaise,
Fernando Pereira.
Sur un registre moins austère, le Guide aura aussi droit à son biopic sur
grand écran. En l’occurrence, un film égyptien datant de 1998, Le Leader du
désert. Dans le rôle-titre, la star cairote Mohi ismaïl, reçue en audience par son
modèle ; lequel fut à l’en croire frappé par une ressemblance qui, pourtant, ne
saute pas aux yeux. Bizarrement, on ne trouve nulle trace de ce long-métrage
dans la filmographie de l’acteur. Neuf ans plus tard, Muammar Kadhafi lui-
même signe le synopsis d’un péplum intitulé L’Injustice, les années de
souffrance - en version anglaise, Years of Torment -, récit épique des ravages de
la colonisation italienne. L’a-t-il vraiment écrit ? Peu probable. En revanche, tout
porte à croire que la Jamahiriya a apporté son écot au projet, confié au cinéaste
syrien Najdat Anzour. Seule trace laissée par l’aventure, une ébauche de douze
minutes, tournée sur les îles Tremiti, archipel de l’Adriatique. On y découvre le
calvaire enduré par des captifs libyens, fers aux pieds, condamnés à casser
pierres et cailloux sous le fouet de gardes-chiourmes hargneux et cruels. Le
Guide n’apparaît pas au générique ; pas plus que Ben Kingsley, Kevin Spacey,
Anthony Hopkins et Omar Sharif, pressentis paraît-il par la production. Avec le
septième art, dont on se souvient qu’il le prise assez peu, cet acteur-né aura
d’ailleurs vécu une idylle contrariée. En 1976, il cofinance Le Message,
chronique édifiante de la vie du Prophète, incarné en l’occurrence par Anthony
Quinn. Film aussitôt voué aux feux de l’enfer par les islamistes, qui tiennent
pour sacrilège toute représentation de Mohammed, a fortiori quand on lui prête
le visage d’un infidèle américain. Qu’exècrent-ils le plus ? Cette infamie, la
présence à l’écran de la troublante Irène Papas ou la musique de Maurice Jarre ?
Mystère. Le mécène Kadhafi n’aura guère plus de chance avec Le Lion du désert
(1981), où le même Quinn revêt la gandoura du légendaire Omar al-Mokhtar,
icône de la résistance au joug mussolinien. Un (très) long-métrage de trois
heures vingt-six minutes que le Guide lui-même juge « trop hollywoodien ».
Implacable avec ses ennemis, inflexible envers les traîtres réels ou
fantasmés, l’impérieux caïd de la Jamahiriya sait se montrer, avec ses hôtes
étrangers, prévenant et enjoué. Le couple Graeff peut en témoigner. Lui,
Christian, n’aura certes droit qu’à un seul et unique tête-à-tête digne de ce nom,
en 1985, peu avant de quitter son ambassade tripolitaine pour le Liban. Mais
Kadhafi lui donne volontiers devant témoins du « oudel’am », « mon cousin ».
Elle, Maria, néerlandaise de naissance et psychosociologue de formation, verra
le colonel bien avant son époux. Et bien plus souvent. Etrange ? Pas vraiment
pour qui connaît l’attrait qu’exerce la gent féminine sur le Bédouin, séducteur
compulsif. Et hôte très informé : lors de leur première rencontre, en
janvier 1983, il la félicite pour la teneur du discours sur la femme libyenne que
l’universitaire vient de prononcer lors d’un colloque chypriote. Rencontre
impromptue au demeurant. « J’avais rendez-vous avec son épouse Safïya,
raconte-t-elle. Et je suis tombée nez à nez avec lui dans un petit bureau. Il m’a
tendu la main, a tiré une chaise et s’est assis en face de moi-, » Maria aura bien
d’autres occasions de converser, dans un mélange d’arabe, de français et
d’anglais, avec le maître de Bab al-Aziziya, notamment en sa qualité de déléguée
permanente de la Fédération mondiale des villes jumelées-Cités unies (FMVJ).
« Comment va Nadia ? », s’enquiert à chaque fois Kadhafi. Allusion à la fille
des Graeff, dont l’ancien berger sait qu’elle élève des moutons dans le sud de la
France. Combien de têtes ? Quelle race de brebis ? « Je répondais sobrement,
raconte “l’ambassadrice”. Sans jamais omettre de lui demander en retour
comment se portait son aînée Aïcha. » La voici promue malgré elle au rang de
messagère. « Dites à votre mari que [le chancelier autrichien Bruno] Kreisky
remettra un message important à [François] Mitterrand au sujet du Tchad », lui
glisse-t-il un jour. Quand le Guide croise en marge d’une cérémonie le mari de
Maria - ainsi s’amuse-t-il à désigner Christian -, il peut fort bien le titiller en ces
termes : « Au fait, mon cousin, j’ai vu votre femme. Nous devrions nous parler.
Et si vous avez un souci quelconque, dites-le-lui donc. » Des soucis, il y en aura.
Notamment lorsque Paris rechigne à accorder un visa à un « scientifique »
libyen, considéré comme le cerveau de l’assassinat de plusieurs dissidents en
Italie ; ou quand le régime incarcère deux expatriés de la société de BTP Spie-
Batignolles, piégés par un ténébreux contentieux.
Maria Graeff-Wassink ne se berce pas d’illusions. « Bien sûr qu’il ne faisait
pas tout ça pour mes beaux yeux, convient-elle. Mais à l’époque, mon profil
l’intrigue. Il veut savoir pour qui je roule, si je suis une espionne. Voyons : une
citoyenne des Pays-Bas, État réputé pro-israélien, qui a de plus enseigné à
l’université américaine de Beyrouth... A l’évidence, il en sait alors beaucoup sur
le corps diplomatique, grâce aux rapports de ses services. Qui voit qui ? Qui
couche avec qui ? S’il me reçoit comme une amie, le colonel me suggère quand
même deux ou trois fois de me renseigner sur la loyauté de tel ou tel membre de
son entourage. Il apparaît en la matière suspicieux jusqu’à la paranoïa. Et
considère la trahison comme le seul crime qui mérite la peine de mort. Pour
autant, Kadhafi préfère maintenir auprès de lui ceux dont il se méfie, histoire de
mieux les surveiller. » Dans son essai-, la psychosociologue décrit ainsi ce
personnage « tout en contrastes » : « Aimable et courtois, sévère et hautain,
accessible et lointain, cordial et distant, chaleureux et froid, électrifiant et
rassurant, sain et malsain, fort et fragile, génial et naïf, dieu et diable... » Le
« non-conformisme » de cet « écologiste, plus mondialiste que nationaliste,
anarchisant », avoue-t-elle, « me fascine ». D’autant qu’il « lit dans mes
pensées ». Avec plus ou moins d’acuité. Recevant sous la tente une délégation de
la FMVJ, le colonel, sanglé dans une redingote beige, bombarde de nouveau
Maria de questions. La majorité des ministres suivront-ils Mitterrand si celui-ci
déclare la guerre à la Libye ? Et quid du peuple français. Puis, tout à trac :
« Comment va Nadia ? Quand vient-elle en Libye ? Est-elle belle ? » « On me
prend pour très sérieux, confie-t-il une autre fois. Il y a pourtant des moments où
moi aussi j’ai envie de rigoler. Quand j’en ai vraiment marre, je demande à Leïla
de venir dans mon bureau et de me faire rire pour me changer les idées. » Leïla ?
La très jeune interprète qu’il taquine en dragueur apparemment inoffensif sous
les yeux de Maria.
Moins familier de Bab al-Aziziya que son épouse, Christian entretient
pourtant avec le Guide un dialogue franc, voire rugueux. « Je me souviens,
confie-t-il, lui avoir signifié que les costumes de son tailleur italien frisaient le
ridicule. Quand j’ai pris congé pour filer à Beyrouth, je lui ai dit ses quatre
vérités. Notamment sur les frustrations de sa jeunesse et sur tous ces Bédouins,
enfin affranchis du patriarcat, qu’il urgeait de mettre au travail. » Mais il est
aussi arrivé à l’ambassadeur de saluer les talents de showman du colonel. « Vous
êtes un acteur-né, lui lance-t-il un jour. Comme Ronald Reagan. » Réplique du
Libyen mégalo : « Peut-être. À ceci près que Reagan est un mauvais acteur. Et
moi un bon. »
Muammar en ligne de mire
Se faire craindre, toujours, et ne jamais montrer sa peur. Envoyer à la mort
sans pitié ni faiblesse le rival, le faux frère, le félon, réel ou fantasmé, tout en
défiant les tueurs, la maigre clique de mutins issus du sérail comme la lourde
armada de puissances coalisées. C’est d’une plume trempée dans le sang de
l’ennemi que s’écrit la légende du chef, du qaïd ; c’est au fil d’or de la baraka
que l’on tisse et brode la toge dont il se drape. S’il fallait juger du rayonnement
des hommes d’État au nombre de tentatives d’assassinat et de complots auxquels
ils ont réchappé, nul doute que Muammar Kadhafi aurait dans l’au-delà son rond
de serviette au banquet des grands. L’ex-ambassadeur de France Christian Graeff
place le curseur à dix-sept ou dix-huit. Entre les vrais complots, les cabales
avortées, les rumeurs fantaisistes et les leurres distillés à dessein, préludes à
d’impitoyables purges, il serait vain de prétendre dresser l’inventaire précis et
exhaustif des attentats manqués, qu’ils fussent ourdis au pays ou loin des Syrtes.
Les unes n’ont échoué que d’extrême justesse ; d’autres se soldèrent par de
retentissants fiascos. Mieux vaut donc se borner à en établir un best of raisonné,
à n’explorer que les plus abouties, les plus énigmatiques et - il n’est pas interdit
de se divertir - les plus farfelues.
Rares sont les machinations purement endogènes. Dès les premiers temps, la
plupart d’entre elles associent à des réfractaires libyens un ou plusieurs services
secrets étrangers, dont certains stratèges ont une âme de fleuriste : l’une des
opérations a pour nom de code « Rose », une autre « Tulipe ». Débarquement de
commandos venus d’Égypte par la mer, incursion terrestre depuis la Tunisie, le
Soudan ou le Sud algérien, parachutage sur Bab al-Aziziya au départ de Bizerte,
démonté in extremis : faute, là encore, de pouvoir certifier la véracité de tous les
scénarios glanés entre archives et témoignages, on s’en tiendra aux figures de
style les plus instructives de la gamme. Une gamme qui s’étoffe très tôt, même si
la ronde des barbouzes de toutes obédiences ressemble parfois à s’y méprendre
au bal des Pieds nickelés. Dès juillet 1970, David Stirling, cofondateur trois
décennies plus tôt du britannique Spécial Air Service (SAS), et reconverti dans
le privé à la tête de la société de sécurité Watchguard, recrute une poignée de
mercenaires. Il ne passera jamais à l’action, les services britanniques et
américains ayant tué dans l’œuf le plan échafaudé-. Stirling ne désarme pas pour
autant : on retrouve bientôt sa trace dans un montage associant le président
tchadien François Tombalbaye, un monarchiste exilé à Genève et les services du
roi Hassan II du Maroc. Variante au demeurant d’une barbouzerie censée porter
au pouvoir un neveu du roi Idris, surnommé « le Prince Noir », avec le concours
d’une faction tribale et du Mossad israélien. Candidat suivant... Décrite par le
menu dans une note d’un agent du National Security Council américain intitulée
sans malice « Un complot contre le gouvernement libyen », l’opération Hilton
prévoit en mars 1971 l’accostage clandestin d’un commando suivi de la
libération d’officiers incarcérés à Tripoli. Expédition rocambolesque plombée
par l’amateurisme de ses « cerveaux ». Une autre combinaison, imaginée par un
ex-conseiller du souverain déchu, pourrait sortir elle aussi de l’esprit fécond d’un
scénariste de série Z. Au casting cette fois, des « chiens de guerre » français,
emmenés par un certain « Léon », ancien d’Indochine réputé proche de l’OAS.
Ajoutons-y des armes venues de Tchécoslovaquie, et un bateau, le Conquistador
XIII, amarré à Toulon, qui sera intercepté à Trieste par la marine italienne sur un
tuyau de la CIA... « Nous avons déjoué un coup d’État contre la Libye », clame
le 5 mai 1971 à Tripoli le ministre des Affaires étrangères de la Botte, Aldo
Moro. Prévenance paradoxale ? Pas vraiment : dans un premier temps au moins,
Rome voit d’un bon œil l’éviction d’Idris, suspecté de vouloir attribuer à British
Petroleum et à la Shell la concession détenue par la société pétrolière nationale
ENI. Dire que sept ans plus tard, le même Aldo Moro, baron de la démocratie
chrétienne, sera enlevé et assassiné par les Brigades rouges, une secte terroriste
d’extrême gauche qu’épaule Kadhafi... La série continue. En mars 1978, un
« accident » intrigue. En route pour Tripoli, un hélicoptère Super Frelon de
l’armée libyenne s’écrase non loin de Bani Walid. Aucun survivant. Parmi les
victimes, Werner Lambetz, l’un des piliers du comité central du parti
communiste de la République démocratique allemande ; mais point de Kadhafi,
pourtant censé emprunter le même vol. Sabotage ou avarie technique ? Jamais le
mystère ne sera dissipé. En 1981, une vingtaine d’étudiants libyens établis à
Londres rallient un camp d’entraînement situé au Maroc. Chacun d’entre eux a
pour mission, une fois sa formation militaire achevée, de créer en Libye même
un noyau opérationnel. Mais le projet échoue : s’il parvient à s’infiltrer jusqu’au
sommet de l’appareil sécuritaire, le chef du réseau, Ahmed Tulti, est arrêté en
1983. Il périra lui aussi au pénitencier d’Abou Salim-.
Passons sur la demi-douzaine de conjurations réelles ou supposées recensées
au long de la décennie qui suit par la presse égyptienne, friande d’intrigues de
palais, les « honorables correspondants » en poste dans la région et les
chancelleries tripolitaines. Ici, ce sont les anges gardiens du président syrien
Hafez al-Assad, en visite en Libye, qui sauvent le Guide ; là, ce dernier doit à ses
« amazones » la neutralisation d’un islamiste qui, armé d’une épée, fonce sur
lui ; ailleurs, c’est un portrait lesté d’une charge de quatre kilos de TNT dont le
dispositif de détonation défaille ; ailleurs encore - au cœur du Fezzan en
l’occurrence -, c’est une grenade qui atterrit à moins de trois mètres de sa cible,
mais n’explose pas. « Le Leader a shooté dedans pour l’éloigner, affirme Ahmed
Kaddaf ad-Dam. Sans doute l’engin, mal stocké ou rongé par l’humidité, était-il
défectueux-. »
Si l’on en croit la CIA - ce qui, en la matière, requiert une certaine dose de
candeur -, des officiers libyens de retour du front tchadien auraient, aux
alentours du 19 décembre 1981, ouvert le feu sur le colonel, atteint d’une balle à
la mâchoire. Soigné paraît-il à Moscou, le « blessé » refait surface le 5 janvier
suivant à la faveur d’une session du Congrès général du peuple, et s’empresse de
tourner ces on-dit en dérision. « Nous en avons beaucoup ri », claironne-t-il.
Lui et les siens s’esclafferont moins au printemps 1984. Une cellule du Front
national de salut de la Libye (FNSL), le mouvement cofondé à Khartoum trois
ans plus tôt par le transfuge Mohammed al-Megaryef, ancien diplomate en
rupture de ban, passe alors à l’action. Il s’agit pour ses membres infiltrés, munis
de faux passeports soudanais, de se poster à la fenêtre d’un appartement donnant
sur l’entrée de la Foire internationale de Tripoli et d’abattre le colonel lors de son
passage. Mais le scénario déraille, sous l’effet d’un double coup du sort.
D’abord, la liquidation du chef du groupe, peu après qu’il a franchi la frontière
tuniso-libyenne. Ensuite, la volte-face de Kadhafi, qui renonce à inaugurer
l’événement. Dans l’urgence, on improvise. Le 8 mai à l’aube, le maigre
commando détourne une benne à ordures et parvient à pénétrer en force dans
l’enceinte de Bab al-Aziziya. Contraints de battre en retraite après une brève et
intense fusillade, les assaillants se retranchent dans un immeuble du centre-ville,
aussitôt assiégé par les porte-flingues des « comités révolutionnaires », milices
jamahiriyennnes créées en novembre 1977. Délogés au terme de quatre heures
de combats, les rescapés de l’opération échouent à la prison d’Abou Salim où
certains, dit-on, seront livrés à des chiens enragés. D’autres reposeront au secret,
derrière le portail marron d’une discrète chambre froide de la morgue de
l’hôpital central de Tripoli, gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre et
surnommée « le frigo de la Sécurité intérieure ». Vingt-huit ans après, Pierre
Prier, l’envoyé spécial du Figaro, y découvre, rangés dans des tiroirs,
16 cadavres décharnés et noircis-. « Il paraît, lui glisse un riverain, que Kadhafi
venait de temps à autre les contempler. » Scène apocryphe, selon toute
vraisemblance, mais qui en dit long sur l’emprise mentale que le despote
exerçait sur ses sujets. 1984, année orwellienne...
Le hasard, qui n’existe pas, fait bien les choses : il veut qu’Éric Rouleau
séjourne alors en Libye pour le tournage d’un documentaire intitulé « Kadhafi :
le Machiavel du désert », que TF1 diffusera le 18 septembre suivant. Vers 9 h 30,
le journaliste du Monde perçoit plusieurs détonations d’armes lourdes. Le
rendez-vous programmé ce matin-là avec le Guide ? Annulé. Le voici, en
compagnie de son équipe, assigné à résidence dans un hôtel bouclé par les
miliciens, tandis qu’éclôt la rumeur de la mort du qaïd as-Thawra. Scoop
frelaté : celui-ci reçoit Rouleau le jour même, en fin d’après-midi. Le lendemain,
le futur diplomate ira filmer la façade criblée d’impacts du bâtiment pris
d’assaut, ainsi que les cortèges de militants kadhafistes défilant aux cris de
« Non au fascisme ! Oui à la révolution ! ». Plus tard, il retrouve le colonel non
loin des écuries de son cercle hippique favori. Entouré de fidèles au polo barré
d’un fervent « Al-Fateh forever », vêtu d’un survêtement rouge Fila, tignasse
ébouriffée et lunettes fumées, Kadhafi enfourche son cheval et octroie à son
visiteur, comme si de rien n’était, une interview équestre. Aussi insolite par sa
forme que convenue sur le fond.
Pour un peu, on en oublierait combien l’alerte fut chaude. « Les événements
de mai 1984, écrit dans un de ses télégrammes l’ambassadeur de France
Christian Graeff, ont brutalement mis en lumière les lézardes de l’édifice du
pouvoir. » Lequel cède, comme toujours en pareilles circonstances, à la tentation
de la surenchère rhétorique. Témoin, le discours prononcé le 1 er septembre
suivant devant le Congrès général du peuple, simili-parlement. Nous sommes
parvenus, proclame le colonel au prix d’une étrange métaphore zoologique, à
« écraser les chiens errants de l’impérialisme américain comme on écrase les
chats ». « J’envisageais, révèle-t-il, soit de me retirer dans le désert, soit de
m’expatrier en Syrie, au Liban, en Amérique latine ou ailleurs pour poursuivre le
combat. » Mais « l’action odieuse des bandes terroristes des Frères musulmans,
ces mercenaires de l’impérialisme américain, m’a incité à renoncer à mon
projet ». Et à forcer l’allure vers la « nouvelle société » que dessine le Livre vert.
11 faut de toute urgence « anéantir la bourgeoisie parasitaire », disperser les
ministères dans les régions, appelées à se muer en Jamahiriya locales et
autonomes, hâter la collectivisation et la mise en place des coopératives
populaires. Autre reflet de la fébrilité du régime, l’extrême férocité de la vague
de répression qui s’ensuit, et dont Éric Rouleau décrira dans Le Monde- les
ravages. Tout l’arsenal y passe, à commencer par les « confessions »
radiotélévisées des « traîtres, formés au Soudan par des instructeurs
américains », une douzaine de pendaisons publiques - bien d’autres suivront -,
retransmises elles aussi, et les rafles massives. Les représailles n’épargnent pas
davantage les reliefs du djebel Nefussa, à la lisière sud de la Tripolitaine, bastion
berbère hostile à Kadhafi « l’impie ». Au gré des entretiens qu’il accorde alors,
le maître de la Jamahiriya décline la même antienne, imputant l’assaut manqué
aux Frères musulmans, que manipulent Reagan, « le pire terroriste de la Terre »,
l’Angleterre et le Soudan.
Pas d’indulgence. Aucune mansuétude. La règle : tuer et le faire savoir. Quoi
de plus dissuasif que le châtiment au grand jour ? Quand on pend des étudiants
sur la place Verte de Tripoli, les cadavres restent exposés à la vue de tous une
semaine durant. Et il arrive alors que soient modifiées les règles du trafic local,
de sorte que les voitures et leurs conducteurs longent immanquablement les
potences. Un cas, symptomatique, illustre la frénésie punitive du régime : celui
de l’ingénieur en aéronautique à peine trentenaire Sadiq Hamed Shwehdi,
fraîchement rentré d’un stage de formation aux États-Unis et cousin, pour son
malheur, d’un des acteurs du raid manqué de Bab al-Aziziya. Son procès,
télévisé en direct puis rediffusé en boucle, se tient dans le stade de basket-ball de
Benghazi. Dans les tribunes, des milliers d’écoliers et étudiants, acheminés par
autocars, tous tenus d’assister au « spectacle ». Que voient-ils ? Un barbu frisé,
agenouillé, mains entravées dans le dos, implorant la clémence des juges qui
s’apprêtent à le condamner à mort, lui le « terroriste islamiste », « agent de
l’Amérique ». Entre deux sanglots, Sadiq reconnaît tout et le reste, avoue avoir
rallié la meute des « chiens errants ». Vaine confession. La corde est là et
n’attend que lui. On la lui passe autour du cou. Alors que le supplicié se débat,
une milicienne en treillis vert olive surgit, empoigne ses jambes et les tire
énergiquement vers le bas, abrégeant ainsi les convulsions de l’agonie. Le zèle
d’Houda Ben Amer - ainsi se nomme-t-elle - sera récompensé. Téléspectateur
attentif, Kadhafi veille dès lors sur sa carrière : maire de Benghazi à deux
reprises, la virago deviendra en outre une femme d’affaires influente et fortunée.
Serait-elle, comme le bruit en a couru, la véritable mère d’Hana, fille
« adoptive » du Guide ? Seule, là encore, une analyse ADN pourrait dissiper le
brouillard.
Pensée magique ? Au printemps 1993, une note de la direction du
renseignement de la CIA estime la probabilité d’un renversement du qaïd as-
Thawra « meilleure que jamais », pourvu qu’opposants et militaires consentent à
joindre leurs efforts. Et ils s’y emploient. Pour preuve, la tentative de coup
d’État enrayée en octobre de la même année. Cette fois, il ne s’agit pas de
l’action d’éclat d’un groupuscule isolé. La tentative de putsch, longuement mûrie
et méthodiquement planifiée, associe au LNSL plusieurs dizaines d’officiers en
rupture de ban, issus pour la plupart de la puissante tribu des Warfalla, et réunis
en une « alternative démocratique constitutionnelle- ». Parmi ses cerveaux, le
général Khalifa Haftar, « officier libre » au temps de l’épopée de 1969 puis héros
malheureux du fiasco tchadien, qui s’imposera, après un long exil aux États-
Unis, comme l’un des acteurs majeurs du chaos post-Kadhafi. Le
pronunciamiento, conçu avec le concours d’un agent de liaison américain, fait
l’objet de discrètes réunions préparatoires à l’hôtel Ambassador, un palace
zurichois, et doit aboutir non à l’élimination physique de Kadhafi, mais à sa
traduction en justice. Trahisons ? fuites ? Vigilance des services secrets du
régime ? Quelle qu’en soit la cause, son échec sera le prélude à une implacable
purge, fatale à une soixantaine de gradés, tous passés par les armes. Ivre de
vengeance, le maître de la Jamahiriya avait d’ailleurs sommé des caciques
Warfalla d’exécuter eux-mêmes la sentence de mort infligée aux conjurés. En
vain semble-t-il. Une certitude : cet épisode révèle une nouvelle fêlure dans le
socle tribal sur lequel repose le pouvoir de Kadhafi. Lui qui, non sans raison,
passait pour un virtuose hors pair dans l’art de monnayer loyautés et
allégeances...
Cité par le New York Times, un certain David Shayler, ancien officier du MI5
britannique - l’agence de sécurité intérieure du Royaume-Uni -, dévoile les
dessous d’une autre opération, élaborée au début du printemps 1996 par ses
collègues du MI6, le service de renseignements extérieur, en cheville à l’en
croire avec le Groupe islamique combattant en Libye (GICL), faction djihadiste
affiliée à la « franchise » terroriste al-Qaïda. Le plan ? La pose, par un ancien
d’Afghanistan, d’un engin explosif sous la voiture du qaïd as-Thawra. Mauvaise
pioche : la charge pulvérise un véhicule de l’escorte, non la limousine de
Kadhafi, tuant un garde du corps et plusieurs badauds. Faut-il imputer tous les
échecs à la guigne ou à la maladresse ? Certes pas. Maints complots virent au
fiasco du fait d’un renversement d’alliances ou d’un rapprochement tactique
amorcé avec Rabat, Tunis, Le Caire ou Khartoum. Tour à tour menace,
instrument de chantage, monnaie d’échange et gage de loyauté, le rebelle en exil,
bichonné aujourd’hui, livré demain, ne coûte pas cher et peut rapporter gros.
Kadhafi, lui, fait son miel du soutien actif - et ostensible - que Washington
fournit à ceux qui ont juré sa perte. Prétexte rêvé pour resserrer, au profit du
clan, son emprise sur l’appareil militaro-sécuritaire ; et dissuader les insoumis de
sortir de l’ombre. Souvent confiées aux comités révolutionnaires, les séquences
représailles ratissent large. Publiée en mars 1997, une « Charte d’honneur »
codifie la répression. Quiconque cache, aide ou s’abstient de dénoncer un
« ennemi du peuple » expose sa famille à un châtiment collectif, de la privation
de soins, d’eau ou d’électricité à l’enrôlement forcé au sein des services de
sécurité. Cibles prioritaires du régime : les fiefs islamistes de l’Est, dans le
triangle Derna-Ajdabiya-Benghazi. Matraqués, harcelés, les moudjahidine
libyens finissent par reconnaître leur défaite en 1997. Pour la Jamahiriya, une
victoire à la Pyrrhus : l’ostracisme qui frappe la Cyrénaïque alimente un intense
ressentiment, ferment de l’insurrection à venir. Faut-il y voir un signe ? Bien que
passé à la rébellion, le général Abdelfattah Younès, chef d’orchestre de cette
campagne sans merci, périra assassiné le 28 juillet 2011.
Au jeu de la chasse au Kadhafi, la France des années 1970 ne laisse pas son
fusil au râtelier. D’autant que la lune de miel amorcée à l’époque pompidolienne
n’a plus cours. L’activisme radical et brouillon du colonel, son mécénat terroriste
puis ses visées sur le Tchad, chasse gardée tricolore, inquiètent Paris au plus haut
point. « Pour moi, tranche Christian Graeff, ambassadeur à Tripoli de 1982 à
1985, il y a eu avant 2011 quatre tentatives françaises d’assassinat de Muammar
Kadhafi. Disons que la cinquième a réussi. » Allusion aux circonstances
controversées de la mort du Guide en cavale. Dans le marigot cairote, les agents
hexagonaux fréquentent, au sein d’une « amicale » surnommée le « Safari
Club », leurs homologues égyptiens, marocains, saoudiens, iraniens ou...
israéliens, et cultivent in situ les contacts établis avec les dissidents libyens.
Réseau densifié par les soins du colonel Alain Gaigneron de Marolles, chef du
service action du SDECE, et ce, sur les instructions d’Alexandre de Marenches,
directeur général du service de contre-espionnage-.
Dès février 1979, Anouar al-Sadate informe Valéry Giscard d’Estaing de sa
ferme intention d’en finir avec le trublion des Syrtes. VGE dépêche alors
au Caire René Journiac, animateur de la cellule africaine de l’Élysée-, tandis que
Marolles y rencontre Omar al-Meheichi et Abdel Moneim al-Houni, cerveaux du
putsch avorté de 1975, ébauchant avec eux les grandes lignes d’un nouveau coup
de force. Kadhafi échappe-t-il le 1 er septembre à Benghazi, lors des cérémonies
du dixième anniversaire de la révolution, à un attentat monté avec le concours
des mukhabarat de Sadate ? Giscard le nie aujourd’hui, tout comme il dément
avoir assigné personnellement à Marolles, promu entre-temps directeur du
renseignement de la future DGSE, la tâche de « renverser » le tombeur
d’Idris I er . 11 n’empêche : en février 1980, le magazine Time évoque un projet
franco-américain d’élimination de l’intéressé, tandis que Paris Match fait état
d’une « opération d’envergure » ébauchée par le SDECE. De fait, une variante
prend tournure : il s’agit de déclencher, le 5 juin de la même année, sous la
conduite d’un certain « Dali », agent posté à Tripoli, et de Driss al-Chehaibi,
chef de la sécurité libyenne dûment « retourné », une mutinerie à Tobrouk ;
prélude à la proclamation d’un gouvernement d’union en exil—. Las ! Le jour J,
rien ne se passe. Faut-il voir dans la liquidation d’al-Chehaibi, débusqué par ses
collègues libyens, le motif de la débâcle ? Là encore, VGE n’en croit rien. Une
certitude : la riposte est aussi prompte que dévastatrice. Pour preuve, la mise à
sac de l’ambassade de France et l’interception de « Dali », réduit au rang
d’otage. Partie remise ? 11 y a de ça. A en croire les Mémoires de l’ancien
conseiller de Reagan William Clark, parus en 2007, Marenches vient ensuite à
Washington solliciter le concours des États-Unis. Modus operandi retenu, cette
fois : une bombe placée sous la tribune d’honneur d’une parade officielle. Si le
successeur de Georges Pompidou conteste une fois de plus les modalités
explosives du dispositif, il admet en ces termes le dessein dans un entretien
accordé en 2010 à l’essayiste Vincent Nouzille : « Nous préparons ensemble,
avec Ronald Reagan, avec le président Sadate, une intervention en Libye. Le
point de départ a été la visite à la Maison-Blanche d’Alexandre de
Marenches—. » Le 21 mai 1981, lors de la passation de pouvoir à François
Mitterrand, celui qui traînera longtemps le sobriquet d’« Ex » mentionne en tête
à tête une opération en gestation, programmée au mois d’août en coordination
avec l’allié américain—. Le projet ne survivra pas à l’alternance : l’élu socialiste
ordonne à Pierre Marion, nouveau patron des services, de la « démonter ». C’est
que l’homme de Jarnac, sourd aux pressions venues de Washington et de
plusieurs capitales africaines, répugne à l’idée d’une éviction par la force dictée
de l’extérieur. Du moins à cet instant. Le 21 mai 2015, au détour d’un colloque,
l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major particulier de Mitterrand entre 1989
et 1991, révèle les dessous de l’opération Mirmillon, échafaudée en
septembre 1984, moins pour détrôner le Guide que pour le contraindre à
respecter l’accord de désengagement mutuel franco-libyen supposé solder le
lourd contentieux que nourrit le sort du Tchad—. Cibles envisagées à l’époque :
les pistes de l’aéroport militaire de Misrata et les vedettes de la marine de guerre
libyenne ancrées dans le port de Tripoli. Envisagées seulement : Mirmillon
rejoint bientôt le rayonnage des plans de bataille mort-nés.
C’est dans ce contexte que survient une ténébreuse tragédie, aujourd’hui
tombée dans l’oubli, qui valut à la France un procès en inexcusable bavure. Le
27 juin 1980, un DC-9 de la compagnie italienne Itavia décolle de Bologne,
avec, à son bord, 81 passagers et membres d’équipage. 11 ne se posera jamais à
Palerme. C’est au nord de la Sicile, au large de l’île d’Ustica, qu’il s’abîme et
que gisent ses vestiges. L’appareil a, selon toute vraisemblance, été abattu par
erreur. Sans doute l’a-t-on confondu avec un jet libyen - celui de Muammar
Kadhafi - parti le même jour de Tripoli à destination de Varsovie (Pologne). Un
indice tend à étayer l’hypothèse : la découverte, trois semaines plus tard, dans les
montagnes calabraises, de la carcasse d’un des MiG-23 qui escortaient l’aéronef
de la Jamahiriya. Coauteur d’un ouvrage déjà cité—, le juge antiterroriste
Rosario Priore rédige, au terme de huit années d’enquête, un rapport de
5 000 pages. Sa conviction ? C’est bien un tir occidental qui a foudroyé le DC-9.
Au passage, le magistrat relève une coïncidence plus que troublante : dans les
années qui suivent, douze personnages - contrôleurs aériens, pilotes - liés de
près ou de loin au drame disparaissent d’une manière jugée suspecte. En
février 2007, l’Italien Francesco Cossiga, sénateur à vie, impute à l’aéronavale
française l’origine du tir fatal. Accusation réitérée l’année suivante dans le
Corriere délia Sera— : « Lorsque j’étais président de la République, précise-t-il,
nos services secrets m’ont informé que ce sont les Français qui ont tiré. » Selon
lui, le général Giuseppe Santovito, alors directeur du Sismi, le service des
renseignements et de la sécurité militaire, ayant alerté ses interlocuteurs libyens,
le commandant de bord de Kadhafi avait choisi, pour échapper à un éventuel tir
de missile, de se placer dans le sillage de l’appareil d’Itavia. Sollicité trente-six
ans après les faits, Valéry Giscard d’Estaing affirme n’avoir gardé aucun
souvenir de cette tragédie. En janvier 2009, un énième rebondissement épaissit
le mystère plus qu’il ne le dissipe : Francesco Pazienza, ex-officier du Sismi,
attribue à la Jamahiriya la responsabilité du carnage—. Aux yeux de cet ancien
agent, c’est dans la volonté de préserver les échanges commerciaux italo-libyens
qu’il faut chercher les ressorts d’une opacité sciemment entretenue... Peut-on
accroître encore la confusion ? Oui, notamment en recueillant deux autres
versions.
D’abord celle de Christian Graeff Selon le diplomate français, l’avion de
Kadhafi, en route pour Moscou, adopte le vol furtif : aucun signal émis, aucune
réponse aux demandes d’identification. À l’aplomb de la Sicile, une légère
erreur de navigation le déporte de 2 miles à l’est de son rail initial. Le quartier
général de l’Otan ordonne alors aux Spitfire britanniques basés à Malte et aux
Mirage français stationnés à Solenzara de frapper l’appareil suspect. « Mais,
poursuit Graeff, par un hasard incroyable, le vol Bologne-Palerme coupe sa
route. Et les réacteurs du DC-9 étant plus puissants, ils attirent le missile
thermoguidé lâché par un Mirage—. » Place maintenant à la thèse d’Ahmed
Kaddaf ad-Dam, le cousin du colonel, alors présent à ses côtés. « L’avion
d’Itavia, tranche-t-il, a été descendu par un chasseur de PUS Air Force, du fait
d’une méprise. Nous séjournions à l’époque en Yougoslavie. Informés des
intentions américaines grâce à nos contacts au sein des services italiens et
britanniques, nous avons décidé de différer notre départ d’une journée. Ce qui a
sans doute sauvé la vie du Leader. Il arrivait souvent que son jet vole à vide. Ou
qu’il décolle sans lui alors que tout le monde le croyait à bord, y compris son
pilote lui-même, pour revenir le cueillir ensuite. Manière de brouiller les pistes.
Le procédé a notamment été employé au départ d’Harare (Zimbabwe), dans une
période où nous redoutions un coup tordu du régime d’apartheid sud-
africain—. » Coups tordus ? Si le père fondateur de la Jamahiriya en a éventé
plus d’un, il en aura parrainé bien davantage...
La providence des assassins
Avant d’amorcer une normalisation dictée par l’instinct de survie, l’ancien
cadet de Beaconsfïeld s’en tient à une perception pour le moins manichéenne du
monde : l’Occident n’ayant que des obligés mais point d’amis, il ne vous laisse
le choix qu’entre le statut d’esclave et celui, infiniment préférable, d’ennemi.
Son aversion pour les impérialismes - américain certes, mais aussi soviétique -
tend à rapprocher Kadhafi des « dissidents », des réfractaires, des cygnes noirs.
Tel le tyran roumain Nicolae Ceausescu, si jaloux de son autonomie, d’ailleurs
toute relative, vis-à-vis du Kremlin. Quand, en juillet 1978, le maître espion de
Bucarest Ion Mihai Pacepa, patron de la Securitate, fait défection au profit des
États-Unis, le colonel abonde d’un million de dollars la prime qu’offre le « génie
des Carpates » à quiconque fera un sort au traître et suggère paraît-il au terroriste
vénézuélien llich Ramirez Sanchez, dit Carlos, cerveau trois ans plus tôt de
l’assaut spectaculaire lancé à Vienne sur un sommet de l’Organisation des pays
exportateurs de pétrole (OPEP), de se mettre en chasse-.
À l’entendre, à le lire, à retracer la chronique de ses volte-face, il faut se
rendre à cette évidence : dans l’esprit tourmenté de Muammar Kadhafi, le
terrorisme n’est ni une religion, ni une fin en soi. Plutôt un outil, un levier parmi
d’autres, que l’on actionne si besoin pour l’abandonner, voire en condamner
l’usage au nom d’un impératif moral intermittent, dès lors que la violence
aveugle dessert les intérêts de la Libye révolutionnaire ou fragilise l’assise de
son Guide. L’arme des lâches ? Non, celle des faibles, des opprimés, de ceux qui
refusent de courber l’échine sous le joug impérialiste. Voilà pourquoi il aura
endossé tour à tour le treillis du parrain prodigue, avide d’héberger, d’armer et
de financer tous les « combattants de la liberté » de la planète, si douteuse fût
leur cause, puis la toge immaculée du contempteur le plus farouche d’al-Qaïda,
de ses surgeons et de ses rivaux dans l’arène de l’islamisme fanatique. On lâche
donc le protégé sans davantage d’états d’âme qu’on en eut à l’adouber ; on lui
coupe les vivres après l’avoir arrosé de cash et de kalach’, d’explosifs et de
lance-roquettes Katioucha. Alimenté par une ponction sur les salaires des
fonctionnaires, variante locale de l’impôt révolutionnaire, le Ponds al-Djihad
pour la Palestine sera ainsi liquidé sans préavis. L’extrême variété, sinon
l’exotisme de la « clientèle » du colonel confirme en outre la vigueur de cinq
autres tropismes : une fascination pour le purisme radical, l’attrait qu’exerce sur
lui l’esthétique du chaos, l’appétit de revanche sur l’avilissement colonial,
l’orgueil, et la prétention à l’universalisme. Porter le fer au cœur de Londres ou
de Rome, c’est laver un peu de cette infamie, défier les vieilles puissances
ennemies et inspirer la crainte. Aiguillonner les rebelles du Nicaragua, les
Indiens d’Amérique, les porte-flingues de l’Armée secrète arménienne de
libération de l’Arménie (Asala), les insoumis néo-calédoniens ou les Aborigènes
d’Australie, c’est aussi accéder au statut d’acteur global. Au passage, le fléau
terroriste orne d’un sombre joyau sa couronne de prince de l’équivoque :
Kadhafi proclame urbi et orbi son hostilité aux attentats à la bombe et aux
assassinats d’innocents. « Ma position à cet égard, ose-t-il un jour au prix d’une
antiphrase de collection, a toujours été claire. »
Le cas de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) apparaît comme l’un des
plus symptomatiques. Dès le printemps 1973, Kadhafi justifie ainsi le soutien
fourni à la milice indépendantiste : celle-ci « assène des coups très durs à une
puissance qui a humilié les Arabes pendant des siècles », et œuvre en faveur de
l’émancipation d’« un petit pays qui a pris les armes pour défendre ses droits et
sa liberté- ». Pourvus d’agents de liaison établis à Tripoli, les paramilitaires
nord-irlandais bénéficient de virements colossaux - plusieurs millions de
dollars - et fréquentent divers camps d’entraînement. Christian Graeff se
souvient notamment de celui dit du « kilomètre 17 », à l’est de la capitale, « où
l’on croisait aussi des Corses et des Kanaks- ». En l’espèce, le colonel fait
montre d’une constance rare, comme l’atteste l’entretien diffusé par TF1 le
1 er février 1979, en piste pour l’oscar de l’analogie bancale : « Si les Anglais
considèrent l’IRA comme un mouvement terroriste, soutient-il, nous considérons
que les Libyens [en exil] qui combattent la révolution et la Jamahiriya sont eux
aussi des terroristes. » Cinq ans plus tard, le parrain persiste : « L’Irlande du
Nord, décrète-t-il au détour d’une nouvelle interview télévisée, a droit à son
indépendance. Soutien total à cette cause juste. » Au fil des ans, toutefois,
Kadhafi amende sa doctrine. Il évoque, sans la récuser, l’hypothèse d’un
règlement négocié et désavoue la brutalité des méthodes employées par les deux
belligérants. Glissement que traduisent les deux inflexions qui suivent. La
première date de 1994 : « Nous avons armé TIRA, explique-t-il alors, parce que
la cause de l’Irlande est sacrée, et nous avons transporté la bataille au cœur de
Londres. Nous avons arrêté cette opération par conviction, quand les opérations
ont touché des civils. » La seconde apparaît dans le New York Times en
janvier 2003 : « Quand j’ai vu que les Anglais et les Irlandais avaient engagé des
pourparlers, qu’il existait une chance de résoudre ce conflit par des moyens
pacifiques, j’ai compris que le soutien à la lutte armée n’était plus justifié. » De
fait, Tripoli avait fourni dix ans plus tôt au Foreign Office britannique une liste
des armements livrés. Il est vrai que la Jamahiriya a beaucoup à se faire
pardonner sur les bords de la Tamise. Que Ton songe à l’assassinat, le 17 avril
1984, de la policière Yvonne Fletcher, fauchée sur St James’s Square, théâtre
d’un maigre rassemblement d’opposants libyens, par une rafale venue d’une
fenêtre du Bureau populaire de Londres. « Acte d’autodéfense », ose alors
Radio-Tripoli. Le Guide regrette-t-il la mort de la bobby de 26 ans ? « OJ
course », répond-il trois ans plus tard, en anglais dans le texte, à un envoyé
spécial de The Observer.
Au détour d’un livre d’entretiens déjà cité-, le Guide recourt à une figure de
style alambiquée, reflet de son ambivalence : le désaveu justificatif.
Enlèvements, assassinats : « On ne peut, avance-t-il, que condamner les
méthodes » de la Fraction armée rouge allemande, encore appelée bande à
Baader, ou celles des Brigades rouges italiennes. Cela posé, « on peut
comprendre les motivations psychologiques, sociales, voire politiques de leurs
membres ». Cette martingale de casuiste vaut bien entendu pour tous les groupes
armés et rébellions que gâte la Libye. Citons les Basques de FETA en Espagne,
l’Armée rouge japonaise, les guérilleros philippins du Front Moro de libération
nationale, les musulmans radicaux thaïlandais, les séparatistes indonésiens, le
Front Polisario au Sahara occidental ou l’Armée populaire de libération du
Soudan. S’agissant de l’Afrique, les camps d’entraînement de la Jamahiriya
accueillent aussi les séides du rebelle libérien Charles Taylor ou ceux de son allié
Foday Sankoh, dont le Front uni révolutionnaire saignera la Sierra Leone à la
machette. Autre terre de mission : l’Amérique latine, du Nicaragua à la
Colombie, via le Salvador, le Guatemala et F Équateur.
En 1982, lorsque le sandiniste Edén Pastora, alias « Commandant Zéro »,
rompt avec ses companeros nicaraguayens, il file à Tripoli implorer l’aide du
colonel. Celui-ci Fécoute, esquive, mais lui offre 5 millions de dollars pour aller
diffuser le ferment insurrectionnel dans les campagnes guatémaltèques. Dès lors
qu’il s’adresse à un média français, le saint patron des rébellions adapte son
plaidoyer. On l’entend alors confirmer, en vertu de « la loi du talion », son appui
aux autonomistes corses et aux partisans de l’indépendance de la Réunion. « Si
la Corse, précise-t-il en février 1983 sur TF1, est une partie de la France, les
menées séparatistes doivent être traitées comme telles. Mais si elle constitue une
nation en soi, si elle a été colonisée, si son territoire a été annexé par la force,
alors le mouvement indépendantiste est légitime. » Là encore, le cousin Ahmed
Kaddaf ad-Dam s’échine à minimiser Fengagement de la Jamahiriya. « Bien sûr,
admet-il, la Libye de Kadhafi a beaucoup soutenu les fedayin palestiniens. Mais
nous avons surtout été actifs en Afrique, notamment en Zambie et au Zimbabwe.
S’agissant de l’IRA et de FETA, il ne faut rien exagérer. Si nous les avions
vraiment aidés, ils auraient réussi, tant leurs combattants se montraient organisés
et déterminés. Pour le reste, il s’agissait d’entretenir des instruments de pression,
voire de chantage, susceptibles de donner mal au crâne aux puissances hostiles.
Tel fut le cas avec les Kanaks de Nouvelle-Calédonie vis-à-vis de la France.
Idem pour les faveurs accordées au Centrafricain [Jean-Bedel] Bokassa : il n’a
jamais été un véritable ami ; plutôt une arme contre Paris-. » Un calcul analogue
motive l’appui résolu et substantiel apporté, aux États-Unis, à plusieurs tribus
indiennes indociles, aux suprémacistes afro-américains des Black Panthers et à
la Nation of Islam (NOI), fer de lance de la mouvance politico-religieuse
radicale des musulmans noirs. Une vieille histoire : dès février 1972, John Dean,
conseiller juridique à la Maison-Blanche, alerte par écrit Alexander Haig, alors
adjoint d’Henry Kissinger au Conseil national de sécurité, des liens tissés entre
Muammar Kadhafi et la NOI, bénéficiaire d’emblée d’un prêt sans intérêt de
plusieurs millions de dollars appelé à financer l’enseignement du Coran et de
l’arabe au sein de la communauté. Parvenu aux commandes du mouvement en
1981, le tonitruant Louis Farrakhan reconnaîtra trente ans plus tard avoir
« emprunté » à la Jamahiriya 8 millions de dollars, dont trois consacrés à
l’acquisition de son quartier général de Chicago. Une longue complicité unit ce
meneur charismatique, complotiste, antisémite et homophobe au Guide. Lequel
lui offre même en 1985, quitte à le plonger dans l’embarras, de parrainer outre -
Atlantique une « armée noire » vouée à la destruction de l’Amérique blanche, et
appelle les 400 000 soldats de couleur servant alors sous la bannière étoilée à
déserter afin de créer un État indépendant. Onze ans plus tard, le même
Farrakhan figure parmi les invités d’honneur du vingt-septième anniversaire de
la révolution et de la cérémonie de mise en eaux de la phase 2 de la Great Made
Man River, gigantesque réseau d’adduction si cher - dans tous les sens du
terme - au colonel. Ce jour-là, à Bani Walid, fief de la tribu des Warfalla, on voit
des badauds euphoriques plonger dans les flots aux reflets opalins, mais aussi se
pavaner le gourou de la NOI, lunettes design et nœud papillon, escorté par un
escadron de splendeurs en boubou blanc et de gardes du corps sapés comme des
vigiles de night-club-. 11 faut le comprendre : si le boutefeu a fait le voyage, c’est
aussi pour recevoir le « prix Kadhafi pour les droits de l’homme », qui lui sera
remis à l’hôtel Méhari par un ancien lauréat, l’Algérien Ahmed Ben Bella. Créé
en 1988, ce trophée, dont le nom a le charme des oxymores, a déjà couronné
l’icône sud-africaine Nelson Mandela, les enfants de l’Intifada palestinienne, les
Amérindiens. Il distinguera ensuite le Cubain Fidel Castro, le Vénézuélien Hugo
Châvez, le Nicaraguayen Daniel Ortega et, pour son ultime édition, en 2010, le
Premier ministre et futur président turc Recep Tayyip Erdogan. Une déconvenue
toutefois pour le « frère » Farrakhan : le Trésor américain lui interdit de toucher
le chèque de 250 000 dollars dont est assortie sa récompense.
Parmi les pairs réputés rebelles, il en est un qui mérite un piédestal hors
norme : l’autocrate vénézuélien Hugo Châvez, maître absolu, comme son
complice libyen, d’une puissance pétrolière en butte à l’hostilité yankee. En une
douzaine d’années, les deux parias se retrouveront à six reprises. À la clé, de
multiples accords de coopération portant sur l’or noir, l’agriculture, le tourisme
ou l’éducation ; mais aussi un échange intensif de titres, lauriers et breloques.
Dont le prix susmentionné, millésime 2004, ainsi qu’un doctorat honoris causa
en « sciences de l’économie humaniste » pour le lider maximo de Caracas Et,
côté Muammar, le collier de l’ordre du Libertador, décerné en 2009 et assorti
d’une réplique de l’épée de Simon Bolivar, héros vénéré de l’émancipation
latino-américaine. Le 13 septembre 2011, en Conseil des ministres, Châvez,
mine grave et phrasé solennel, donne lecture d’une missive du Guide traqué.
Puis improvise une harangue anti-impérialiste entrecoupée de tonitruants « Viva
Libia ! ». Suivent un salut militaire et cette fraternelle injonction : « Kadhafi,
camarade, compagnon. Salant Aleykoum. Vis, nous vivrons. Vis ! Bataille mon
frère ! » 11 reste alors au camarade libyen un mois à vivre. Quant au fondateur du
chavisme, il s’éteindra le 5 mars 2013, terrassé par le cancer.
Un épisode, aujourd’hui oublié, illustre éloquemment le double jeu
>
libyen dans l’arène terroriste : la ténébreuse affaire du Silco. A l’été 1986, les
Belges Fernand et Emmanuel Houtekins, deux frères épris d’aventure, retapent
A
et affrètent un ancien bateau de pêche, baptisé Le Silco. A son bord, notamment,
la Française Jacqueline Valente, compagne de Fernand, flanquée de ses deux
filles Marie-Laure et Virginie, nées d’une union fraîchement rompue. Cap sur
l’Australie, via le canal de Suez. Las ! La croisière enchantée vire au cauchemar
quand la marine libyenne arraisonne le yacht de fortune. Les passagers ? Livrés
au Fatah-Conseil révolutionnaire du Palestinien Abou Nidal, qui les transfère
dans un sanctuaire libanais. Son but : troquer ses monnaies d’échange contre
plusieurs « combattants », dont le terroriste Saïd an-Nasr, qui purge à Louvain
une peine de prison à perpétuité pour un attentat à la grenade commis à Anvers
et fatal à un enfant juif. Il faudra des années pour qu’aboutissent les tractations,
plombées par les dissensions entre Paris et Bruxelles, mais aussi par les
tortueuses manœuvres de réseaux hexagonaux rivaux. Si les deux fillettes
recouvrent la liberté le 29 décembre 1988, les autres captifs ne regagnent
l’Europe qu’en avril 1990 pour trois d’entre eux, puis en janvier 1991 pour les
quatre derniers. Dans son message annuel « aux chefs d’État chrétiens »,
millésime 1987, Muammar Kadhafi cite les sœurs Valente et prône « la
libération de personnes enlevées, séquestrées, retenues en otage ». Propos bien
lénifiant au regard de l’anathème lâché deux semaines auparavant à Tunis :
« Lorsqu’il s’agit de libérer une parcelle de leur territoire, assène alors le
colonel, les Arabes doivent tous être des terroristes. » Ce n’est d’ailleurs qu’au
lendemain de la tragédie de Lockerbie, détaillée dans un chapitre ultérieur, que le
Guide expulse de Libye Abou Nidal, pourtant incriminé dans une folle série
d’attentats meurtriers, dont l’assassinat à Beyrouth, en avril 1986, de deux
enseignants britanniques. Le Liban a toujours « bénéficié » en la matière d’un
traitement privilégié. Pour preuve, ce serment que Kadhafi formule en
juillet 1983 à propos des milices palestiniennes qui y combattent alors : « Nous
leur fournirons des moyens illimités dans tous les domaines pour intensifier leur
résistance à l’occupation israélienne-. »
Reste qu’un lourd contentieux empoisonne les relations entre le colonel et
les chiites du pays du Cèdre et d’ailleurs : la disparition inexpliquée, à l’été
1978, de l’imam Moussa Sadr, fondateur de la milice Amal, et de ses deux
compagnons de voyage. C’est à Tripoli, le 31 août 1978, jour de son rendez-vous
avec le Guide, que se perd la trace de ce théoricien vénéré natif de la ville sainte
iranienne de Qom. A-t-il été, comme l’affirment ses adeptes, liquidé sur ordre de
son hôte ? « Faux, s’insurge Ahmed Kaddaf ad-Dam, ancien émissaire personnel
de son cousin Muammar. 11 avait bel et bien quitté la Libye pour Rome en
parfaite santé-. » Scénario peu convaincant : selon les autorités italiennes, le
leader religieux n’a jamais posé le pied sur le sol transalpin ; en outre, plusieurs
ex-dignitaires de la Jamahiriya ont, après le naufrage de 2011, étayé la thèse de
l’assassinat. Cité dans le recueil d’entretiens de Ghassan Charbel-, l’ex-directeur
du protocole Nouri al-Mismari confirme pour sa part le kidnapping : patron des
renseignements et beau-frère par alliance du Guide, Abdallah Senoussi lui aurait
confié trois passeports, dont celui de Moussa Sadr, le pressant d’y faire apposer
des visas italiens. Excès de zèle, désaccord de fond sur la destinée de l’imbroglio
confessionnel libanais, conflit aigu entre Amal et factions palestiniennes
radicales... On épargnera au lecteur les innombrables conjectures qu’aura
inspirées l’éclipse définitive de cet astre du chiisme contemporain. Une
certitude : en août 2008, la justice libanaise lance un mandat d’arrêt international
contre Muammar Kadhafi et plusieurs de ses compagnons de l’époque, pour
complicité d’enlèvement et d’assassinat. Mandat qui, à la différence de celui
qu’il vise, ne sera jamais exécuté. En revanche, l’un des fils du défunt qaïd as-
Thawra, Hannibal, paiera un peu des arriérés de l’énigme. Le 10 décembre 2015,
un commando de disciples de l’imam, persuadés qu’il en sait long, l’enlève dans
la plaine de la Bekaa, où il a été attiré par un « appât » féminin répondant au
doux prénom de Fatima. Soupçonné d’avoir orchestré le rapt de l’héritier -
promptement libéré -, un député chiite sera interpellé peu après.
Sunnite indocile, le colonel tient certes le chiisme pour une hérésie. Pour
autant, il ne fait pas mystère du respect que lui inspire l’ayatollah Ruhollah
Khomeiny, inspirateur puis implacable timonier de la révolution islamique de
1979, fatale au très pro-occidental chah d’Iran, Muhammad Reza Pahlavi. « Une
révolution populaire contre le despotisme du chah et la domination américaine »,
tranche-t-il le 8 février 1983 sur TF1. « Il faut la soutenir même si elle véhicule
l’incroyance, précise-t-il l’année suivante dans un recueil d’entretiens déjà cité,
car elle est foncièrement hostile à l’Amérique et au sionisme—. » Rien
d’étonnant dès lors à ce que, tout en offrant sa médiation, Tripoli se range du
côté de Téhéran en 1980, lorsqu’éclate la longue boucherie Iran-Irak. D’autant
que Kadhafi ne fait pas mystère du mépris précoce qu’il éprouve pour le baasiste
laïc Saddam Hussein. Celui-ci n’est encore que vice-président lorsque le colonel
se rend à Bagdad pour inviter sans succès le chef de l’État Ahmed Hassan al-
Bakr à se débarrasser de son second. Le Libyen trempe-t-il vraiment, en 1984,
dans une vaine tentative d’assassinat visant Saddam ? Les preuves, comme
souvent, font défaut. Une certitude toutefois : la Jamahiriya épaule au moins
l’une des factions de l’irrédentisme kurde, dans le nord de l’ancienne
Mésopotamie. En 1990, lorsqu’un journaliste lui suggère que l’invasion du
Koweït propulse le tyran mésopotamien dans le fauteuil d’ennemi public n° 1 de
l’Occident, le Guide riposte du tac au tac : « Saddam bad boy number one ? No !
No ! Kadhafi is number one. Kadhafi alone ! » S’il y tient tellement...
Le miraculé de Bab al-Aziziya
D’ordinaire si friand des feux de la rampe, le colonel, sans doute échaudé par
l’assaut avorté de 1984, semble bouder l’avant-scène deux années durant. 11 s’en
faut d’ailleurs de peu que son éclipse prenne un tour définitif : c’est à sa
proverbiale baraka que Muammar Khadafï doit de survivre aux raids
dévastateurs ordonnés par Ronald Reagan. Entre la Jamahiriya et l’Oncle Sam,
dont les bâtiments croisent non loin des côtes libyennes, le feu couvait il est vrai
depuis longtemps. Dès le printemps 1981, quatre mois après son investiture,
l’ancien acteur rompt tout lien avec Tripoli et ordonne la fermeture du Bureau
populaire de Washington. Le 19 août de la même année, deux F-14, pris en
chasse dans le ciel du golfe de Syrte, ripostent et abattent un couple de Su-22
libyens. De nouveaux accrochages, navals cette fois, surviennent au large en
mars 1985, puis en janvier 1986. L’escalade semble inéluctable. Comme il paraît
loin le temps où le qaïd as-Thawra louait la « sagesse » et la « maturité » de la
Maison-Blanche, tout en envisageant l’adhésion de son pays à l’ONG de défense
des droits de l’homme Amnesty International, cauchemar des tyrans de tout
poil-... Volontiers apocalyptiques, ses sorties attisent les braises. Témoin, la
conférence de presse du 1 er janvier 1986. En cas d’agression, menace-t-il alors,
les forces libyennes déclencheront un conflit qui « embrasera l’espace
méditerranéen, le Proche-Orient et probablement le monde entier ». Le 27 du
même mois, une interview télévisée le met en scène en treillis, assis devant trois
de ses enfants, dont Aïcha et Seif al-Islam. « Nous avons le droit de nous
défendre, insiste le colonel. Il y a des bases et une flotte américaines en
Méditerranée. Dès lors, celle-ci devient champ de bataille et toute action de
guerre devient légitime. »
C’est dans la nuit berlinoise que jaillit l’éclair annonciateur de l’ouragan à
venir. Le 5 avril 1986, peu avant l’aube, une bombe placée sous une table, non
loin du pupitre du disc-jockey, dévaste le night-club La Belle, boîte fétiche des
GI’s établis dans le secteur ouest de la ville. Bilan : trois morts, deux soldats
américains et une femme turque. Attentat aussitôt imputé, à juste titre, aux
services libyens. Dix jours plus tard, vers 2 heures du matin, l’armada volante de
l’opération El Dorado Canyon s’ébranle. Dix-huit bombardiers stratégiques F-
111 F et quinze avions de chasse de FUS Air Force décollent d’une base
britannique. En deux minutes, ils largueront sur Tripoli et Benghazi 60 tonnes de
bombes. Leurs cibles : les pistes de l’aérodrome militaire de la capitale, ses
stations radar et postes de DCA, l’Académie navale et une collection de
casernes. Un objectif sera traité avec un soin tout particulier : le fortin de Bab al-
Aziziya, dont l’épais mur d’enceinte abrite la résidence de Muammar Kadhafi.
Dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, Ronald Reagan a préparé deux
discours. L’un en cas de liquidation de Muammar Kadhafi, l’autre dans
l’hypothèse où le « chien enragé du Moyen-Orient », le « clown fou du désert »,
le « pyromane d’Allah » - ainsi surnomme-t-il le Libyen, tenu pour une
marionnette de l’URSS et le parrain des guérillas marxisantes du Salvador et du
Nicaragua - survivrait à ce déluge de fer et de feu. 11 y survivra, fût-ce d’extrême
justesse. Où se trouve-t-il à l’instant fatidique ? Dans son lit, comme il
l’affirmera ? À l’abri d’une de ses caches bunkérisées, ainsi que le prétend son
bras droit Jalloud, quand il ne soutient pas, sans ciller, que la tente bédouine a
résisté au fracassant déluge ? Mystère. Étrangement, le Guide semble avoir été
pris de court. Un peu comme s’il avait voulu croire que l’empoignade ne
franchirait jamais le seuil de la guérilla verbale. Et ce, malgré les mises en garde,
dont celle adressée via le Bureau populaire de la Jamahiriya à Rome par le
Premier ministre italien Bettino Craxi. L’ambassadeur bulgare Filip lehpekov,
qui l’a lui aussi alerté du péril imminent, sera son premier visiteur après l’orage.
11 retrouve le rescapé reclus dans une cave ultra-sécurisée, prostré, abattu, au
bord des larmes, qui l’accueille par ses mots : « Ta venue réchauffe mon cœur
blessé. » Le cœur seulement ? Pas sûr : le colonel semble avoir été atteint à la
tête par un fragment de plafond. « Mon cousin aurait été tué à coup sûr si tous
les missiles avaient atteint leur but », avance aujourd’hui Ahmed Kaddaf ad-
Dam-. Très vite, les scoops avariés pleuvent dru. Kadhafi a péri ou fui la Libye,
avance la chaîne américaine ABC. On le dit réfugié en Algérie ou au Nord-
Yémen. 11 est question d’une tentative de mutinerie, de fusillades et de tirs de
mortier. Faute de mieux, la télévision rediffuse un discours prononcé à Derna...
neuf ans plus tôt. Et plusieurs jours s’écoulent avant qu’on n’aperçoive sur les
écrans le Guide, en djellaba blanche, au chevet de blessés hospitalisés. « Pour
Kadhafi, une vraie rupture et une date charnière, analyse aujourd’hui l’ancien
ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin. Mais aussi une initiation
à la peur. Voilà que la foudre s’abat sur sa tête d’homme de certitudes et de
visions. 11 découvre soudain que son vaste rêve peut être réduit en poussière en
un clin d’œil. Sans pour autant renier son ambition saturnienne, il prend
conscience de sa vulnérabilité, de la nécessité de composer avec le réel-. »
Chez Kadhafi, à cette période, l’hébétude est une seconde nature. Témoin,
l’interview télévisée accordée en état de sidération dans les décombres de son
fortin. Assis sur un ht de camp, vêtu d’un battle-dress , le colonel tient entre ses
mains le gros ours en peluche d’un de ses enfants. « Nous voulons vivre en paix
dans nos maisons, gémit-il. Ils [Reagan et les siens] nous considèrent comme
fous. Mais qui est fou ? Celui qui est venu d’Amérique bombarder cette
maison ? Ou celui qui y dormait ? » Quelques jours plus tard, son épouse Safiya
reçoit à son tour la presse in situ. « Si j’attrapais des aviateurs américains, jure-t-
elle, je n’hésiterais pas à les tuer. » De telles rodomontades ne sauraient masquer
cette évidence : l’attaque américaine laisse le colonel groggy, K.-O. debout.
D’autant que le soutien de ses brebis manque de ferveur : on dénombre, au
lendemain du séisme, plus de manifestants à Khartoum qu’à Tripoli. Deux mois
après, Kadhafi visite en compagnie de Jalloud le village d’Harawa, proche de
Syrte. « Oncle Muammar, se plaint une gamine, je n’ai pas mangé une pomme
depuis cinq ans. » « Si nous te disions, renchérit un vieux cheikh, que 10 ou
15 % des Libyens sont avec toi, nous te mentirions. Donc sois prudent-. » De
fait, l’impact psychologique s’avère dévastateur. Car le raid révèle cruellement
les défauts de la cuirasse : une défense antiaérienne stérile, même si l’agence
officielle Jana claironne la mise au tapis de... 24 F-111, des officiers paniqués et
une riposte dérisoire, dont témoigne le tir tardif, et vain, de deux missiles vers un
radar de TUS Navy installé sur l’île italienne de Lampedusa. 11 y a plus cuisant
encore : l’atonie des capitales arabes. Les appels à l’insurrection populaire contre
les « faux frères » ainsi couverts de honte, les insultes décochées à l’encontre du
roi Hussein de Jordanie, ce « crétin », et de l’Égyptien Hosni Moubarak, accusé
d’avoir infiltré des espions en Libye afin de guider les chasseurs-bombardiers
ennemis, les aigres griefs envers les non-alignés, ne provoquent que soupirs et
haussements de sourcils. Tout comme les exhortations à la « vengeance », au
pilonnage des bases américaines en Méditerranée, à l’instauration d’un embargo
pétrolier contre les États-Unis demeurent sans réel écho, en dépit des efforts de
l’appareil de propagande. Ainsi, des haut-parleurs diffusent la longue et
hargneuse harangue du 11 juin, mélange d’arabe classique et de dialecte
bédouin. Tandis qu’une foule téléguidée lapide et pend deux pantins de paille à
l’effigie du « petit roi » hachémite, ce « valet » de Reagan coupable d’avoir, à
l’heure où les bombes pleuvaient, « bu de l’alcool » avec Margaret Thatcher,
dame de fer britannique traitée au mieux de « cow-girl », au pire de « putain ».
« Nous n’avons pas de missiles à longue portée, mais nous avons des
commandos suicides, répète le Guide. Nous sommes capables de frapper
l’Amérique, de l’épuiser. »
Une semaine après l’attaque, le survivant, soucieux de balayer les doutes sur
son état, reçoit une poignée de reporters étrangers. Non, il n’est ni blessé, ni
malade, ni déprimé. Juste un peu fatigué en cette fin de ramadan. Fatigué et, à
l’évidence, toujours sous le choc, au point d’apostropher ainsi, offusqué et
implorant, une journaliste américaine : « Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ?
Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que Reagan allait bombarder ma maison ? Je
vous ai vue trois jours avant le raid et je vous ai demandé si vous pensiez que
Reagan bombarderait ma maison. Vous m’avez dit qu’il ne le ferait pas. » Qu’on
ait pu attenter aux jours des siens le stupéfie. Alors, il ressasse. Raconte
comment il a enfilé un uniforme, couru réveiller Aïcha, tenté avec un cousin
d’arracher aux ruines les autres enfants pour les mettre à l’abri. Le moment « le
plus hallucinant » de cet entretien de quarante-cinq minutes, selon les envoyées
spéciales Marie Colvin et Judith Miller ? Lorsque leur hôte prétend détenir les
preuves que Reagan est un espion au service d’Israël. « Recruté quand il était
acteur, insiste Kadhafi. 11 est devenu agent israélien parce qu’il appartenait à la
Gestapo et voulait couvrir son passé. En fait, il travaillait au côté d’Hitler et a
causé la mort de milliers de juifs. Nous avons un dossier sur lui. » Le colonel
aurait-il aussi un message pour le peuple américain ? « Oui. Dites-leur que je
n’ai plus de maison. »
Selon la presse de l’époque, sa fille adoptive Hana, quinze mois, a succombé
quelques heures après son arrivée à l’hôpital. Quant à Khamis, 3 ans, et Seif al-
Arab, 4 ans, deux de ses frères, on les dit « dans un état critique ». Diagnostic
noirci pour la cause : choqués - on le serait à moins -, les deux garçons n’ont été
que très légèrement touchés. Qu’en est-il d’Hana ? Le ministère de l’Information
de la Jamahiriya s’empresse de distribuer des photos de famille où apparaît la
fillette ainsi légendées : « Papa, tu m’as adoptée. Reagan m’a assassinée. »
Comme on le verra, le mythe de la gamine immolée, amplement exploité par la
propagande maison, aura lui aussi la vie dure.
Toute visite d’un hôte de marque passe dès lors par le bâtiment grisâtre et
ravagé de Bab al-Azizya ; mémorial de la cruauté yankee laissé tel quel à dessein.
Ruines en l’état d’un État en ruine. Le 25 juillet 2007, lors de son escale
tripolitaine, Nicolas Sarkozy n’échappe pas au rituel des vestiges : la tribune où
il prend place à l’heure des hymnes a été dressée devant la façade criblée
d’impacts, d’où jaillissent des fers à béton tordus et des tresses de câbles
électriques à demi arrachés. À sa droite, de vastes panneaux ornés de photos
poignantes délavées par le temps et le vent marin, qui relatent en quatre langues
- l’arabe, l’anglais, le français et l’italien - « l’ignoble agression
impérialiste ». Derrière lui, un monument allégorique, poing de métal brandi
broyant un F-16 ennemi, promis à une destinée singulière : à l’été 2016, il trônait
sur le seuil du musée qui, à Misrata, commémore l’héroïque résistance
qu’opposa cinq ans plus tôt la cité portuaire aux assauts des blindés et des
chasseurs du Guide. Pas plus qu’à la visite guidée des lieux du crime, « Sarko »
n’échappera à l’épreuve du livre d’or. Traquenard éventé d’une formule passe-
partout à la neutralité helvétique : « Je suis heureux d’être dans votre pays pour
parler de l’avenir. » Est-il de même comblé par les cadeaux que, conformément à
la tradition, lui remet son hôte ? Pas vraiment. Plutôt surpris-. Au long de son
quinquennat, l’hyperprésident n’a pas dû souvent recevoir une oasis miniature en
fil de fer et des timbales de cuivre. Quant aux montres et médailles à l’effigie du
Guide, gageons qu’il ne les a pas portées souvent.
Le rafiot libyen tangue, donne de la gîte, mais ne sombre pas. Constat qui
inspire à certains experts cette thèse paradoxale : en suscitant, fût-ce a minima,
un regain de patriotisme, en dopant la rhétorique anti-impérialiste, Reagan aurait
sauvé son meilleur ennemi. De fait, l’armada américaine fait don à la Jamahiriya
d’un inépuisable martyrologe, et à son Guide d’une livrée de victime. Un an
après le raid, le cube éventré et ses lambeaux de faux plafonds servent de décor à
une « nuit de la Paix ». Sur l’estrade défilent les émissaires de minorités
américaines en lutte contre la tyrannie, Indiens en grand arroi, Latinos et
Chicanos, Black Muslims, le temps d’une Conférence mondiale de solidarité
avec le peuple libyen. À la même époque, on montre encore à l’envoyé spécial
d’un titre dominical britannique les cahiers d’écoliers, en partie déchirés, des
enfants du colonel-. Quant au maître de céans, le reporter le retrouve sur un
terrain annexe, occupé à jouer au volley-ball avec ses hommes, non loin du bus
Daimler-Benz jaune qui lui tient lieu alors de maison mobile. Sérénité
trompeuse. Quelques jours plus tard, l’orientaliste François Burgat a l’occasion
de mesurer « l’étendue du traumatisme » subi par le Guide et « la dégradation de
son état nerveux- ». Au terme d’une conversation animée, Kadhafi invite son
interlocuteur à poursuivre l’échange sous peu. Las ! Trois jours plus tard, il ne le
reconnaît pas et a tout oublié de leur controverse. Le colonel, note un Burgat
interloqué, fait l’effet d’un homme sous antidépresseurs à haute dose,
fréquemment saisi d’absences de plusieurs secondes. Son discours à deux
vitesses déroute tout autant : il alterne les automatismes rhétoriques, récitant des
tirades entières de son Livre vert, et les errances oratoires, dès lors qu’il lui faut
sortir de ses rails. Mais le Guide déboussolé retrouvera son aplomb. Témoin
cette scène, rapportée par un journaliste du magazine Time- : le recevant dans les
décombres figés de Bab al-Aziziya, Kadhafi attire son attention sur un cadre où
voisinent deux photos : l’une d’Hana, l’autre de Flora Swire, Britannique
foudroyée à 23 ans par l’attentat de Lockerbie. « Nos enfants, soupire-t-il, sont
tous des victimes. »
Le miraculé ne refait surface, sur l’échiquier planétaire, qu’à l’occasion des
cérémonies rituelles du 1 er septembre 1986, puis fde illico à Harare, théâtre du
huitième sommet des non-alignés. Apaisé ? Pas exactement. On le sent tendu,
sombre, irascible, vindicatif. Dès son arrivée - inopinée comme il se doit - dans
la capitale zimbabwéenne, il sacrifie à une figure de style récurrente, prônant le
sabordage du mouvement et sa métamorphose en un corps de dizaines de
milliers de combattants appelés à « brûler le sol sous les pas des Américains ».
Mieux, celui qui doit être porté à la tête de cette Internationale « progressiste »
pour trois ans récuse le concept même de non-alignement. Feu sur la troisième
voie. Il n’y a que deux camps ici-bas : celui de l’impérialisme et celui de la
libération des peuples. Côté impérialisme, le survivant de Bab al-Aziziya réserve
bien entendu à Reagan un traitement particulier. Honte au « tueur d’enfants », à
l’« agent du sionisme », à l’« acteur de seconde zone incapable de lire le Livre
vert tant il est habitué aux mauvais scénarios d’Hollywood ». Rythmée par les
glapissements d’un quatuor d’« amazones » campées derrière lui, sa philippique
du 4 septembre est si brouillonne, si décousue qu’elle déclenche l’hilarité,
contenue à grand-peine, des délégués venus du Zaïre. Ce géant d’Afrique ne
perd rien pour attendre : à la tribune, l’orateur le voue aux gémonies, à l’instar
du Cameroun, de la Côte d’ivoire et de l’Égypte. Leur crime commun ? Avoir
reconnu l’État d’Israël ou renoué avec lui. Déchaîné, le Libyen gratifie certains
de ses pairs d’épithètes aussi aimables que « marionnettes », « traîtres » ou
« espions », infligeant à tous l’un de ses tubes favoris : le chantage au départ.
« Délire juvénile d’un adolescent déséquilibré », fulmine Boutros Boutros-Ghali,
ministre des Affaires étrangères égyptien et futur secrétaire général de l’ONU.
Président de l’ex-Rhodésie du Sud et hôte du sommet, Robert Mugabe masque
mal son courroux. En revanche, son homologue iranien Ali Khamenei, futur
Guide suprême de la République islamique, tient à féliciter le procureur Kadhafi.
Entre Guides...
Terreur à 30 000 pieds
En neuf mois, deux carnages survenus en plein ciel, imputés l’un et l’autre
aux services de la Jamahiriya, vont revêtir le Guide d’un manteau d’infamie dont
il aura bien du mal à se délester. Le 21 décembre 1988, un Boeing 747-100 de la
Pan American World Airways décolle de Francfort. Le Clipper Maid of the Sea
doit rallier New York via Londres. A son bord, 259 passagers et membres
d’équipage, dont de nombreux militaires américains en permission, impatients
de retrouver leur famille en cette veille de Noël. Aucun ne parviendra à bon port.
L’appareil de la Pan Am, foudroyé par l’explosion qui ravage ses soutes, s’écrase
sur la localité écossaise de Lockerbie, tuant au sol onze villageois. Dans un
premier temps, les soupçons se portent sur l’une des factions du Front populaire
de libération de la Palestine, le FPLP-Commandement général, que dirigent
Ahmed Jibril et Georges Habache. Par leur entremise, Téhéran aurait ainsi voulu
venger la tragédie de l’Airbus A300 d’Iran Air abattu « par erreur » cinq mois
plus tôt dans le détroit d’Onnuz par deux missiles du croiseur américain US S
Vincennes (290 morts). Mais les spécificités techniques de deux indices matériels
- un fragment de circuit intégré du détonateur et les vestiges d’une valise
Samsonite - tendent à incriminer la Libye. Soyons honnêtes : près de trente ans
après les faits, le doute persiste. Ancien ministre de la Justice de la Jamahiriya et
premier chef d’État de facto de l’ère post-Kadhafi, Mustapha Abdeljalil certifie
que l’instruction vient du Guide en personne. À l’inverse, un ancien haut gradé
de la police d’Écosse affirme en août 2005 que le scénario du drame « a été écrit
par la CIA ». À l’entendre, la pièce à conviction provenant du système de mise à
feu aurait été placée dans les décombres de l’appareil par des agents de la
centrale américaine. Thèse confortée deux ans plus tard par un ingénieur
électronicien suisse. Kadhafi et les siens démentent avec la dernière énergie une
quelconque implication dans ce crime de masse. Soumis à d’intenses pressions,
étranglé par l’arsenal de sanctions qu’adopte en riposte le Conseil de sécurité des
Nations unies, le régime finit pourtant par céder ; d’autant qu’il s’échine alors à
s’affranchir auprès de l’Occident de son statut de paria. L’imbroglio accouche
donc en août 2003 d’une acrobatie dialectique toute kadhafienne : Tripoli
persiste à nier toute culpabilité, mais consent à assumer la responsabilité de
l’hécatombe, donc à indemniser les familles des passagers du vol 103 de la Pan
Am, à raison de 10 millions de dollars US par tête. Soit un total de 2,7 milliards
pour solde de tout mécompte ; ou, si l’on veut, une variante postmoderne du
diya, le prix du sang de la tradition arabe. Responsable, mais pas coupable : la
formule a beaucoup servi, et resservira. Ce compromis baroque s’accompagne
d’un dénouement judiciaire inédit. Au terme d’un long bras de fer, la Libye
accepte d’extrader les deux agents de renseignements accusés d’avoir orchestré
l’épouvantable tuerie, à commencer par Abdelbaset al-Megrahi, chef de la
sécurité de la compagnie nationale Libyan Arab Airlines. Tous deux seront jugés
par une cour spéciale écossaise délocalisée aux Pays-Bas. Plus précisément dans
l’enceinte de l’ancienne base aérienne militaire de Zeist, près d’Utrecht. Si son
comparse est acquitté faute de preuves, Megrahi écope le 31 janvier 2001 d’une
peine de prison à perpétuité, qu’il est censé purger à la prison de Greenock, non
loin de Glasgow. Peine ramenée à vingt-sept ans minimum par la Haute Cour
d’Écosse. Atteint d’un cancer, il sera libéré « pour raison médicale » après moins
de neuf ans de détention, grâce notamment aux certificats médicaux attestant
qu’il lui reste tout au plus trois mois à vivre. Accueilli en patriote canonisé à son
retour au pays, le 20 août 2009, il s’éteint en mai 2012.
Gardien intransigeant du temple kadhafïste, Ahmed Kaddaf ad-Dam se dit en
sa retraite cairote « certain à 100 % » de l’innocence de la Libye dans l’affaire de
Lockerbie. Et relate, à l’appui de son credo, l’échange qu’il eut avec Abdelbaset
al-Megrahi peu après son retour au pays-. « Est-ce que je serre la main d’un
héros ou celle d’un terroriste ? » Réponse de l’intéressé : « Je te jure sur le Coran
n’être impliqué en rien. » S’il dit vrai, pourquoi diable la Jamahiriya aurait-elle
expié en dollars un péché qu’elle n’avait point commis ? « C’était le prix à payer
pour rompre un isolement qui accablait notre peuple depuis sept ou huit ans,
argue Kaddaf ad-Dam. La formule nous a été suggérée par Nelson Mandela lors
d’une de ses visites à Tripoli. Cela posé, l’essentiel de l’argent versé vient des
coffres des compagnies pétrolières américaines opérant en Libye. En fait, elles
ont payé plus que nous... »
Formel sur le dossier Lockerbie, l’ancien émissaire spécial du Guide se fait
plus évasif dès lors qu’on évoque l’autre tuerie aérienne. Celle qui, le
19 septembre 1989, anéantit le DC-10 d’UTA à l’aplomb du désert du Ténéré. Là
encore, il va de soi que pas un des 170 passagers, pilotes, hôtesses et stewards du
vol UT772 Brazzaville-N’Djamena-Paris n’en réchappe. Parmi eux, Jean-Henri
Denoix de Saint Marc, directeur Afrique de la compagnie pétrolière Total, dont
le fils Guillaume dirige deux années durant, côté victimes, les rudes négociations
engagées avec la fondation Kadhafi, que pilote Seif al-islam, fils cadet et héritier
présomptif du Guide-. C’est que, sur le « modèle » du crash de la Pan Am, le
qaïd as-Thawra se résout de nouveau, fût-ce à reculons, à indemniser les
intimes, sans davantage reconnaître le moindre rôle dans cet autre massacre des
innocents. S’agissait-il cette fois de neutraliser à jamais l’opposant Mohammed
al-Megaryef, enregistré sur le vol mais qui aurait renoncé in extremis à monter à
bord ? Ou d’honorer une « commande » syrienne, l’allié Hafez al-Assad brûlant
de châtier cette France dont l’engagement dans le sanglant casse-tête libanais
l’exaspère ? Quoi qu’il en soit, tout indique que c’est bien le fameux Abdallah
Senoussi, maestro des services secrets, qui a fourni l’engin explosif. Ce qui lui
vaut en 1998 d’être condamné par la cour d’assises spéciale de Paris, et par
contumace, à la réclusion criminelle à perpétuité. Peine infligée également à cinq
de ses subordonnés. Si, en cet automne 2017, ledit Senoussi, également visé par
un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) pour « crimes contre
l’humanité », dort à l’ombre, c’est dans un pénitencier tripolitain, non dans le
carré VIP d’une prison hexagonale. Arrêté le 17 mars 2012 à l’aéroport de
Nouakchott (Mauritanie), en provenance de Casablanca et en possession d’un
faux passeport malien, il sera extradé six mois plus tard vers son pays natal. La
déesse Thémis dût-elle pour ce faire fausser le fléau de sa balance au nom de la
raison d’État, la justice française ménage quant à elle Muammar Kadhafi. Le
13 mars 2001, la Cour de cassation met un terme aux poursuites engagées contre
lui. Certes, le juge Jean-Louis Bruguière avait, contre les réquisitions du parquet
et l’avis du procureur, décidé d’instruire. Vaine audace : la juridiction suprême
choisit d’invoquer la coutume internationale qui garantit une forme d’immunité
aux chefs d’État étrangers en exercice - ce que le colonel prétend ne plus être
depuis des lustres.
Fidèle à sa légende, il s’ingénie au fil des ans à souffler le chaud et le froid,
godillant entre cynisme et bienveillance, poing fermé un jour, main tendue le
lendemain. Le voici, le 19 juin 1992, hôte d’une télé française, qu’il reçoit sous
la tente à Syrte, djellaba brodée, turban kaki et lunettes fumées. Êxtrader vers la
France tel de ses agents ? « La décision appartient au peuple libyen. » Mais
pourquoi diable Paris s’aligne-t-il sur Washington depuis « l’accident regrettable
de la Pan Am » et néglige à ce point ses intérêts économiques ? « Les grands
perdants, conclut-il, c’est vous. » Quatre ans plus tard, nouvel impromptu
télévisé. Cette fois, le Guide brandit son Livre vert face caméra. « J’appelle tous
les Français à lire cet ouvrage. [...] J’appelle les Français à régler leur
contentieux avec le peuple libyen. Comme la question du DC-10 d’UTA, qui
peut se résoudre facilement. Le juge peut venir ici quand il le souhaite. Il peut
auditionner les Libyens mis en cause, interroger des témoins s’il en trouve,
consulter tous les dossiers et, ensuite, prononcer son jugement. »
Locataire de l’Élysée depuis mai 1995, Jacques Chirac, dont la patience n’a
jamais été la vertu cardinale, s’agace des lenteurs des tractations relatives à la
procédure d’indemnisation. Au point d’accorder son nihil obstat à la mission de
bons offices qu’échafaude dans la coulisse, fin 2003, un singulier trio,
discrètement comaqué par la DGSE. Trio que composent Tamara Acyl, la
« filleule » de Muammar Kadhafi, que nous retrouverons bientôt, l’homme
d’affaires Pierre Bonnard et le journaliste Stéphane Ravion-. « Via son conseiller
diplomatique Maurice Gourdault-Montagne, précise aujourd’hui la première
nommée, nous avions le feu vert de Chirac pour dépêcher un émissaire auprès du
Guide. J’ai refusé d’endosser ce rôle, afin de ne pas nourrir les fantasmes de son
entourage quant à mes prétendues accointances avec les services français-. »
C’est donc Bonnard qui s’y colle. Lorsqu’il parvient à l’entrée de Bab al-
Aziziyah, Tamara appelle de Paris Béchir Saleh, le directeur de cabinet du
colonel. « Le baba de là où je suis, lui annonce-t-elle dans un langage
sommairement codé, veut régler l’affaire de l’oiseau. » Le « dircab » renâcle,
puis consent à recevoir l’envoyé. Et c’est après ce passage éclair que Muammar
Kadhafi délègue à Paris le même Saleh, flanqué de son traducteur Moftah
Missouri. Ce qui contribue à hâter la finalisation des pourparlers.
Si, à en croire les innombrables journalistes reçus sous la tente, le Libyen a
très vite pris goût au jeu du ping-pong verbal, il ne néglige pas pour autant les
autres instruments de communication. Bien avant de recourir, comme il le fit en
fin de règne, aux services d’agences américaines ou britanniques, payées à prix
d’or, il sollicite quelques stars de la « com’ ». Tel le publicitaire franco-suisse
Claude Marti, l’un des marabouts au teint pâle qui gravitèrent dans l’orbite de
François Mitterrand, recruté dès 1992. À l’époque, une tâche ingrate échoit au
Vaudois : persuader l’opinion et ses faiseurs de l’innocence du colonel dans
l’attentat fatal au DC-10 d’UTA. Quand, à la même époque, le journaliste Pierre
Péan sort chez Stock une enquête tendant imprudemment à disculper Tripoli-,
Claude Marti en achète 200 exemplaires et les expédie à une flopée de ministres
et de députés. Ce rocardien raffiné, disparu en octobre 2004, traite alors
directement avec Abdallah Senoussi, beau-frère du Guide et patron de ses
services secrets. « Lui m’a juré sur le Coran que le Guide n’y était pour rien »,
nous précisa-t-il en avril 2002. Le serment lui suffira. Et l’homme assume. Dans
son bureau parisien de la rue de Lisbonne trône alors, dûment encadrée, cette
une du journal helvète Le Nouveau Quotidien : « Kadhafi engage un Suisse pour
faire sa pub. » 11 assume, mais en râlant : « Les Libyens, confie-t-il à l’époque,
me doivent encore 30 000 dollars. »
Kleenex, lait d’oiseau et chiens
errants
Les faits sont là : à la veille de l’avènement de la Jamahiriya, le Libyen
lambda vit mieux que sous Sa Majesté sénousite Idris I er . Et le magot pétrolier,
quoique tributaire des aléas de la demande et des cours mondiaux, y est pour
beaucoup. Même si la fiabilité des statistiques officielles reste sujette à caution,
bien des indicateurs ont viré au... vert. L’espérance de vie, de l’ordre du demi-
siècle sous l’ancien régime, flirte avec les 70 ans. La mortalité infantile, hier
dévastatrice, aurait été divisée par dix. Le taux d’alphabétisation a bondi,
notamment en zone urbaine. Quant aux salaires, ils ont quadruplé, voire
quintuplé. Cette embellie initiale, reflet d’un volontarisme social conforme au
message populiste de la révolution d’al-Fateh, ne suffit pourtant pas à mettre
l’activité économique à l’abri de la dérive autoritaire, et moins encore des
chimères collectivistes. Le régime régente l’agriculture, l’industrie, le commerce
et ce qui tient lieu de services à coups de nationalisations massives et de
confiscations des terres, annexions à peine adoucies par l’octroi de lopins
vivriers. Autre indice de cette raideur dogmatique, le pillage de l’épargne
familiale par le biais de la mise en place d’un nouveau dinar, cette monnaie
s’étant substituée dès 1971 à la vieille livre libyenne. Ainsi, pour débusquer les
liasses planquées sous les nattes et les matelas, on invoque onze ans après la
chute de la monarchie l’urgente nécessité de remplacer les billets à l’effigie de
l’ex-souverain exilé... Place à ce que l’universitaire Alison Pargeter baptise
ironiquement une « centrally unplanned economy- ». En clair, une économie non
planifiée centralisée, rejeton difforme né de l’union entre l’autogestion et la
bureaucratie. Ou, si l’on préfère, le cocktail toxique mêlant le caporalisme
étatique, l’incompétence, l’improvisation et le clientélisme. Instauré en
mars 1982 par la Maison-Blanche, l’embargo américain sur les exportations d’or
noir assèche l’afflux de devises, amputant d’un tiers les recettes budgétaires du
pays. Les réserves en dollars, pourtant coquettes, fondent à vue d’œil. Au point
qu’il faut se résoudre à geler, voire à réduire, les traitements des fonctionnaires.
Puis, toute vanité bue, à emprunter sur le marché de Londres et à solliciter -
vainement il va de soi - la monarchie saoudienne, puis l’émirat du Koweït.
Avanie plus blessante encore sur le registre symbolique, la Jamahiriya,
providence de tant de régimes et de maquis « progressistes » de par le monde, se
voit contrainte de fermer ses coffres à plusieurs de ses protégés. C’est ainsi que
le putschiste et futur président ghanéen Jerry Rawlings apprend, de la bouche
même de son parrain Muammar Kadhafi, la réduction drastique des largesses
escomptées. Voici donc venu le temps d’un nouveau raidissement. « Réaction
psychopathologique aux agressions américaines, plaide l’ancien ambassadeur de
France Christian Graeff. De Ronald Reagan à Bill Clinton puis à George
W. Bush, les locataires de la White House se sont tous ingéniés à multiplier les
provocations navales, terrestres, économiques et médiatiques-, » Admettons.
Reste que le harcèlement de l’Oncle Sam n’explique pas tout.
On connaît la cruelle boutade attribuée au dramaturge autrichien d’origine
allemande Bertolt Brecht : « Puisque le peuple conteste le parti, il reste à
dissoudre le peuple. » Ou à tout le moins ses habitudes et ses usages, jugés
obsolètes. En 1984, une « loi n° 4 » décrète l’abolition du commerce privé,
prélude à la distribution de livrets de rationnement, pudiquement baptisés
« carnets d’alimentation », et à l’ouverture de supermarchés d’Etat. Tâchons
donc de faire de nécessité vertu. Les poètes de cour du régime s’échinent à
draper d’oripeaux doctrinaux le sévère contingentement des importations.
« L’ère de la consommation effrénée a corrompu la société, ânonne la
propagande. 11 faut changer de mode de vie, renoncer aux produits de luxe. »
Notamment aux shampoings venus d’ailleurs, supposément enrichis à l’œuf de
poule occidentale. Le coiffeur de quartier se voit sommé d’aller couper des
arbres à la campagne plutôt que des cheveux en ville. Tandis que de
gigantesques coopératives agricoles avalent des centaines de fermes familiales.
La coercition a supplanté la persuasion. Pour preuve, cet aveu insolite lâché deux
ans plus tard par le Guide au détour d’un entretien accordé au New York Times :
« Nous faisons parfois disparaître des articles pour forcer les gens à travailler
plus dur et à les produire. » C’est donc bien le dirigisme obtus en vigueur qui,
pour l’essentiel, dégarnit les rayons métalliques des magasins jamahiriyens, où
ne traînent souvent que du thé made in China, du lait en poudre et de la
margarine. C’est lui qui vide les rayons des échoppes de quartier, laissées aux -
médiocres - soins de fonctionnaires nonchalants. Les seuls éventaires pourvus ?
Ceux du marché noir. Le soir venu, on voit dans Tripoli des officiers en fin de
service vendre des oignons à la criée.
La grogne gagne semaine après semaine, jusque dans les rangs des congrès
populaires de base. Les cures d’austérité récurrentes sont d’autant plus mal
vécues que, dans le même temps, les aventures guerrières hors frontières
engloutissent des fortunes. À commencer par celle, aussi ruineuse
financièrement que coûteuse humainement, engagée au Tchad, sujet du chapitre
suivant. Les privilèges consentis aux gradés attisent les rancœurs. Tout comme
les réformes qui bousculent une société corsetée par la tradition patriarcale, telle
l’instauration d’un service militaire obligatoire pour les filles. L’armée elle-
même n’est plus à l’abri. En mars 1984, le niveau d’alerte vire au rouge vif dans
l’est du pays : dans la nuit du 24 au 25, un arsenal souterrain explose tandis
qu’un assourdissant feu d’artifice anéantit un stock de missiles. La méfiance
qu’inspire une grande muette de moins en moins mutique amplifie un
phénomène amorcé dès la décennie 1970 : la création d’unités spéciales adossées
à des tribus réputées loyales, et pourvues d’un armement dernier cri. Bien sûr, la
peur rode et règne, à mesure que s’emballe le rythme des rafles, des purges, des
procès expéditifs ou des pendaisons publiques et télévisées. Pas au point
toutefois d’étouffer l’écho d’émeutes spontanées et d’attaques ciblées. Un
magasin d’État incendié ici, un bâtiment public ou une entreprise « coopérative »
pris d’assaut là : les chancelleries arabes et européennes bruissent de rumeurs. Et
toutes ne sont pas infondées.
Intenable dans la durée. En février 1987, l’enceinte du Congrès général du
peuple (CGP), cet ersatz de parlement, offre son austère décor à l’une de ces
volte-face dont le père fondateur de la Jamahiriya a le secret. Le fidèle
commandant Jalloud ayant brossé un tableau apocalyptique des finances
publiques, Kadhafi propose d’ouvrir un débat sur le retour au commerce privé et
de sonner le glas de l’utopie collectiviste. Enfin presque. Certes, taxis, coiffeurs
et épiciers de quartier retrouvent droit de cité tandis que l’agriculture familiale se
voit réhabilitée. Mais pas question à ce stade de restaurer le salariat ou de renier
le dogme autogestionnaire. Les travailleurs « partenaires » continueront de tout
partager : les bénéfices dans le meilleur des cas ; les pertes sinon. Un coup à
droite, un coup à gauche. Cet épisode enrichit la collection de zigzags d’un
pouvoir tiraillé entre dogmatisme et pragmatisme. Pour preuve, le surgissement
des « comités d’épuration » lancés en 1994 aux trousses des négociants nantis et
des spéculateurs. Il s’agit tout autant, à Eépoque, de raffermir une emprise
menacée par de nouvelles élites affairistes que de déclencher un regain
d’ascétisme révolutionnaire, censé enrayer l’essor des calamités sociales
indignes de la Jamahiriya, criminalité, drogue et prostitution.
Un cas d’école suffit à illustrer cette gestion erratique. En septembre 1996, le
colonel promet à chaque famille un pécule de 5 000 dollars. Recette infaillible
pour doper l’inflation et les importations. La dotation sera donc convertie en
mars 1997 en un don de 20 moutons. Étonnante alchimie que celle qui consiste à
changer le cash en ovins... On s’épuiserait donc vainement à décrypter les
avatars successifs de la doctrine économique maison. Dans ses écrits comme
dans ses actes, Muammar Kadhafi semble godiller, au fil des ans et au gré des
circonstances, entre collectivisme soviétique et libéralisme échevelé,
égalitarisme et chacun-pour-soi. Le Libyen sexagénaire d’aujourd’hui aura tout
connu ou peu s’en faut : le plan quinquennal volontariste, le magasin d’État, le
commerce privé, banni puis toléré, puis de nouveau proscrit, le marché noir,
impitoyablement combattu avant de se voir admis, sinon promu pour le plus
grand profit d’une classe de nouveaux riches... Si les décisions en la matière
semblent souvent frappées du sceau de l’irrationalité, c’est aussi qu’elles
cristallisent l’implacable guérilla que se livrent les gardiens du temple
révolutionnaire et les adeptes de l’économie de marché. Avocat d’une approche
moderniste, Seif al-Islam Kadhafi, tout fils cadet du Guide qu’il est, se heurtera
de front dans les années 2000 au clan des archaïques.
Assise sur son tas d’or noir, dont elle ne maîtrise plus l’attrait ni la valeur,
l’élite libyenne peine toujours à s’affranchir de sa culture rentière. Satané don du
ciel, cadeau empoisonné, manne trompeuse que ce pétrole, dont Kadhafi, qui sait
pourtant ce que lui-même et sa révolution lui doivent, déplore si souvent les
charmes vénéneux. En janvier 2000, on l’entend ainsi pester à la tribune du CGP
contre « cette saleté enfouie au cœur de la terre », gage d’une opulence perverse,
et abreuver de sarcasmes les pseudo-députés présents, accusés d’importer du
« lait d’oiseau ». En clair, de dilapider en dépenses futiles un butin dont les
humbles ne voient guère la couleur. « Je dois intervenir pour arrêter cette roue
qui tourne à vide et brûle le pétrole. Au lieu de fabriquer des mouchoirs en
papier en Libye, vous les achetez à l’extérieur. La révolution a-t-elle triomphé
pour que les revenus du pétrole partent à l’étranger en achats de Kleenex ? » En
2004, le brouillard tenace qui voile encore le chantier économique semble enfin
se dissiper. Le credo paraît limpide : haro sur le secteur public, inefficace et
pléthorique ; gloire à l’entreprise privée et aux capitaux étrangers. Le tabou de la
privatisation semble cette fois levé pour de bon. À l’échéance 2008, annonce-t¬
on alors, pas moins de 360 entreprises et sociétés seront sorties du giron de
l’État, qu’il soit « des masses » ou pas. Ce qui ne signifie nullement, bien
entendu, qu’elles échapperont à l’emprise de la nomenklatura.
Quatre ans plus tard, nouveau coup de volant. Le Guide annonce - une
habitude - le démantèlement de la plupart des ministères ; à l’exception de ceux
de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères. À charge pour les autres,
explique-t-il, de négocier auprès de prestataires privés les services liés à
l’enseignement, à la santé, au logement ou à la justice. Dans le même esprit, il
fait part, au nom du combat contre la corruption, de son intention de distribuer
les recettes pétrolières aux citoyens libyens. Directement, sans intermédiaires.
Décision motivée ainsi le 1 er septembre 2008, à la faveur des cérémonies du
trente-neuvième anniversaire de la révolution : « Que chacun ait sa part dans sa
poche et qu’il se débrouille, explique-t-il sous les yeux de l’Italien Silvio
Berlusconi et du Bolivien Evo Morales. L’argent que nous mettons dans le
budget de l’Éducation, laissons les Libyens le prendre. Mettez-le dans vos
poches et éduquez vos enfants comme vous l’entendez. Prenez-en la
responsabilité. » Est-on jamais allé si loin sur la voie de l’ultralibéralisme ?
Évidemment, il n’en sera rien. D’ailleurs, la magie du verbe kadhafïen opère de
moins en moins. Faut-il y voir un signe de cette usure ? Deux mois après, la
télévision diffuse un débat étonnamment animé, au cours duquel le gouverneur
de la Banque centrale ose, en présence du colonel, mettre en évidence l’inanité
d’une telle mesure, entre flambée inflationniste assurée, risque d’effondrement
du dinar et creusement inévitable du déficit de la balance des paiements. Ce à
quoi le Guide se borne à répondre en reprochant à ses contradicteurs de
s’agripper au statu quo afin de préserver leurs privilèges.
Tout régime autocratique se doit, pour galvaniser les siens, pour s’absoudre
de ses insuccès, pour justifier sa fuite en avant - ou en arrière -, de se trouver
des ennemis, au pays comme à l’étranger. Au besoin, il s’en invente. 11 lui faut
aussi élargir son champ d’action, voire exporter son « modèle » révolutionnaire.
Mission assignée dès 1982 à un Centre international de résistance à
l’impérialisme, au racisme et aux forces réactionnaires, que dirige l’élégant
anglophone Moussa Koussa, titulaire d’un master en sciences sociales de
l’université du Michigan, auteur d’un mémoire intitulé « Vie et pensée de
Muammar Kadhafi » et, plus que tout, pilier des services secrets maison et
cerveau de maintes basses besognes de la Jamahiriya. En août de cette année-là,
la Libye tente, à la faveur d’un « forum mondial » tout à la fois anti-impérialiste,
antisioniste et antifasciste, de fédérer l’aile radicale du mouvement des non-
alignés. On connaît la formule : non-alignés, soit, mais sur qui ? Pas sur Tripoli
semble-t-il, tant l’écho de cette offensive s’avère ténu.
Dans l’ombre, loin des tribunes et des caméras, la traque des « ennemis du
peuple » - en clair, des opposants exilés, parfois inoffensifs - s’intensifie. En
février 1980, à Benghazi, la troisième rencontre des comités populaires accouche
d’une motion ainsi libellée : « L’élimination physique est la dernière étape dans
la dialectique du combat révolutionnaire pour son établissement final. » Peu
après, Muammar Kadhafi déclare l’ouverture de la chasse aux klab dalla - les
« chiens errants » -, astreints à ce dilemme : le retour au pays ou « la liquidation,
où qu’ils se trouvent ». Ce qui, selon toute vraisemblance, revient au même.
L’agence de presse officielle Jana relaye l’alternative, assortie d’une date butoir,
fixée en l’occurrence au 10 juin, jour anniversaire de l’évacuation de Wheelus
Field. Pas de quoi surprendre les ambassadeurs de la Communauté économique
européenne (CEE) : dûment convoqués, ils sont sommés de livrer, sous peine de
représailles, les dissidents hébergés sur le territoire de leur pays. À l’échéance de
l’ultimatum, le qaïd enjoint aux comités révolutionnaires de circonscrire la
campagne de liquidation annoncée aux exilés coupables de haute trahison, aux
collaborateurs d’Israël, de l’Égypte et des États-Unis, ainsi qu’à ceux dont des
tribunaux ad hoc ont établi la forfaiture. Assouplissement de pure forme, qui ne
freinera nullement le zèle des escadrons de tueurs en service commandé. À partir
de leur base arrière maltaise, ceux-ci frappent en Angleterre, en Allemagne, en
Autriche, en Grèce, en Italie ou au Liban. Dans leur ligne de mire, un avocat,
londonien d’adoption, un journaliste de l’antenne arabe de la BBC, abattu devant
la mosquée de Regent’s Parle, d’anciens officiers et diplomates, des hommes
d’affaires établis à Milan ou à Rome, à l’image de ce dissident exilé dans la Ville
éternelle dont on retrouve le cadavre dans le coffre de sa voiture, ou encore un
diplomate en rupture de ban, descendu à Bonn en pleine rue et au grand jour.
Libéraux, islamistes, tous, répète-t-on en haut lieu, méritent d’être « traités
comme on traite les mouches et les cafards ». Ni gêne, ni états d’âme. « J’ai
approuvé la décision d’assassiner les provocateurs de la contre-révolution »,
admet Moussa Koussa, alors secrétaire du Bureau populaire de Londres -
entendez ambassadeur au Royaume-Uni, et patron du Mathaba, le Bureau de la
sécurité extérieure. La battue fatale ainsi légitimée, le Guide ordonne le
rapatriement des étudiants expatriés, exposés, loin de la terre natale, à la
propagande délétère de la dissidence ; mais il offre, en contrepartie d’un serment
d’allégeance, de financer leur cursus. « Ces opérations n’ont servi à rien,
concède aujourd’hui en sa retraite cairote Ahmed Kaddaf ad-Dam, le cousin du
colonel. 11 est vrai que certains des milliers d’étudiants libyens dispersés en
Occident étaient payés pour nuire au régime. Nous ne pouvions laisser faire sans
risquer la destruction de la Libye de demain. Mais cette traque stupide n’a eu
d’autre effet que de dégrader l’image du pays en Europe-. » Pour la seule
période courant du 21 mars au 10 juin 1980, le quotidien Le Monde dénombre a
minima neuf exilés liquidés-. Quant à l’essayiste Alexandre Najjar, il recense
trente-cinq meurtres commandités au sein de la diaspora entre 1976 et 1996-. De
fait, l’hécatombe s’étire dans le temps. Témoin, le sort de l’ancien ministre des
Affaires étrangères (1972-1973) puis ambassadeur à l’ONU Mansour al-Kikhia,
fondateur d’un mouvement d’opposition baptisé l’Alliance libyenne. Formé en
France, basé à Paris dans les années 1980, il disparaît au Caire le soir du
10 décembre 1993. Kidnappé ? Plus que probable : un témoin a vu trois hommes
l’embarquer de force dans une limousine à plaques diplomatiques, non loin de
l’hôtel Safir, où il réside. Quand, l’année suivante, le Guide reçoit son épouse
Baha, il s’engage auprès d’elle à faire la lumière sur cette énigme. Promesse en
l’air. On découvrira le cadavre d’al-Kikhia à l’automne 2012 dans une villa des
faubourgs de Tripoli, connue pour avoir abrité sous Kadhafi une cellule de
mukhabarat. Épilogue redouté. En septembre 1994, quand un journaliste ose
interroger en conférence de presse l’irascible qaïd as-Thawra sur le sort du
disparu, il s’attire cette réplique : « Ce n’est pas ton problème ! » F’interpelle-t¬
on sur le tableau de chasse de ses sicaires ? 11 dégaine sa martingale favorite :
« Où sont les preuves ? » Le Caire, nid d’espions... Que l’on songe au cas de
Jaballah Matar, cadre du Front national pour le salut de la Fibye (FNSL), arrêté à
son domicile en 1990, remis à des agents libyens, puis acheminé en jet à Tripoli
et relégué dans la prison mouroir d’Abou Salim. Une descente aux enfers relatée
par son fils Hisham dans La terre qui les sépare-, récit minutieux et vibrant de sa
longue quête de vérité.
En lâchant ainsi des rives du Nil aux berges de la Tamise ses gangs
d’exécuteurs, le régime court un double risque. Ternir un peu plus son image en
Occident et, à l’inverse, accroître l’aura des « ennemis du peuple » en exil.
Lesquels en ont d’ailleurs besoin : l’opposition s’apparente à une nébuleuse
hétérogène et volatile, traversée de scissions, sinon rongée par le soupçon. Outre
l’Alliance d’al-Kikhia, une faction surnage : le Front national pour le salut de la
Libye, déjà cité et parfois désigné sous le nom de Front de salut national libyen,
fondé à Khartoum (Soudan) en 1981 et assuré du soutien du Maroc, de l’Arabie
Saoudite, de l’Irak et des États-Unis. À sa tête, l’économiste Mohammed Youssef
al-Megaryef, ancien ambassadeur à New Delhi (Inde) et ex-président de la Cour
des comptes, qui assumera de facto les fonctions de chef de l’État d’août 2012 à
mai 2013. Celui-là même qui, à Bombay, l’actuelle Mumbai, lâcha un jour à un
collègue diplomate cet aveu désabusé : « Je suis ici le représentant d’un
assassin-. »
Un autre front, intérieur celui-là, obsède le Guide. Avec la nébuleuse
islamiste, la guérilla ne connaît nulle trêve. Mais le contentieux a changé de
nature. On n’en est plus aux querelles d’écoles apparues dès l’éviction du roi
Idris. Aussi pieux qu’indocile, Muammar Kadhafi peut fort bien réduire au
silence tel imam de la mosquée tripolitaine al-Qassar, accusé de diffuser la
doctrine wahhabite pour le compte de Riyad et contraint - spécialité maison - à
des aveux télévisés. Pour autant, sa cible privilégiée demeure le chapitre libyen
de la confrérie des Frères musulmans. Aux yeux des Ikhwani - Frères - locaux,
ce colonel n’est qu’un taghout, un impie. Contempteur de l’intégrisme, qu’il
juge « plus dangereux que le cancer ou le sida », l’ancien officier putschiste
flétrit volontiers, on l’a vu, les « cheikhs obtus et rétrogrades », quitte à encourir
un procès en apostasie. En retour, les barbus ne lui pardonnent ni la mise au pas
des oulémas, ni ses audaces doctrinales. Et comparent volontiers son fameux
Livre à une pastèque : verte à l’extérieur, rouge à l’intérieur. Quant aux
combattants du Hizb ut-Tahrir, ils feront même à ce kafir, ce mécréant, l’honneur
d’une fatwa pour hérésie. Bientôt, en Cyrénaïque, des maquis clandestins le
défient d’ailleurs les armes à la main.
A
A quoi bon substituer, à la télévision, les pieuses lectures du Livre vert aux
causeries de muftis ? À quoi bon restaurer - tel sera le cas en 1994 - la charia,
sans l’élever pour autant au rang de source exclusive du droit ? À quoi bon
lancer pour la galerie de vastes campagnes d’épuration, à coups de rafles
anticorruption théâtrales et de procès-spectacles ? Les échecs sociaux de la
Jamahiriya, l’arrogance théologique du Guide, ses hardiesses quant au statut de
la femme élargissent l’audience des meneurs intégristes. Leur discours radical
infiltre lycées et universités. « O musulman, lance Kadhafi en septembre 1989
devant le Congrès général du peuple, si tu rencontres un athée du Takfir - faction
fanatique née d’une scission de la mouvance des Frères musulmans -, du Djihad,
du Parti de la libération islamique, des Frères musulmans, il est de ton devoir de
l’éliminer sur-le-champ. Si tu n’en es pas capable, tu dois alors en informer ceux
qui le sont. » Haro sur les « nouveaux hérétiques, entraînés par les services
secrets américains, israéliens et occidentaux » qui méritent d’être « abattus sans
jugement, comme des chiens ». L’effervescence rigoriste, patente chez les
voisins algérien et soudanais, entretient la nervosité du régime. On fait la chasse
au hidjab, « création du diable », et aux barbes longues. Sans parvenir à endiguer
le torrent. Un épisode parmi d’autres : le 20 janvier 1989, le Guide ordonne peu
avant le coup d’envoi l’annulation du match Libye-Algérie, comptant pour les
éliminatoires du Mondial de football 1990. Dans les gradins, déjà copieusement
garnis, le dépit vire à l’émeute. Émeute réprimée à balles réelles. Que scandent
les supporters insurgés ? « Allah est grand ! Kadhafi est l’ennemi d’Allah ! »
Soucieux de reprendre la main, le régime instaure à cette époque à Benghazi
une Direction de la révolution islamique mondiale et tente de durcir
l’encadrement des mosquées, quitte à recruter une centaine d’imams égyptiens
réputés dociles. C’est en 1995 que l’escalade devient patente. En septembre, une
rixe entre chauffeurs de taxis benghaziotes dégénère en accrochages meurtriers
mettant aux prises policiers et « barbus ». Le mois suivant, le Groupe islamique
combattant en Libye, ou GICL, mentionné antérieurement, sort de l’ombre. Ses
maquis, implantés pour l’essentiel sur les reliefs escarpés du djebel Akhdar - la
Montagne verte -, en Cyrénaïque, défient ouvertement Kadhafi et les siens.
Orchestré par le général Abdelfattah Younès, le ratissage de tels fiefs, parfois
« nettoyés » au napalm avec le concours de pilotes serbes et cubains, sera aussi
laborieux que ravageur. Tragique point d’orgue de cette empoignade sans merci,
le carnage de la prison d’Abou Salim, pénitencier où s’entassent par centaines
les détenus, dont un fort contingent d’islamistes radicaux. Le 29 juin 1996,
l’armée noie dans le sang une amorce de mutinerie. On dénombrera
ultérieurement 1 286 tués, fauchés pour la plupart à la mitrailleuse ou à la
kalachnikov, et parfois achevés au pistolet. 11 faudra attendre huit ans pour que
les autorités reconnaissent la réalité de la tuerie, imputée à des affrontements
entre forces de l’ordre et fous d’Allah. Dans sa version anglaise, le site
algaddafi.org maintiendra pourtant cet effarant déni : « La prétendue fosse
commune d’Abou Salim ne contient que des os de chameaux. » Nos frères seront
vengés, jurent les rescapés du massacre. 11 s’en faudra de peu : dans la nuit du
31 mai au 1 er juin 1998, le convoi du Guide, en route pour l’Égypte, tombe dans
une embuscade à Sidi Khalifa, à l’est de Tripoli. Si Kadhafi s’en tire semble-t-il
avec une blessure au coude, l’attaque, aussitôt revendiquée par le GICL et le
Mouvement des martyrs islamiques - faction encadrée elle aussi par des vétérans
des maquis afghans -, coûte la vie à deux ou trois « amazones », ses gardes du
corps féminins. Autant dire que les « kadhafologues » scrutent alors le moindre
indice d’altération physiologique. Et ils sont servis : en août de la même année,
c’est du fond d’un fauteuil roulant que le « survivor » accorde une interview à la
chaîne américaine CNN. Fracture du fémur due à un accident de sport, explique-
t-il. Glissade malencontreuse dans une salle de bains, murmure-t-on dans son
entourage. Blessures à la hanche et aux jambes consécutives à un attentat
islamiste perpétré à al-Beïda, corrige un diplomate familier des arcanes libyens.
Deux mois plus tard, le convalescent se meut encore à l’aide de béquilles,
bientôt remplacées par une canne en aluminium.
Une chimère tchadienne
Avant même de retracer, le moment venu, l’épopée panafricaine ô combien
sinueuse et ambiguë de Muammar Kadhafi, il convient de décrypter sans plus
tarder sa marotte tchadienne. Parce qu’elle éclaire son rapport au passé et ses
appétits transfrontaliers. Mais aussi parce que la patrie de Tournai', ce primate
considéré comme l’un des plus vieux ancêtres de l’espèce humaine, fut
longtemps une amère pomme de discorde entre Paris et Tripoli. Aux yeux du fils
de berger, le nord du Tchad, province historiquement liée au Fezzan, appartient à
l’aire libyenne. Fraîchement parvenu au pouvoir, il invoque devant
l’ambassadeur de France Guy Georgy le traité conclu le 7 juin 1935 par Pierre
Laval, alors ministre des Affaires étrangères de Gaston Doumergue, et le Duce
Benito Mussolini. Traité jamais ratifié au demeurant, qui cède à l’Italie - donc
par ricochet à la Libye indépendante - la bande septentrionale d’Aouzou. « Les
populations de cette région, insiste-t-il auprès du diplomate arabisant, sont
musulmanes : je veux que vous me les laissiez au moins jusqu’au 12 e parallèle.
Au-delà, je vous laisse tous vos nègres ! Transmettez cette proposition à Paris-. »
Une telle prétention territoriale revêt sans nul doute une dimension affective : un
surgeon de la tribu des Guedadfa vit dans la bande et des cousins du clan al-
Ghous - celui de sa famille - y virent le jour. En outre, plusieurs lignées de
commerçants libyens ont fait souche à Faya-Largeau, oasis saharienne nichée au
pied des monts du Tibesti, dans une région passée à la fin du xix e siècle sous le
contrôle de dynasties côtières venues de Tripolitaine ou de Cyrénaïque. À cet
égard, le témoignage de Mohammed Bazoum, ministre nigérien - prenez votre
souffle - de l’Intérieur, de la Sécurité publique, de la Décentralisation et des
Affaires coutumières et religieuses, fournit un éclairage utile. Son premier
échange avec le qaïd as-Thawra date de 1996, alors qu’il vient d’hériter du
portefeuille des Affaires étrangères. « J’étais très intimidé, avoue-t-il, même s’il
a fait preuve d’une extrême gentillesse, m’interrogeant sur mes origines, ma
parenté, mon parcours, l’école de mon enfance. Lui n’avait aucune raison de
recevoir un petit ministre tel que moi. Une peut-être : je viens d’une tribu arabe
de souche libyenne, les Ouled Slimane. Lesquels appartiennent à la même
nébuleuse tribale que les Guedadfa, établis pour moitié au Tchad. Voilà d’où
vient son tropisme tchadien : il a été bercé par les récits des Bédouins enrichis
revenus de tout là-bas-. » La deuxième rencontre, l’année suivante, sera tout
aussi instructive. « C’était l’époque héroïque du grand rêve panafricain, poursuit
Bazoum. Je me souviens d’une interminable projection de diapos historiques et
culturelles, orchestrée par son directeur de cabinet Béchir Saleh et l’un de ses
émissaires spéciaux, par ailleurs président de la Ligue des tribus du Sahara.
“Vous êtes tous clairs, nous répétait Kadhafi. Vous êtes tous des Arabes.” »
On l’aura compris : le colonel entend exercer sur son arrière-cour, indûment
disjointe selon lui, un droit de regard. Voire davantage. En août 1971, Fort-Lamy
- la future N’Djamena - met fin à ses relations avec la Libye, incriminée non
sans raison dans une tentative de coup d’État. 11 faut dire que le Dr Abba
Siddick, l’un des chefs de l’insurrection du Front de libération nationale du
Tchad (Frolinat), réside à Tripoli. Et que Kadhafi n’a guère d’atomes crochus
avec le président François Tombalbaye, protestant sudiste accusé d’asservir les
musulmans du Nord et - circonstance aggravante - protégé d’Israël. Sous la
double menace des rebelles et de leur mentor, celui-ci se résout à céder, rompt
avec l’État hébreu, reconnaît l’OFP et signe un traité d’amitié avec son puissant
voisin. Volte-face fatale, puisqu’elle incite en avril 1975 un clan d’officiers
putschistes à le détrôner, à l’assassiner et à lui substituer Félix Malloum, ancien
patron des forces armées. Pour Kadhafi, tout est à refaire. À ceci près que ses
troupes occupent la bande d’Aouzou depuis l’été 1973. Une annexion en bonne
et due forme : administrativement rattachés à la ville de Koufra, ses habitants ont
droit à une carte d’identité libyenne, à des dons de vivres et à des vaccinations
gratuites. Résolu à perpétuer son Anschluss, le colonel choisit d’épauler le
Frolinat, désormais dirigé par le Toubou Goukouni Weddeye, dans le combat
engagé contre Malloum comme dans la lutte qui l’oppose à la guérilla rivale
d’Hissène Habré. Fe colonel, précisera bien des années plus tard son poulain au
micro de RFI, étant résolu à rattacher les « territoires libérés » aux régions de
Sebha et Benghazi. Qu’importe : en 1979, Goukouni conquiert N’Djamena avec
le concours décisif des « volontaires » de la Fégion islamique libyenne. Fe
6 janvier 1981, à la faveur d’une visite du vainqueur à Tripoli, le Guide proclame
la fusion entre les deux pays au sein d’une seule et même Jamahiriya ; « fusion »
qui restera à l’état de fiction, du fait notamment de l’hostilité des cadres du
Frolinat. F’enjeu, pour Kadhafi et les siens, est alors triple. Militaire, puisqu’il
s’agit d’amplifier in situ l’appui au Gunt, gouvernement d’« union » transitoire
dirigé par Weddeye ; stratégique, du fait de la présence probable, dans le sous-
sol du Nord tchadien, de ressources inexploitées - pétrole, uranium et
manganèse ; politique, dès lors qu’une telle percée ébranle le « pré carré »
français. Entre-temps, le colonel avait pourtant concédé un gage tactique à l’ex¬
puissance coloniale : sa médiation n’est pas étrangère à la libération de
l’ethnologue et archéologue Françoise Claustre, kidnappée en avril 1974 par les
rebelles d’Habré et relâchée après plus de mille jours de captivité. Mais le vent a
tourné. 11 va de soi qu’à Paris, où François Mitterrand s’apprête à terrasser le
sortant Valéry Giscard d’Estaing, la vigilance se métamorphose en un mélange
d’inquiétude et de colère. Soumis à d’intenses pressions, que relaie le Gabonais
Omar Bongo, Goukouni Weddeye obtient le retrait, aussi formel que temporaire,
du contingent libyen. Reculade insuffisante : désormais soutenu par le tandem
franco-américain, Hissène Habré l’évince de N’Djamena le 7 juin 1982, pour
instaurer d’ailleurs une abjecte dictature. Quant au mariage forcé Goukouni-
Kadhafï, il finira par virer à l’aigre. Soupçonné d’envisager un pacte avec son
frère ennemi toubou au pouvoir, le Tchadien atterrit en résidence surveillée à
Tripoli. Le 30 octobre 1986, l’accrochage, qui met aux prises sa garde
personnelle et la police libyenne, lui vaut de prendre une balle dans le ventre.
L’année suivante, il s’exile en Algérie.
Revenons à nos chameaux. Le 10 août 1983, la France déclenche l’opération
Manta, qui a vocation à enrayer une nouvelle ingérence des forces kadhafïstes et
à interdire toute incursion au sud du 16 e parallèle, ligne rouge sacrée vu de Paris.
Associé au rabibochage Habré-Weddeye, cet engagement massif infléchit le
cours du conflit. Quatre ans plus tard, Muammar Kadhafi essuie le plus cinglant
revers de sa carrière militaire. Un fiasco que balisent les pertes de Faya-Largeau,
Fada et de la palmeraie d’Aouzou, puis deux défaites retentissantes, infligées qui
plus est par ces va-nu-pieds de Tchadiens et leurs essaims de pick-up équipés de
mitrailleuses. D’abord, en mars 1987, la chute de la place forte logistique de
Ouadi-Doum prélude à l’éviction des troupes libyennes de toute la frange
frontalière disputée. Une reconquête préparée avec l’aide des services de
renseignements occidentaux et précipitée par les frappes des Mirage et des
Jaguar de l’opération tricolore Épervier, déployée l’année précédente. Bilan :
1 300 Libyens tués et un arsenal soviétique haut de gamme détruit ou confisqué.
Mortifié, Kadhafi s’entête. Raflés dans la rue, à la sortie des stades ou des
cinémas, des centaines de jeunes civils, chair à canon d’une guerre ingagnable,
prennent un aller simple pour le casse-pipe. Vient ensuite, six mois plus tard, le
raid victorieux d’Hissène Habré sur la base aérienne de Maaten as-Sarra, en
territoire libyen. Avions, hélicoptères d’attaque, stocks de missiles : là encore,
les dégâts humains et matériels sont colossaux. Cette fois, la cause est entendue.
Quoi qu’il lui en coûte, le colonel meurtri se voit contraint de solliciter un
cessez-le-feu. « Un cadeau fait à l’Afrique », ose-t-il alors. En mai 1988, en
marge d’un sommet de l’OUA réuni à Addis-Abeba, il annonce, devant le corps
diplomatique dûment convoqué, l’arrêt définitif des combats, reconnaît le régime
Habré et promet de libérer tous les Tchadiens détenus. Ne manque plus qu’un
accord avec Paris. Le voici, signé en août 1989. Mieux, lui qui vilipende
volontiers les juridictions internationales s’en remet, s’agissant du statut de la
fameuse bande d’Aouzou, tombeau de sa chimère tchadienne, au verdict de la
Cour internationale de justice de La Haye. Verdict rendu six ans plus tard en
faveur de N’Djamena. Tout ça pour ça...
Même si la vérité officielle, colportée par des médias aux ordres, s’efforce de
le minimiser, le bilan global - 3 000 morts au bas mot et 1 500 prisonniers -
plonge le pays dans l’effarement. Dans la rue, au détour des souks et derrière les
murs d’enceinte des casernes, la rancœur se fait palpable et les langues se
délient. D’autant que les officiers de métier ont dû parfois, au long de cette
désastreuse campagne, se plier aux oukases de caïds révolutionnaires
incompétents. Comment s’étonner dès lors que les défections déciment les rangs
des hauts gradés ? Un exemple parmi d’autres : le général Khalifa Haftar, jadis
condisciple du futur Guide à l’académie militaire de Benghazi et commandant en
chef du corps expéditionnaire au Tchad, rallie le Front national pour le salut de la
Libye (FNSL). Rien de bien surprenant : les forces spéciales américaines et les
agents de la CIA, qui ont accès au camp de détention tchadien où se morfondent
l’ex-officier libre et 700 de ses hommes, y jouent les sergents recruteurs... C’est
d’ailleurs aux États-Unis que Haftar, exfiltré in extremis après l’échec d’un
énième coup de force anti-Kadhafi, trouve refuge en décembre 1990. Rentré au
pays au lendemain du naufrage de la Jamahiriya, il parviendra, à la tête de sa
puissante « Armée nationale libyenne », à se tailler sur fond d’anarchie
milicienne un empire dans le Grand Est, dont 1 300 kilomètres de littoral
méditerranéen. À l’été 2017, cet ambitieux proconsul, promu maréchal un an
plus tôt, détenait toujours les clés des principaux terminaux pétroliers, mais aussi
celles d’une très hypothétique réconciliation. Bien sûr, le 25 juillet, il consent
sous l’égide du président français Emmanuel Macron à dialoguer à La Celle-
Saint-Cloud (Yvelines), avec Fayez al-Sarraj. En clair, le Premier ministre d’un
très frêle « gouvernement d’union », reconnu par la communauté internationale,
mais auquel le prétorien à la tignasse gris-blanc, que soutiennent l’Égypte, les
Émirats arabes unis et, mezza voce, la Russie, dénie toute légitimité. Bien sûr, les
deux rivaux « agréent » alors - sans la signer - une très vague déclaration en dix
points, s’engageant à instaurer un cessez-le-feu et à convoquer, au printemps
2018, des élections. Pure pantomime : dans la foulée, Haftar ironise devant les
caméras de France 24 sur les « fanfaronnades » de son compatriote, dépourvu à
l’entendre de la moindre autorité... Il faut dire que lui peut se prévaloir d’avoir
peu auparavant bouté les djihadistes hors de Benghazi, et ce au prix de trois ans
d’âpres combats.
Aux yeux du qaïd as-Thawra, la fronde de la grande muette prend un tour
préoccupant. Il faut donc sévir, quitte à renouer avec les exécutions publiques
télévisées. En février 1987, on pend une demi-douzaine de civils et on fusille
trois gradés. Interrogé à l’époque par l’hebdomadaire britannique The Observer,
Kadhafi invoque la nécessité de châtier - accrochez-vous - des agents
américains entraînés au Pakistan pour liquider des conseillers militaires
soviétiques opérant en Libye... Autres indices inquiétants : la naissance d’une
Armée nationale libyenne rebelle, dotée d’un camp de base situé à 85 kilomètres
de N’Djamena, le regain d’audace des dissidents en exil et les liens de plus en
plus robustes qu’ils tissent avec leur mentor américain comme avec leurs
bienfaiteurs saoudiens, irakiens ou soudanais. L’assassinat en 1987 d’Ahmed al-
Warfalli, pilier du régime et tourmenteur exécré de Benghazi, secoue le premier
cercle-.
Sa baraka le lâcherait-elle ? L’ancien capitaine des transmissions reçoit le
message cinq sur cinq : il doit de toute urgence lâcher du lest. Jusqu’alors d’une
durée illimitée, le service militaire est ramené à deux ans. Le général Abou Bakr
Younès Jaber, commandant en chef de l’armée dont l’état-major avait été
transféré début 1987 dans l’oasis de Jouffra, à 350 kilomètres au sud de Syrte,
retrouve ses bureaux de Bab al-Aziziya. Quant aux « secrétaires », les ministres
d’antan, éparpillés en province, ils rentrent eux aussi au bercail. Reste à apaiser
la grogne des civils. Impopulaire en diable - qui donc veut mourir pour Ouadi-
Doum ? -, l’aventure tchadienne a en outre aggravé les pénuries et dopé
l’inflation. D’où la réhabilitation, timide, du petit commerce privé, de la
boucherie à l’étal de fruits et légumes, et l’assouplissement du régime de
délivrance des visas de sortie. Amorcé en mars 1987, le virage de Yinfitah -
libéralisation - prend tournure à la faveur du discours du 1 er septembre, figure
imposée de la dramaturgie jamahiriyenne, puis d’une tournée d’explication
étalée sur deux mois. Comme on l’a vu, le citoyen libyen peut dès lors devenir
« partenaire » au sein d’une petite entreprise, pourvu que celle-ci s’inscrive dans
un dispositif coopératif. Quant au fermier, il lui est permis de recruter un
employé, à condition de partager équitablement avec lui les éventuels profits. Le
monopole de la Jamahiriya sur les canaux de l’import-export ? Aboli, du moins
formellement. « La révolution, tranche le Guide, n’a jamais dit que les gens
devaient faire la queue pour des macaronis. » Hier voués aux gémonies, les
cafés, restaurants et hôtels non étatiques retrouvent droit de cité. Tout comme les
médecins et avocats « libéraux ». Plus insolite, cet éloge du marché noir,
rebaptisé « marché du peuple » - puisqu’il reflète la capacité de celui-ci à agir de
manière autonome en fonction de ses besoins - prononcé en 1988 devant les
comités révolutionnaires. Pas de quoi pour autant plonger la rue dans
l’allégresse. Dérouté par les embardées successives de son Guide, le Libyen
lambda ne sort que rarement d’un attentisme teinté de suspicion. Qu’on ne s’y
trompe pas : Muammar Kadhafi ne vient pas de noyer son dogmatisme dans le
golfe de Syrte. À l’écouter, il voit juste et dit vrai, peut-être trop vite, sans doute
trop tôt. Libre à lui, donc, de tout changer sans rien renier. Une fois encore,
l’Occident dégaine hâtivement le requiem pour un Guide déchu. Le Washington
Post l’imagine « en train de perdre le contrôle de son gouvernement et de son
appareil militaire » et juge le contexte « plus mûr que jamais pour un départ
forcé ». Nouvelle illusion d’optique. Kadhafi plie, mais ne rompt pas. Du moins
pas encore.
The show must go on. Fidèle à son instinct, le roseau des Syrtes théâtralise sa
mue. Le 3 mars 1988, devant une foule de partisans et de diplomates invités au
spectacle, il tente de défoncer aux commandes d’un bulldozer le portail
métallique d’un pénitencier tripolitain. La grille résiste. Le chef de travaux de la
Jamahiriya s’attaque donc au mur voisin, qui a le mauvais goût de s’effondrer
côté public. D’où une débâcle affolée, noyée dans un nuage de poussière,
prélude à la sortie de 400 détenus. « Les peuples ne triomphent pas en bâtissant
des prisons et en rehaussant les murs, rugit le colonel. Jour et nuit, un cauchemar
me hante depuis dix-huit ans. Non, je ne suis pas un geôlier ! Non, je n’ai pas
fait la révolution pour garnir les cachots, mais pour les vider ! » Sur son élan,
Seyed al-Akid annonce son intention d’abolir la peine de mort, châtiment qui le
« dégoûte ». Le Caterpillar serait-il en passe de devenir le nouveau véhicule de
fonction en vogue ? Quelques jours plus tard, le libertador libyen jette son engin
à l’assaut du poste frontalier tuniso-libyen de Ras al-Jadir. Ne reste plus qu’à y
planter le drapeau de MSF, ou Muammar sans frontières... Entre-temps, il a,
escorté par les caméras de sa télé, déboulé dans un bureau de l’Immigration,
déchiqueté les « listes noires » de citoyens interdits de voyage à l’étranger et
promis la suppression des visas de sortie. Qui dit mieux ? En juin de la même
année, le Congrès général du peuple adopte la « Grande Charte verte des droits
de l’homme de F ère jamahiriyenne », déjà mentionnée à propos du statut de
l’épouse. Laquelle Charte affirme notamment, en son article 11, le caractère
« sacré et protégé » de la propriété privée. Embellie en trompe-l’œil ? Plus que
probable, au regard des tautologies maison, héritées du Livre vert. Nul besoin de
liberté de la presse, chacun peut s’exprimer sans contrainte au sein des congrès
populaires. De même, les travailleurs libyens étant « propriétaires » de leurs
usines, à quoi bon instaurer des syndicats ? Tout aussi fictive, la loi avalisée
l’année suivante par le même CGP, et censée garantir l’indépendance de la
magistrature. Qu’à cela ne tienne. Le régime tend aussi la main aux exilés, hier
ravalés comme on l’a vu au rang de « chiens errants », assurés de la restitution
des passeports confisqués. Ultime coup d’éclat de cette opération portes
ouvertes, l’adresse radiotélévisée de mai 1988. Cette fois, le Guide cloue au
pilori les outrances des tribunaux révolutionnaires, promis - sauf cas de
trahison - à la dissolution au profit de cours populaires, les arrestations
arbitraires, la brutalité policière, et exige une codification claire des crimes et
délits. « Ils se sont fourvoyés, ils ont blessé, torturé, accuse-t-il. Nul ne bénéficie
d’une immunité s’il emprunte le mauvais chemin. Le révolutionnaire ne pratique
pas la répression. » Feu nourri sur les « nouveaux prophètes », jeunes idéologues
zélés. Mais, bien sûr, pas l’ombre d’une autocritique : la « philosophie
politique » qu’il incarne est « 100 % correcte ». Guidé par son instinct de survie
politique, le qaïd as-Thawra a donc enfilé la gandoura du patriarche protecteur
et thaumaturge, fustigeant avec son aplomb légendaire les malfaçons d’un
édifice dont il fut et demeure l’unique architecte.
Si, dans cette période tourmentée, Paris et Tripoli échangent coups et
invectives, jamais les ponts ne seront coupés. Roland Dumas, aussi friand
d’ombre qu’épris des feux de la rampe, peut en témoigner. Car ce dandy
jouisseur, tombé à gauche par accident, tour à tour résistant précoce, avocat
mondain, député périgourdin, ministre puis président du Conseil constitutionnel,
fut aussi parfois l’estafette de son ami François Mitterrand-. À l’automne 1981,
un de ses voisins de l’île Saint-Louis, homme d’affaires natif d’Algérie, lui
transmet un message « ultrasecret » venu de Muammar Kadhafi via le chef
d’état-major de l’armée algérienne. Désireux d’établir le contact avec le tombeur
de Valéry Giscard d’Estaing, le colonel souhaite que le nouveau locataire de
l’Élysée désigne un émissaire de confiance. Mitterrand : « Qu’en pensez-vous,
Roland ? Intéressant, non ? Bien, ce sera vous. » Puis, alors que Dumas vient de
prendre congé, il le hèle du haut de l’escalier : « Au fait, Roland, n’oubliez pas
que, là-bas, vous aurez affaire à un jésuite... » Cap sur Tripoli. Las ! À l’hôtel,
un fils Bokassa reconnaît le missus dominicus et s’empresse d’alerter Le Canard
enchaîné. Pour la discrétion, prière de repasser... « Le lendemain, raconte l’ex-
Sage du Palais-Royal, une de ces superbes filles vient me chercher et
m’accompagne à Bab al-Aziziya. Là, Kadhafi, qui m’observait à la dérobée,
surgit de derrière un pilier. Costume de tailleur italien, très affable. “Je sais qui
vous êtes, me dit-il. J’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour vous.” Suit un long
dégagement sur l’élection de Mitterrand. “Vous ne pouvez pas savoir combien je
suis heureux de sa victoire, poursuit-il. Giscard n’était qu’un pion des États-
Unis. Sans doute savez-vous qu’il a tenté de me faire assassiner-...” » Passé ce
préambule, le Libyen vante les mérites de son allié tchadien Goukouni Weddeye
puis en vient à l’essentiel : « Dites à votre président que la France n’a rien à faire
en Afrique. Nous sommes cernés de toutes parts et les Américains veulent me
tuer. Revenez donc avec sa réponse. » Dès son retour à Paris, Dumas passe
cueillir François Mitterrand rue de Bièvre, puis déambule à ses côtés le long des
quais. « Ne nous emballons pas, tempère l’homme de Latche. Kadhafi doit
commencer par évacuer la bande d’Aouzou. Après, on verra. » Promu aux
Affaires européennes puis aux Relations extérieures, l’avocat accomplit
plusieurs fugues libyennes à bord d’un Mystère 20 banalisé du Groupe de
liaisons aériennes ministérielles, le fameux Glam, dont une en août 1983, à
l’insu de l’ambassadeur en poste à Tripoli. De fait, Christian Graeff ne découvre
l’identité du VIP annoncé qu’au pied de l’échelle de coupée. Commence alors
une longue attente. Bien trop longue, aux yeux de Dumas. « On ne se moque pas
de la République française comme ça !, lance-t-il au comité d’accueil. Ou le
colonel me reçoit, ou c’est la rupture. » Il n’y aura point de divorce, mais une
discussion serrée, cartes - d’état-major - sur table, quant aux modalités d’un
retrait simultané des contingents respectifs.
À l’été 1984, le jeu de bonneteau entre Paris et Tripoli s’envenime. Après
deux passages éclairs en Libye de Claude Cheysson, alors locataire du Quai
d’Orsay, un compromis se dessine tandis qu’émerge l’idée d’une rencontre
Mitterrand-Kadhafi en terrain neutre, sous l’égide de l’Internationale socialiste.
Sa mise en scène doit beaucoup au chancelier autrichien Bruno Kreisky, au
Premier ministre grec Andréas Papandréou et à son homologue espagnol Felipe
Gonzalez. Le décor retenu ? La Crète. « Je vais y aller, confie François
Mitterrand à son fils Jean-Christophe, alors conseiller adjoint aux Affaires
africaines. Mais mon discours a changé. Ce n’est plus “Devenons amis”, mais
“Tu veux la guerre ? Tu l’auras !”. » Dans un entretien accordé en avril 1989 à
Pierre Favier et Michel Martin-Roland, auteurs de La Décennie Mitterrand
(Seuil), « Tonton » précise : « Le rendez-vous était pris. Je balance. J’y vais, j’y
vais pas ? J’ai pensé que le contact direct pouvait payer. J’ai donc décidé d’y
aller pour lui dire ce que j’avais à lui dire et qui tient en quelques mots : “Si vous
retournez au Tchad, le risque de guerre est réel entre nous.” » Un autre facteur
pèse alors. « Les États-Unis, poursuit le président, proposaient beaucoup et ne
faisaient jamais rien. Ils voulaient liquider la Libye par nos soins. Au fond, ils
souhaitent que nous soyons leur bras séculier pour en finir avec Kadhafi à leur
place. » Conseiller spécial de l’homme de Jarnac à l’époque, Jacques Attali
décèle quant à lui dans sa décision un ressort d’ordre psychologique, « l’envie
assez romanesque de connaître le chef d’État alors le plus détesté de la
planète- ». Rendez-vous est pris le 15 novembre à l’hôtel Astir Palace, dont la
terrasse domine la baie d’Elounda. Deux heures de déjeuner, puis un tête-à-tête
d’une durée comparable. Sur le fond, rien de renversant. Chacun joue sa
partition. Muammar Kadhafi, calot noir et gandoura havane, esquisse sur un
calepin l’arbre généalogique de la composante tchadienne de sa famille ;
manière de signifier que, à ses yeux, les deux pays n’en font qu’un. Puis il
prétend sans ciller qu’il n’y a plus un soldat libyen au Tchad. « Il était très
double jeu, souligne Mitterrand auprès de ses confesseurs Favier et Martin-
Roland. Devant la tournure prise par la conversation, j’ai fait mine de me lever
pour partir. Il a compris et nous avons pu poursuivre. » On se sépare donc sur un
accord verbal en quatre points. À Paris, la brève échappée présidentielle suscite
une féroce polémique. « François Mitterrand revient de Crète comme Daladier
revint de Munich », tonne au Palais-Bourbon Jean-Marie Le Pen, jamais avare
d’analogies historiques ineptes.
Reflet de la montée des périls sur le terrain, le climat se fait moins cordial au
fil des ans entre Roland et Muammar. En septembre 1985, les deux bretteurs se
retrouvent sous la tente, un peu avant minuit, mais ils ont troqué le fleuret
moucheté contre le sabre d’abordage. « Vous œuvrez à l’allongement de la piste
d’atterrissage de Ouadi-Doum », accuse Roland Dumas. De fait, une équipe de
terrassiers nord-coréens y travaille jour et nuit... « Impératif humanitaire,
esquive Muammar Kadhafi, vêtu d’une gandoura à fines rayures et coiffé d’un
turban. Il s’agit d’améliorer le ravitaillement des Touareg du Nord tchadien,
guettés par la famine. » « Nous détenons des photos aériennes tout à fait
explicites », insiste le Français. « Si elles viennent des Américains, je ne veux
pas les voir », rétorque son hôte. Dumas : « Non, elles sont françaises. » Pieux
mensonge, nuance aujourd’hui un diplomate... Kadhafi, après une digression sur
le scrutin législatif de mars 1986 et la nécessité de cultiver « l’amitié
socialiste » : « Qu’adviendra-t-il en cas de poursuite du chantier ? » Dumas : « Si
c’est ainsi, nous bombardons. » Kadhafi, au terme cette fois d’un long silence
suivi d’un monologue sur le colonialisme : « Vous n’oserez jamais. Mon ami
François tuerait son ami Muammar ? Impossible. » Dumas : « Eh bien, vous
verrez ! » De fait, il verra. La note adressée dans la foulée par le ministre à
Mitterrand lui revient annotée ainsi : « Prévenez Kadhafi qu’il ne faut pas jouer
avec le feu. Urgent. » Le 16 février, Mitterrand ordonne une série de frappes,
activant ainsi le dispositif Épervier. Dans le même temps, les autorités françaises
expulsent deux diplomates du Bureau populaire libyen à Paris, suspectés par la
DST de préparer un attentat contre l’ambassade américaine.
La fois suivante, au printemps 1986, le Guide accueille son visiteur avec une
chaleur inattendue. « Ah mon cher ami, lui lance-t-il, savez-vous que vous
m’avez sauvé la vie ? » Le colonel est convaincu qu’à l’heure d 'El Dorado
Canyon, son « dear friend » Roland a plaidé à l’Élysée en faveur de
l’interdiction du survol du territoire français par les F-lll américains. « Un vrai
comédien, concède en connaisseur l’ancien ténor du barreau. Toujours théâtral.
Souvent prévenant. Capable de tout organiser - l’avion, le convoi routier,
l’escorte - pour un de mes copains archéologues désireux de conduire des
fouilles dans une ville proche de Benghazi. Puis, à son retour, de le retenir trois
heures pour le bombarder de questions parfois candides. Du genre : “Avez-vous
trouvé lors de vos recherches des traces du peuple libyen ?” » Au soir d’un tête-
à-tête, l’appareil du Glam refuse obstinément de décoller. Panne de batterie.
Réveillé au cœur de la nuit, Kadhafi offre un des jets de sa flotte, quitte à en
modifier la cocarde. Dumas, qui redoute une attaque israélienne en plein ciel,
décline.
Peut-être le boutefeu libyen se souvient-il de ce conseil de Nasser : « Il faut
que tu t’entendes avec les Français. » Au temps de Georges Pompidou, nous
l’avons vu, le courant passait. À l’inverse, la relation entre Kadhafi et VGE fut
toujours glaciale. « La France, déclare le colonel sur TF1 en 1983, compte au
nombre de nos amis traditionnels. Rien ne peut jeter le trouble sur nos relations,
surtout depuis la chute de Giscard d’Estaing, qui avait adopté envers nous une
politique impérialiste dépassée en Afrique comme aux frontières de la Libye. »
Après l’impromptu crétois, le Guide tente, sans grand succès, de tisser avec
François Mitterrand un lien privilégié. En janvier 1991, alors que se profile un
assaut contre les forces de l’Irakien Saddam Hussein, qui a envahi le Koweït
cinq mois plus tôt, il lui fait part lors d’un appel téléphonique de son désir
d’entrer à ses côtés dans le ballet diplomatique : « Il est grand temps, insiste le
colonel, que des gens raisonnables et sensés comme vous et moi s’occupent de
cette affaire. Il y a tant de fous dans le monde ces temps-ci... » La même année,
alors que le ramadan touche à sa fin, Dumas est de retour sous la tente, plantée
cette fois non loin de Benghazi. Assis dans un fauteuil étonnamment kitsch,
Kadhafi se montre cette fois d’humeur badine. « J’ai vu passer trois chefs d’État
français, trois raïs en Égypte, trois rois en Arabie Saoudite, trois présidents
d’Irak, lance-t-il à son visiteur. Et je suis toujours là ! » Toujours là, et pour deux
décennies encore...
Plus tard, le Bédouin gaulliste affichera à maintes reprises son estime pour
Jacques Chirac. « Vous le voyez ?, demande-t-il un jour à Roland Dumas. Dites-
lui de ne changer en rien son attitude au Moyen-Orient. Il va déplaire aux chefs
d’État, mais aura tout le peuple arabe avec lui. » Dès 1996, se souvient
l’ancienne ambassadrice Josette Dallant, le Libyen écrit au successeur de
François Mitterrand pour lui faire part de son souhait de régler le contentieux du
DC-10 d’UTA. « Impatient de desserrer l’étau des sanctions internationales, il
misait sur Paris pour l’aider à amorcer le processus de réintégration 2 », souligne
celle qui fut en poste à Tripoli de 1996 à 2001. À l’époque, le Guide reçoit à
plusieurs reprises l’émissaire de l’Élysée, Jérôme Monod, ancien PDG de la
Lyonnaise des eaux, accueilli avec les égards dus à un ami personnel du
président français. Lequel traite les avances du Libyen, qu’il juge
« incontrôlable », avec circonspection. « Sa ligne de conduite était claire,
témoigne son ancien conseiller Afrique Michel de Bonnecorse : “Maintenons le
contact avec ce farfelu, nous serons moins surpris par ses foucades.” Chirac
portait une attention soutenue à l’activisme de Kadhafi au Tchad et au Sahel. Je
me souviens de son intérêt pour le rôle néfaste que jouait le consulat de Libye à
Kidal (Nord-Mali), dans une période où le colonel se voyait en parrain de
l’irrédentisme touareg-. »
ACTE IV
OBSESSIONS
Escapade en enfer
Qui prétendra savoir quelles tempêtes soufflent sous le crâne aux boucles
anthracite du qaïd as-Thawra à l’approche du troisième millénaire ? Que sait-il ?
Que hait-il ? Que croit-il ? Que craint-il ? Quelques bribes de réponses se
cachent dans les pages d’un livre méconnu. Retour à la bibliothèque. Non plus
cette fois dans la section théories universelles, déjà visitée, mais au rayon des
« omi ». Après l’« objet politique non identifié » baptisé Jamahiriya, place à un
« objet romanesque » qui ne l’est pas davantage. Mais s’il est exact que la vérité
d’un être se niche dans ses écrits intimes, la lecture de ce singulier opus signé
Kadhafi s’avère indispensable. Brièvement cité dans le chapitre consacré à
« L’enfance du chef », il résulte du mariage de deux ouvrages : d’une part, un
recueil de douze nouvelles, publié à Syrte en 1993 par une « Maison
jamahiryenne de publication, distribution et publicité », assorti d’illustrations
naïves ; d’autre part, l’assemblage de quatre courts essais, à la tonalité plus
idéologique, sortis deux ans plus tard des presses de la « Société générale de
papier et d’imprimerie » sous une couverture barrée d’un très racoleur « Hors la
loi ».
Parsemée de coquilles et commentée par l’inévitable Guy Georgy, la version
française paraît en 1996 chez Favre, sous le titre Escapade en enfer et autres
nouvelles-. « Kadhafi avait glissé quelques textes sous pseudonyme dans la
presse locale, raconte l’éditeur Jean-Louis Gouraud. Son ami Ibrahim Bechari
m’en a transmis un, que j’ai fait traduire. Avant d’obtenir la collection=. » « On
connaissait le Kadhafi provocateur, le Kadhafi imprécateur, le Kadhafi
“prophète”, écrit Gouraud dans son avant-propos. Voici un Kadhafi “poète”. »
Auteur, poursuit-il, de « curieuses fables modernes » et d’« étranges contes
moraux ». Des textes « très compliqués à traduire », « parfois absolument
incompréhensibles », souvent « inaccessibles » au lecteur occidental. Dans sa
préface, toute d’admiration, l’ex-ambassadeur Georgy chante une fois encore les
louanges de ce « bouc émissaire » diffamé par « les journalistes » et « les
grandes puissances ». Honneur au petit berger « avide de savoir et dévoreur de
livres », qui « rêvait en gardant ses moutons de libérer son peuple », puis
« consacra son adolescence studieuse à organiser méthodiquement son accession
au pouvoir, à l’image de Nasser ». On trouvera dans ces pages, poursuit le
diplomate, « le Bédouin du grand désert, le croyant, le politique, le penseur, le
moraliste, le réformateur et le poète ». Le style ? Celui, alerte et très personnel,
d’un auteur qui « manie avec aisance l’humour, le paradoxe, la drôlerie, la
réflexion et la flèche assassine ». Le fond ? Un hommage aux « humbles », aux
« méprisés », aux « impuissants ». Un réquisitoire contre « la stupidité des
nouveaux théologiens de l’islam », mais aussi contre « les intégristes ». Rendons
cette justice à Georgy : Pierre Salinger, préfacier de l’édition américaine, se
montrera tout aussi dithyrambique. L’ancien conseiller à la presse de John
Kennedy juge l’auteur « fascinant ». L’auteur... Certains libyanologues doutent
de la paternité littéraire de cette Escapade, l’attribuant au moins en partie à
Nouri al-Mismari, dit « le chambellan », chef du protocole déjà évoqué. « Je ne
crois pas à cette thèse, objecte Jean-Louis Gouraud. Pour moi, c’est bien de la
plume de Muammar Kadhafi que sont nés ces écrits. »
Puisque nous en sommes aux éloges de papier, restons-y un instant. Cité
dans ces pages à diverses reprises, l’essai de Guy Georgy fournit un précieux
témoignage : celui d’un orientaliste cordial, hédoniste et cultivé, qui eut le
privilège de vivre de l’intérieur, ou peu s’en faut, les six premières années d’une
des aventures politiques les plus étranges du siècle écoulé. Mais il présente aussi
l’intérêt de livrer quelques-unes des clés du magnétisme qu’exerçait l’officier
nassérien sur ses interlocuteurs, jusqu’à abolir chez eux tout sens critique. Cette
bienveillance, que Georgy lui-même attribue à l’empathie instinctive du modeste
berger du Périgord envers le petit pâtre du désert, confine parfois à la cécité ou
au déni. 11 est ainsi question, à deux reprises, des « attentats retentissants qu’on
lui a attribués sans preuves convaincantes ». En dépit de quelques éclairs de
lucidité rétrospective, inspirés par les revers et les outrances de l’épopée
kadhafïenne, les écrits du diplomate orientaliste s’apparentent à une tentative de
réhabilitation, lyrisme ampoulé compris, du « félin assagi », de la « brebis
rebelle », génie injustement stigmatisé. Quitte à métamorphoser l’ambassadeur
en scribe émerveillé, voire énamouré, d’un conte de fées et de djinns. Qu’on en
juge, dès le prologue de l’ouvrage : « On s’étonne même, en le voyant si simple
et si calme, qu’on ait pu le diaboliser au point d’en faire une tarasque [monstre
légendaire du folklore provençal] universelle, un bouc émissaire du terrorisme
international, un dangereux paranoïaque, un illuminé. Il n’a pourtant ni trône de
Baal, ni parures de luxe, ni palais de marbre, ni titres flamboyants, il est
simplement le guide d’un petit peuple de deux millions de Bédouins perdus dans
un des plus vastes déserts de la planète. » Puis, plus loin : « Comment expliquer
que tant d’éminentes personnalités, politiques et journalistiques, l’aient traité de
bouillant colonel, de Savonarole des Syrtes, de Robespierre, de derviche
tourneur ou de vieux de la montagne ? Pourquoi l’a-t-on dépeint comme un
instable, un versatile capricieux et dangereux, alors qu’il se maintient au pouvoir
depuis un quart de siècle et qu’il n’a jamais changé de conviction ni de discours.
[...] On l’a dénoncé comme étant un islamiste révolutionnaire fanatique, un
dictateur, alors qu’il a toujours prêché l’organisation démocratique au nom de la
souveraineté populaire, qu’il a interdit les congrégations religieuses et contrôlé
les pouvoirs des muftis. » Vient alors l’estocade : « Quelle peut être la raison de
cette malignité, sinon de ne pas lui pardonner d’être sous-développé, riche et
indocile, de ne vouloir s’aligner sur personne, de contester ouvertement l’ordre
mondial et de troubler les bonnes consciences ? 11 y a quand même peu
d’exemples d’un tel ostracisme qui ait abouti à un raid aérien international pour
détruire un chef d’État et sa famille. » Allusion au pilonnage ordonné en 1986
par le « cow-boy » Ronald Reagan. L’épilogue du Berger des Syrtes, pourtant
rédigé sur le tard, est de la même encre. Hommage à la foi et à la frugalité de
l’homme du désert, autoritaire et ombrageux, épris de liberté, endurant, obstiné
et tenace dans l’adversité, toujours fidèle aux siens. Hommage à son
« socialisme populaire instinctif ». En guise de conclusion, ce morceau de
bravoure : « On l’a accusé d’obscurantisme, alors qu’il est un authentique
révolutionnaire toujours motivé par l’indépendance et la prospérité de son
peuple, un démocrate à sa façon convaincu de la seule souveraineté populaire, un
libéral qui a interdit le port du voile pour les femmes, modernisé leurs tenues,
rendu l’enseignement des filles obligatoire, enrôlé des amazones dans sa garde
personnelle, réaménagé les droits juridiques de l’épouse et pratiqué la
monogamie. [...] 11 ne désire aucun titre, aucun décor ni aucune prébende : il est
simplement le guide de son peuple, comme Moïse l’était des Hébreux. »
Ainsi dûment... chapitrés, nous pouvons nous plonger dans ce recueil. La
première nouvelle, sobrement intitulée « La Ville », reflète une vision
orwellienne et névrotique de ce pandémonium qu’est la cité, « cauchemar et non
pas joie », « tombeau des liens sociaux ». Morceaux choisis : « La vie citadine
change tout en intérêts et opportunités, sa morale est hypocrisie » ; « la ville
éparpille par force les membres d’une même famille. Elle sépare le père et le fils,
la mère et ses enfants. Parfois, elle sépare même le mari de son épouse. [...]
L’homme y vit et meurt hors de tout sens, sans vision ni réflexion aucune, il vit
et meurt mais dans les deux cas, il est dans une tombe. Il n’y a ni liberté, ni
repos, ni charme en ville ». En milieu urbain, poursuit le Bédouin, on est
« davantage respecté par les murs que par les êtres humains ». En aurait-on
fini avec ce sombre florilège ? Pas encore. La ville, « ennemie de l’agriculture »,
n’est que « fumées, immondices et moisissures ». « Elle attire les paysans et les
tente pour qu’ils abandonnent l’agriculture et gagnent les trottoirs de la ville,
paresseux, chômeurs et mendiants tout à la fois. » Elle « ne souffre, par nature,
ni la patience ni le sérieux ni l’effort », « distille son venin », « détruit l’air pur et
transforme l’oxygène en C02 et le C02 en COI », « rejette des vapeurs et des
gaz, asphyxie, pollue toute chose et voile les étoiles, la lune, jusqu’au soleil ».
« Elle hurle, pousse des cris, klaxonne ; assourdit, provoque des migraines et
énerve. » « Les logements en ville ne sont pas des maisons mais des repaires et
des cavernes. » « L’enfant de la ville croît biologiquement mais il est sur le plan
psychique un récipient de toutes les inhibitions et les réprimandes. 11 est le
modèle de l’être complexé et malade mental, renfermé et régressif. » « Refusez,
enjoint l’auteur à ses lecteurs, de transformer vos enfants en rats qui vont de trou
en trou, de repaire en repaire, de trottoir en trottoir. » Haro sur ce « royaume des
fausses convenances, soirées factices et amitiés mensongères ». « Les crèches,
les jardins d’enfants et l’école même ne sont qu’une ruse pour enterrer vivants
les enfants. » Reste, en conclusion, à railler « ces millions qui, parfois, suivent
les mouvements sans signification de vingt-deux personnes qui courent derrière
un petit sac de la taille d’un melon et rempli d’air ordinaire ». Allusion au
football, dont on sait le dégoût qu’il suscita parfois chez le Guide. Une aversion
qui inspirera quelques slogans - « Vider les tribunes, remplir les stades » -, mais
n’empêchera pas la Libye de se porter candidate à l’accueil du Mondial 2010, en
partenariat avec le voisin tunisien et sous la houlette du fils Saadi. Le 10 mai
2004, une péritonite providentielle dispensa celui-ci de plaider son implaidable
dossier à Monaco, face à la presse. Et ce, en prélude à un étincelant gala que le
prince Albert, Nicole Kidman et Johnny Depp devaient, à en croire un bristol
reçu à l’époque par l’auteur de ces lignes, prié pour l’occasion de se pourvoir
d’un smoking, honorer de leur présence.
Aux miasmes urbains, Muammar Kadhafi oppose, dans les deuxième et
troisième nouvelles - « Le Village » et « La Terre » -, odes rousseauistes, les
vertus de la ruralité. « Fuyez la ville ! », enjoint-il de nouveau à ses lecteurs.
Éloignez-vous du « C02 asphyxiant », du « COI empoisonnant », de
l’« humidité visqueuse ». « Fuyez la paresse, la torpeur, la déprime, l’ennui et le
bâillement ! Fuyez le cauchemar de la ville ! » « Précipitez-vous au village », là
où, « de vers de terre et de rats nihilistes, rebutants et avides », vous vous
transformerez en « véritables êtres humains ». C’est que le village, lui, est
« calme, propre et homogène ». À la campagne, chacun vaque sous le regard des
tribus, « dissuasion sociale plus forte que la force de la police et la loi civile ».
« Fa solidarité y pourvoit au besoin des démunis et leur évite la mendicité et le
vol. » À la clé, une vie « paisible, heureuse, dénuée des douleurs des désirs ». Fa
ville étant « écœurement, fumées, ténèbres, absurdité, perdition, crainte de la
folie », elle n’offre d’autre thérapie contre les fléaux citadins que « l’ivresse, la
démence et le suicide ». Suit un hommage à la terre nourricière, figure
maternelle : « Ne la tondez pas ! Ne lui arrachez pas les doigts : ne charcutez pas
sa chair ; ne blessez pas son corps... Soignez-la. » Fa terre et rien d’autre : le
récit suivant, intitulé « Fe suicide du cosmonaute », s’apparente à une fable sur
la vanité de la conquête spatiale, doublée d’un traité d’astronomie pour les Nuis.
Science dont nous verrons pourtant qu’elle figurait parmi les passions
méconnues du Frère Guide. Haro cette fois sur les mensonges et les fadaises des
savants prétendant avoir décelé la présence de mers et d’océans à la surface de la
Lune. « Les seules choses vitales, tranche l’auteur, sont le pain, les dattes, le lait,
la viande et l’eau. » De retour sur le plancher des vaches, son cosmonaute
s’essaie tour à tour à la menuiserie, au fraisage, à la forge, aux chantiers routiers,
à la peinture puis au détrempage, travail de l’acier. Partout, il échoue
misérablement. Y compris chez ce fermier déboussolé par l’avalanche de
chiffres que lui assène l’aventurier de l’espace. « Ce qui l’intéressait, conclut
l’auteur, c’était la distance entre un arbre et un autre, non celle qui séparait la
Terre de Jupiter. » Quiconque connaît l’épilogue macabre du séjour ici-bas du
despote libyen ne peut qu’être troublé par la brutalité prémonitoire d’« Escapade
en enfer », la cinquième des douze nouvelles, où affleure à chaque ligne la
terreur qu’inspirent la foule et ses colères. « Que les hommes sont cruels ! »,
s’exclame en préambule Kadhafi. Avant de livrer cet étrange aveu :
« L’oppression exercée par un individu est la forme la plus bénigne... Mais
l’oppression exercée par les multitudes est la plus violente, car personne ne peut
résister à la force aveugle du torrent qui emporte tout... Que j’aime la liberté des
foules, leur élan enthousiaste après la rupture des chaînes, lorsqu’elles lancent
des cris de joie et chantent après les plaintes de la peine ! Mais comme je les
crains et les redoute ! ! ! » « Elles ont, poursuit-il, porté Hannibal et Périclès...
Savonarole, Danton et Robespierre... Mussolini et Nixon... » Mais « elles ont
comploté contre Hannibal et lui ont fait boire le poison, elles ont brûlé
Savonarole sur le bûcher... envoyé Danton sur l’échafaud... fracturé les
mâchoires de Robespierre, son bien-aimé orateur, traîné le corps de Mussolini
dans les rues, craché à la figure de Nixon... ». Près de vingt ans avant sa chute,
Kadhafi se voit ballotté, affolé par les grondements de la meute urbaine, lui le
« pauvre Bédouin perdu, sans même un certificat de naissance ». Le fils du
désert « ignorant le goût de l’alcool, et même celui du Pepsi-Cola et du soda »,
« cherchant une chamelle sur la place des Martyrs, une jument sur la place Verte,
rassemblant des brebis ». Le plus saisissant reste à venir : « Ces foules
inclémentes, même envers leurs sauveurs, je sens qu’elles me poursuivent...
Elles me brûlent, et même lorsqu’elles m’applaudissent, je sens qu’elles
frappent !!! Je suis un Bédouin illettré. [...] Je bois l’eau de pluie et l’eau du
puits dans mes mains jointes... Je filtre les têtards dans le bord de ma cape [...].
Je ne connais ni le sens du mot “Amérique”, ni le nom de celui qui prétend
l’avoir découverte (Colomb) car c’est un prince arabe qui l’a fait. » Allusion à
l’une des lubies récurrentes du Guide : le 18 novembre 1992, il avait ainsi
soutenu devant le Congrès général du peuple que le premier explorateur à s’être
aventuré sur le continent américain fut un certain émir Ka - qui, par contraction,
léguera son nom à l’« Amrika » -, pionnier éclipsé ensuite par ces usurpateurs
d’Amerigo Vespucci et Christophe Colomb... Mais revenons à nos caprins et à
leur pasteur. « Pourquoi, s’affole ce dernier, me poursuivez-vous ? Vous me
poursuivez comme des chiens enragés dont la salive coule dans les rues de votre
ville moderne et folle. Ses habitants me harcèlent : constrais-nous une autre
maison, prolonge la route, plante un jardin, pêche un requin, marie-nous, tue un
chien, achète un chat ! » Selon un psychiatre, cité à l’époque par l’hebdomadaire
L ’Événement du jeudi -, ces lignes « peuvent révéler soit une psychose maniaco-
dépressive, soit un délire paranoïaque ». Question à 100 dinars : était-il vraiment
besoin de solliciter un expert en santé mentale pour établir un tel diagnostic ? Le
dénouement de cette « Escapade » dévoile une autre ambivalence : par ailleurs
prompt à flétrir les superstitions, l’insaisissable Muammar y glorifie les pouvoirs
de la bague magique offerte par un djinn, créature dotée de facultés
surnaturelles : « Si tu demandes des armes, tu obtiens tout, du fusil jusqu’à la
fusée qui traverse les frontières... Même le Mirage devient à ta merci, sans
parler du MiG et du Sukhoï. Tu peux emprisonner ou libérer tous les Anglais que
tu veux, malgré Thatcher... » Passons sur le sixième conte allégorique -
« L’herbe, la frayeur et l’arbre maudit » -, évocation ironique d’une plante
médicinale poussant dans les cimetières et prescrites aux « effrayés ». En
revanche, le septième, éloge du stoïcisme paternel, mérite un examen attentif,
d’autant qu’il s’ouvre sur cette question quasiment dadaïste : « La mort est-elle
mâle ou femelle ? » L’auteur juge la camarde du genre masculin, puis féminin,
avant d’invoquer le verset 78 de la sourate 4 du Coran pour mieux souligner la
vanité de toute tentative de fuite à l’étranger. « Où que vous soyez, écrit-il, la
mort vous atteindra, même si vous vous tenez dans des tours fortifiées. » Et
même si vous vous retranchez, à l’orée de l’automne 2011, dans le secteur 2 du
fief de Syrte... Laut-il voir dans ce passage le ressort de l’entêtement avec lequel
le Guide aux abois déclinera toutes les offres d’exil, y compris celle venue de
son companero vénézuélien Hugo Châvez ? Rédigée en 1991, la neuvième
nouvelle vaut elle aussi le détour. Non seulement pour son évocation des
perpétuelles querelles de datation de la fin du ramadan, mais aussi du fait de
l’hommage inattendu qu’y reçoit à ce sujet Norman Schwarzkopf, commandant
en chef des forces américaines stationnées en Arabie Saoudite lors de l’opération
Tempête du désert, déclenchée en riposte à l’invasion de l’émirat du Koweït par
les forces irakiennes : « Le problème a été résolu cette année par le général
Schwarzkopf lui-même - que Dieu le récompense. » Non content de rendre
grâce à l’infidèle galonné d’avoir fixé l’échéance de l’Aïd el-Litr, terme festif du
mois sacré du jeûne, le colonel justifie l’irruption de TUS Army dans les sables
du Golfe. « 11 était du droit du gouvernement saoudien, en tant qu’État
souverain, libre, de décider ce qu’il veut, de demander une protection ; et il était
de l’intérêt de l’Amérique de répondre à cette demande. » L’antépénultième récit
traite lui aussi de religion. Dans « La dernière prière du vendredi », le Guide
libyen use de la dérision pour vilipender l’obscurantisme et l’intégrisme. « Cette
prière, ironise-t-il, dispense celui qui l’enseigne, celui qui l’apprend et celui qui
la pratique, des sciences de l’ère moderne [...]. Ce que nous étions idiots lorsque
nous avons multiplié les écoles, les instituts, les facultés, les centres de
formation professionnelle... Dans l’erreur quand nous avons créé une industrie
sidérurgique, construit des usines chimiques et pétrochimiques... » Eh non,
insiste l’auteur, il ne suffît pas d’implorer Dieu pour « déjouer les complots
abominables » ou « aveugler le satellite israélien ». De même, le Guide dénonce,
avec un humour corrosif, la prétention des Frères musulmans à régenter le
quotidien, à codifier la taille de la barbe, le rapport au tabac, les règles de
l’hygiène et la manière de manger. « Comment irons-nous de l’avant, feint-il de
s’interroger, alors que nous ne savons pas encore si la chamelle d’Ali [gendre du
Prophète] était jaune ou auréolée, si la chemise d’Othman [le troisième calife]
était en coton ou en nylon. [...] Comment allons-nous entrer dans le siècle
nouveau alors que nous n’avons pas encore compris qu’il est mieux de manger
avec cinq doigts plutôt qu’avec trois ? Qu’il n’est pas bon de lécher le fond de
l’écuelle ? Doit-on teindre la barbe avec du henné ou avec du shampoing ? Et le
voile de la musulmane doit-il être cousu à la main ou à la machine ? Et s’il est
fabriqué par un impie, un Indien ou un Polonais, est-il permis à la musulmane de
le porter ? » Suite du texte précédent, le onzième épisode fustige amèrement les
querelles de préséance qui minent l’unité arabe. « L’islam, lit-on, ne forme pas
une unité politique... ni économique... ni militaire... Nous avons trouvé la
Turquie, la nation musulmane qui a gouverné le monde musulman pendant six
siècles, au nom de la religion, membre de l’Alliance atlantique que dirige
l’Amérique et ses rapports avec les “Israéliens” sont très bons... Nous avons
trouvé les États musulmans africains faisant appel à l’aide des chrétiens. [...]
Les Comores, État musulman, ont abandonné une île à la France. Les habitants
de Mayotte ont voté l’adhésion à la France chrétienne [allusion au référendum de
1976, par lequel ce territoire a confirmé son maintien au sein de la République].
[...] Il n’y a par conséquence aucun espoir dans une unité politique ou militaire
jusqu’au jour du Jugement dernier. » Les exégètes de l’orthodoxie sunnite et
leurs traités aux « intitulés éblouissants » ont droit eux aussi à leur coup de
griffe. « Car l’important, c’est de savoir comment Khaled [Ibn al-Walid, chef
militaire le plus influent du Prophète] mangeait la salaison ou le boucané, et non
comment il a pu vaincre les Byzantins. » En filigrane, un credo déjà connu que
l’on pourrait résumer ainsi : la religion est une affaire bien trop sérieuse pour
être abandonnée aux théologiens. Chacun sa mission : au Coran la sphère
spirituelle ; au Livre vert l’arène temporelle. Au-delà de son indéniable verve
parodique, cette charge fait écho au débat enregistré le 3 juillet 1978 à la
mosquée Moulay-Mohammed de Tripoli et diffusé sur Radio-Coran. Kadhafi ose
alors douter à voix haute de l’authenticité de certains hadiths , commentaires
rapportés par les compagnons du Prophète : « Nous ne savons pas au juste ce
qu’il a dit et ce qu’il n’a pas dit. » Pugnace, armé d’un bagage théologique
robuste, le colonel désarçonne ses contradicteurs. Ainsi n’hésite-t-il pas à faire
l’éloge de Mustafa Kemal, le père de la Turquie moderne, qu’il dépeint en
musulman pieux et patriote dont les élans novateurs se heurtèrent à l’entêtement
stérile des oulémas. Suivent de rugueux échanges sur la lapidation, l’amputation
de la main droite pour les voleurs, la flagellation de la femme adultère. « Aucun
verset n’en fait état », tranche le Guide. Quant à la polygamie, enchaîne-t-il, elle
n’existe pas dans le Livre saint. Son leitmotiv : « Ce sont les bigots qui nuisent à
la religion. [...] Ce n’est pas un hasard si les premiers à croire en Mohammed
furent les déshérités, les esclaves, les exploités, les persécutés. » Reste que, là
encore, le colonel devra transiger avec les gardiens de la tradition patriarcale :
les châtiments corporels en vigueur dans la loi coranique seront, au moins
formellement, rétablis en 1998.
Quoique d’un abord ingrat, les quatre essais qui constituent la seconde partie
de l’ouvrage reflètent quelques-unes des obsessions, notamment olfactives, de
leur auteur. Le premier - « Vive l’État des salopards » - dépeint non sans
boursouflures une société idéale, « l’État-rêve des houkara » (méprisés). 11 y est
question de l’« agréable odeur de ces guenilles en lambeaux » et des « blessures
de la couche d’ozone fendue par les odeurs des puissants ». Mention spéciale
toutefois à cette incantation : « Ô qu’elle est splendide l’auréole de votre
palanquin nuptial, vacillant sur le dos du chameau du destin. » Rimbaud, si tu
nous entends... Le deuxième texte navigue entre « compensation psychique »,
voyance, astrologie, prémonitions oniriques et totems. Le troisième - « Le
communisme est-il vraiment mort ?» - empoigne sans ménagement Histoire et
religions. « Les chrétiens s’apercevront peut-être un jour, écrit le Guide, que
l’histoire du Christ crucifié pour eux, pour leur salut, est un mensonge
historique. Ils renonceront au christianisme et marcheront sur les églises pour les
détruire, ils briseront les croix, trameront les prêtres et les moines. » Ensuite,
mieux vaut s’accrocher. L’auteur imagine les Américains prier les Libyens de
solliciter leurs frères iraniens afin que ceux-ci intercèdent auprès des Aryens
allemands, lesquels pardonneraient à Washington l’erreur historique - non
spécifiée - commise à leurs dépens durant la Seconde Guerre mondiale...
Verrons-nous, s’interroge le colonel, la même Amérique dépêcher en Libye une
délégation de Noirs et d’Amérindiens, chargée de récolter « la plus grande
quantité possible de Livres verts et de Corans, en anglais si possible » ? Puis
d’envisager un Quatrième Reich censé installer une commission allemande
permanente aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le transfert à Berlin de « la
valise française contenant la combinaison des chiffres nucléaires », le triomphe
du national-socialisme en Pologne et en France, la dispersion consentie des
Israéliens, astreints au statut de sujets protégés, dans les pays arabes. L’auteur
gratifie ensuite ses lecteurs d’une analyse pertinente, quoique simpliste, du
naufrage du communisme, « utopisme imaginaire [sic] », d’autant plus
imaginaire qu’il « n’est pas encore né ». Au marxisme de type soviétique, il
reproche sa propension à l’élimination physique de la classe ennemie et à
l’assassinat des adversaires politiques, comme son recours à la police secrète et
aux tribunaux d’exception, procédés dont il aura lui-même amplement fait usage.
À le lire, de tels travers résultent de l’abolition de la religion certes, mais plus
encore d’une réédition défaillante de la Révolution française, source de toute
insurrection, mère de tous les soulèvements. Sa cousine russe de 1917 ? « Elle
n’est qu’imitation, importation, emprunt et simulation. Elle n’est que
l’éblouissement ressenti devant la Révolution française. Le marxisme-léninisme
est un mensonge nationaliste dont le motif est le refus d’admettre que la Russie
s’inspire de la France. 11 n’y a pas et il n’y a jamais eu de marxisme-léninisme. 11
n’est en effet que robespierrisme-dantonisme et rousseauisme-voltairisme. »
Quant à Lénine et Staline, les voilà rangés parmi les héritiers dévoyés du
jacobinisme radical et de la Terreur. Le dernier des quatre essais recycle, sur un
mode imprécatoire, plusieurs leitmotivs du Livre vert. À commencer par la
« trahison » que constitue l’adhésion à un parti et le mépris que méritent « les
prédicateurs analphabètes des mosquées ». Suit une interprétation déroutante du
concept de peuple, dont sont exclues « les servantes marocaines, éthiopiennes et
philippines », supplétives superflues dès lors qu’au paradis de la Jamahiriya, « la
maison est servie par les siens ».
En 2007, à la veille d’une autre « escapade » - celle, inoubliable, de
Muammar Kadhafi à Paris -, les éditions Favre republient opportunément le
recueil politico-littéraire décrypté ici. L’occasion pour Jean-Louis Gouraud de
dégainer, dans son communiqué de presse, un argumentaire éprouvé : « Ange ou
démon ? Aux yeux des Américains, il a été l’un et l’autre. » Ou plus exactement
l’autre puis l’un. « Terroriste ? 11 a été pourtant le premier à désigner Ben Laden
comme dangereux (bien avant le 11 septembre). Islamiste ? On lui reproche au
contraire, en Libye, d’utiliser à l’égard des “barbus” la manière forte... »
Le Fregoli des sables
Bédouin un jour, Bédouin toujours. Sur son rapport au désert, sur
l’impérieux besoin de maintenir ce lien intime avec l’austère majesté du néant, la
froidure mordante des nuits de veille, les ciels limpides festonnés d’étoiles, le
silence que seuls troublent le sifflement de l’harmattan, les hurlements d’une
meute ou le blatèrement d’un chameau, l’enfant de Wadi Jarif est intarissable.
Lui le contempteur des miasmes urbains s’y retire pour palabrer avec anciens du
clan et caciques tribaux, fuir les tracas de sa charge, lire, réfléchir, trancher,
bouder. Il s’y met en scène aussi, en prière comme en famille, endossant tour à
tour le rôle du fils prévenant, de l’humble neveu, du père attentionné ou du papy
joueur. Quand il ne peut revenir au sahara - le « désert », en arabe -, le Guide
l’emporte avec lui. Qu’est-ce que le campement où il reçoit ses hôtes, derrière
les murailles du fortin tripolitain de Bab al-Aziziya, sinon un fragment d’enfance
transplanté au cœur de la ville ? Mieux, lors de ses visites à l’étranger, de Rome
à Bruxelles, via Belgrade et Paris, Kadhafi snobe palaces et résidences pour
planter sa tente - tout confort il est vrai - dans le parc ou le jardin préempté par
son entourage. Quitte à passer la nuit à l’abri des murs d’une suite toute proche,
ainsi qu’il le fit en décembre 2007 au palais de Marigny, à deux pas de l’Élysée.
C’est qu’au fil des ans, le besoin se fait symbole, voire défi. Que dit au fond ce
nomadisme d’État ? Moi, Muammar Kadhafi, Guide de la Jamahiriya arabe,
libyenne, populaire et socialiste, j’impose où que j’aille mon décor, mes valeurs
et mon tempo, et n’ai que faire des conventions protocolaires de l’Occident.
Là est l’autre traquenard de toute équipée hors les murs du colonel : on sait -
plus ou moins - quand elle commence ; jamais vraiment quand elle s’achève. Il
peut fort bien, tout à trac, décider de prolonger d’un jour ou deux son séjour.
Non content de dicter la nature de son habitat, le campeur d’élite entraîne dans
son sillage une escorte pléthorique, version modernisée de l’ancestrale caravane.
En amont de son arrivée, il est d’usage que des norias d’avions-cargos
débarquent limousines et voitures suiveuses. Le style, dit-on, c’est l’homme. Pas
faux : personnage à géométrie variable, cabot, narcissique, versatile, changeant,
instable, Muammar Kadhafi garnit au fil des ans une penderie à faire pâlir
d’envie le plus inventif des costumiers de théâtre. Et dont les affiches et posters
placardés au hasard des avenues de Tripoli ne dévoilent qu’un modeste aperçu.
La sobriété martiale et révolutionnaire des premiers temps - chemisette
saharienne cintrée, treillis, képi ou béret - ne durera guère. D’autant que
l’officier attache du prix au langage des vêtements. Dès janvier 1974, il lance un
concours richement doté, destiné aux couturiers italiens : à eux de créer, avant
l’échéance du 20 février, les deux versions - l’une masculine, l’autre féminine -
d’un « costume national arabe islamique ». Loin de s’en tenir au port de
l’uniforme, fût-il civilisé, le « fringant colonel » pioche selon l’humeur du
moment dans une inépuisable collection. La palette va du très casual
survêtement Adidas rouge vif à la tenue d’apparat du maréchal d’opérette, avec
épaulettes frangées, surpiqûres scintillantes, casquette géante et poitrail constellé
de médailles. Via la djellaba, les atours du méhariste, le col roulé sombre, le
boubou chamarré et froufroutant, le blouson d’aviateur, l’anorak informe à
capuche, la combinaison de ski et le costard d’une blancheur virginale. Aux
frères du désert, il emprunte le burnous et le barracan, tunique libyenne de laine
brute. Aux émirs du Golfe, le bisht ourlé d’or, ample cape aux reflets moirés.
L’armoire aux accessoires n’est pas moins richement pourvue, du châle grège au
keffieh. Sur l’étagère des couvre-chefs, le calot subsaharien côtoie cette
singulière chapka fourrée que le Guide coiffera en décembre 2007 à l’heure
d’arpenter au pas de course les galeries du Louvre puis, au soir du 21 février
2011, le temps d’une incursion ubuesque sur la place Verte, pour cracher son
mépris à l’adresse des « rats » insurgés qui osent le défier. La collection de
bésicles, aux verres souvent démesurés et toujours teintés - rançon semble-t-il
d’une affection bénigne à la cornée -, aurait sa place dans le catalogue d’un
opticien branché quoique porté sur le kitsch. Enfin, on se gardera d’omettre le
stick d’officier de l’armée des Indes, badine qu’il sied de porter bien calée sous
le coude, et plus encore le gigantesque pin’s couleur ébène en forme de continent
africain, arboré au moment d’accueillir le français Nicolas Sarkozy sur
l’esplanade de Bab al-Aziziya. La scène, ineffaçable, date du 25 juillet 2007.
Étrange apparition que celle du prince des sables au port altier et à la démarche
saccadée, un rien hésitante, s’extrayant à grand-peine d’une Mercedes vert
métallisé XXL. C’est une rock star sur le retour qui s’avance, un « Johnny »
saharien, voire un patron de boîte de nuit afro cueilli au petit jour : veste
immaculée sur chemise de soie sombre, avec au revers l’immense épinglette, un
chèche sable en guise d’écharpe, le regard dissimulé sous de larges lunettes
fumées sans monture - un comble pour ce cavalier émérite. Et couronnant un
visage chiffonné, bouffi, strié de rides, cette longue chevelure aile de corbeau,
d’un noir trop intense pour être honnête. Tout à coup, le fringant colonel fait ses
65 ans. Il les fait encore à l’instant de prendre place sous l’auvent où Sarkozy et
lui écoutent stoïquement les hymnes que la fanfare militaire exécute sans
sommation. Ces impromptus vestimentaires n’en finissent plus d’intriguer. Deux
ans après l’épisode narré ci-dessus, le magazine américain Vanity Fair consacre
encore à la garde-robe du Guide un dossier éloquemment intitulé « Dictator
Chic, Colonel Qaddafï, A Life in Fashion ». Fregoli des dunes, le fds de berger
peut fort bien parader le même jour en gandoura finement brodée, en costard
made in Italy et en uniforme de cérémonie. Qui dit mieux ? Jusqu’à dix
changements de tenue entre aube et crépuscule, assure Jeune Afrique Magazine.
Dans sa livraison de février 1986, le mensuel panafricain relate une sortie dans le
golfe de Syrte survenue trois ans plus tôt. Kadhafi, lit-on, accueille alors ses
hôtes sur le pont du bateau en officier de marine, avant de reparaître dans un
complet d’alpaga bleu à col Mao, puis de s’éclipser dans sa cabine d’où il
émerge rasé de frais et tout de kaki vêtu. Équipage troqué, à l’heure du retour au
port, contre un ensemble bédouin traditionnel...
Ambassadeur de France à Tripoli de 1975 à 1979, Jean-Pierre Cabouat
n’oublie pas, quatre décennies après, le soin avec lequel l’officier « cultivait son
allure ». « Physiquement, précise le diplomate retraité, il était alors à son apogée.
Encore jeune, beau, avec une indéniable prestance. Mais déjà très imbu de lui-
même, peu bavard, distant, soucieux à l’évidence de rester craint et respecté-. »
Plus tard, lorsqu’il accueille la presse sur le tracé de la « grande rivière
artificielle », chantier pharaonique voué à convoyer jusqu’aux cités côtières
l’eau douce de nappes phréatiques profondes via un réseau de canaux, c’est pour
s’esquiver aussitôt puis resurgir à la bride d’un cheval fougueux, à l’instant où la
lumière du soleil, adoucie, flatte ceux qu’elle caresse. En 1982, quand la
Suissesse Simone Mohr, réalisatrice d’un documentaire intitulé Kadhafi ou le
défi permanent, lui suggère le décor jugé idoine pour l’enregistrement d’un
entretien, le colonel récuse le dispositif en ces termes : « Non, ça va faire rire.
Mon siège étant plus élevé que celui du cameraman, on va penser au dictateur de
Charlie Chaplin. » À la même époque, on le voit, peu avant une interview,
emmener à l’écart un cadreur britannique, aussitôt bombardé de questions sur la
meilleure posture à adopter sous l’œil de la caméra. Ses caprices de diva mettent
les producteurs au supplice. En avril 1984, invité en duplex de « Today », l’une
des émissions phares de la chaîne américaine NBC, il exige in extremis de voir le
visage de son interlocuteur, le présentateur vedette Bryant Gumbel, imposant à
l’équipe d’infernales acrobaties techniques. Puis, plutôt que de se rendre comme
convenu dans un studio de la télévision libyenne, décide de se livrer à l’exercice
depuis l’un de ses repaires secrets. En décembre 1988, c’est au tour de La Cinq,
chaîne privée française aujourd’hui défunte, de danser en direct sur un lit de
charbons ardents : jusqu’à la prise d’antenne, le colonel se fait prier. Ce qui ne
l’empêche pas de réprouver tout culte de la personnalité. « Ici, répète-t-il
volontiers, je combats mon propre portrait. » Lutte un peu tiède, tant il est vrai
que « les gens sont libres d’afficher [sa] photo s’ils le souhaitent ». Pourquoi se
priveraient-ils d’un tel plaisir d’esthète ? Fier de sa prestance, le colonel se croit
irrésistible. Il se plaît à évoquer les nombreuses lettres que lui adresseraient des
Américaines, « qui adorent [ses] cheveux et rêvent de [le] rencontrer ». Autres
atouts revendiqués, sa dentition régulière et son sourire, ainsi magnifiés en 2000
par un éditorialiste du quotidien Al-Zahf al-Akhdar (La Marche verte) : « Ses
dents blanches, naturellement immunisées contre le jaunissement, émettent un
rayonnement empreint de joie douce et de félicité authentique. »
Nulle place pour la dérision, fût-elle venue de loin. Pour preuve, la tempête
déclenchée par la chronique iconoclaste parue le 6 décembre 1973 dans le
quotidien italien La Stampa. Sous le titre « Pare che... » - « Il paraît que... » -,
un tandem de billettistes s’amuse à railler nantis et puissants. Pour le coup, le
colonel en prend pour son grade. Sous leurs plumes, il paraît qu’il serait « un
agent de la CIA », un « homosexuel », qu’il dort « sur un matelas de feuilles de
tabac » et détient un harem en Suisse. A contrario, le Libyen n’aurait rien du
fanatique religieux, puisqu’il a « mangé du sanglier rôti chez Tito ». Fureur
instantanée de Tripoli, qui exige d’Aldo Moro, alors ministre des Affaires
étrangères de T ex-puissance coloniale, le licenciement des auteurs et la tête du
directeur de La Stampa, Arrigo Levi. Lequel, circonstance aggravante, est de
confession juive et a combattu en 1947-1948 dans les rangs des pionniers de
l’État d’Israël. Faute de quoi, précise-t-on, les pays arabes boycotteront les
produits de la Fiat, propriété, comme le journal honni, de Giovanni Agnelli.
Lequel fonce à l’ambassade de Libye à Rome où il ne sera reçu, après une heure
d’attente, que par un conseiller subalterne. L’affaire d’État finira par se tasser,
mais on aura frôlé la catastrophe diplomatico-commerciale.
Obsédé par sa prestance et son apparence, l’enfant des Syrtes l’est plus
encore par la terreur de vieillir, la crainte de voir s’étioler sa vigueur, donc
s’affadir son aura. Au point de recourir, à plusieurs reprises, à la chirurgie
esthétique. En 1994, un certain Lyacir Ribeiro, venu de Sâo Paulo, assiste à
Tripoli au premier Congrès arabe de chirurgie plastique. Il y fait la connaissance
du ministre libyen de la Santé, formé lui aussi au délicat maniement du bistouri
réparateur, qui le prie d’examiner en urgence « un ami ». En l’occurrence,
Muammar Kadhafi, qui reçoit le Brésilien à Bab al-Aziziya. L’illustre patient se
montre avenant, mais un peu trop pressé. Aussi courtoisement que possible,
l’ancien président de la Société brésilienne de chirurgie plastique lui propose de
revenir l’année suivante. Ce qu’il fait, muni de ses instruments et flanqué de ses
assistants, ainsi que d’un virtuose de l’implant capillaire. « Je suis au pouvoir
depuis longtemps, lui explique le colonel. Je ne veux pas que les jeunes voient
en moi un vieil homme-. » Il ne veut pas non plus de lifting facial, mais une
intervention plus « naturelle », de préférence indécelable à l’œil nu. Va pour une
cure de jouvence à base d’injection de graisse abdominale, notamment au niveau
des pommettes. Le Dr Ribeiro opère sous anesthésie locale et sédatifs, ainsi que
l’exige le colonel, dans un bloc opératoire dernier cri, niché dans un bunker
souterrain, entre le cabinet d’odontologie que dirige un chirurgien-dentiste
bulgare, une salle de musculation et une immense piscine. L’équipement ?
Allemand. Le personnel médical ? Exclusivement étranger. 11 s’agit donc
d’effacer les poches sous les yeux, de rajeunir les paupières et d’escamoter une
ancienne cicatrice sur le côté droit du front. Sur le coup de 2 heures du matin,
l’opéré, tenaillé par la faim, suspend le processus et commande un hamburger.
Sa tâche accomplie, le chirurgien sera prié de rester à Tripoli une dizaine de
jours, histoire de veiller au bon déroulement de la convalescence. À l’en croire,
celui qui traite aussi l’ex-président du Conseil italien Silvio Berlusconi sera
libéré avec ce commentaire : « Rester ici, sans boire, sans femmes, ce doit être
un sacrifice pour vous. Vous pouvez partir. » 11 regagne donc sa clinique, lesté
d’une épaisse enveloppe garnie de francs suisses et de dollars. Une décennie plus
tard, le voilà de nouveau sollicité. En vain : cette fois, Lyacir Ribeiro se dérobe.
« Quand je vois les photos de sa tête aujourd’hui, ironise-t-il dans El Pals , je me
dis qu’elles n’attireraient pas grand-monde vers mon cabinet ». De fait, la
métamorphose faciale du colonel, d’abord graduelle, s’accélère. Que les traits
s’empâtent un peu avec l’âge, rien que de très naturel. Mais il suffit, comme
l’atteste la sélection iconographique placée au centre de cet ouvrage, de
juxtaposer les clichés pour mesurer l’étendue du désastre. Quoi de commun entre
le visage anguleux du jeune mutin et celui, épais, tout en bouffissures, d’un
Guide finissant aux yeux éteints, mi-clos, comme bridés ? Sans doute le pacte
faustien passé avec les sorciers du scalpel a-t-il aggravé le mal. Jusqu’à ce
qu’émerge cette effigie grotesque tout droit sortie de l’atelier de Jérôme Bosch.
A se demander ce qui l’emporte, chez ce Kadhafi-là, de la gargouille médiévale,
du dragon grimaçant de Nouvel An chinois ou du masque de commedia
dell’arte. Volontiers gouailleuse, la rue ne s’y trompe pas : au rayon des
sobriquets, Abou Shafshufa - le « Vieux frisé » - a supplanté depuis belle lurette
al-Jamil, le « Beau gosse ». Au jeu de la férocité, la palme revient pourtant au
journaliste et essayiste Jean-Pierre Perrin, lorsqu’il croque ainsi le colonel, fruit
selon lui de « l’étrange combinaison d’une reine mère décatie et d’une drag-
queen foudroyée par quelque substance ». Lui le dépeint « grimé à la façon d’un
vieux clown, la paupière sautillante, comme fâchée avec la fixité, l’œil entre le
vitreux et l’opaque, [...] la peau comme liftée à la pierre ponce, la babine
brouteuse et hautaine des vieux dromadaires- ». Jusqu’au bout du naufrage, cette
monomanie esthétique habitera le capitaine déboussolé. Pour preuve, l’anecdote
relatée par Robert Fisk dans le quotidien britannique The Independent- : en
février 2011, tandis que Benghazi frémit de colère, le Guide devise quatre heures
durant avec un de ses vieux amis arabes ; et consacre une vingtaine de minutes à
sa quête d’un nouvel as de la chirurgie... Autre marotte permanente : sa santé,
confiée comme on l’a vu à des professionnels non libyens, jugés plus compétents
et plus sûrs. Muammar Kadhafi serait ainsi passé, lors d’un séjour dans
l’Hexagone, par l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine et le cabinet de
consultation du Français Philippe Siou. Psychiatre de formation, celui-ci doit à
l’éclat glamour de sa « patientèle » - Michael Jackson, Sharon Stone, Michel
Polnareff - le surnom de « médecin des stars et des puissants ». Dans un roman
autobiographique paru en janvier 2015-, le praticien brosse du Libyen un portrait
on ne peut plus louangeur : « Un homme d’une grande fantaisie. Très prévenant,
et qui ne se prenait pas au sérieux. J’ose à peine dire le mot : c’était un clown. 11
arrivait, rigolait et vous piquait vos lunettes. Tout cela le plus gentiment du
monde. » En revanche, le disciple d’Hippocrate ne dit rien, secret médical
oblige, de l’objet de la visite. Les câbles de l’ambassade américaine à Tripoli
n’ont pas ces pudeurs ; d’autant qu’en 2009, les limiers de WikiLeaks en
dévoilent le contenu. 11 y est question d’un Kadhafi « diabétique, hypertendu et
hypocondriaque » ou de vives douleurs dorsales causées par le déplacement d’un
disque vertébral et traitées à la cortisone, d’où les boursouflures au visage et les
sautes d’humeur. À l’évidence, les diplomates, à l’affût du moindre indice,
tâtonnent un peu : « La nature exacte de ses maux, lit-on, n’est pas confirmée,
mais il est clair qu’il ne va pas bien. » En revanche, pas de quoi étayer
factuellement les rumeurs de cancer de la gorge ou de la prostate. Ni celles
relatives à ses hallucinations auditives, reflets d’hypothétiques accès de
schizophrénie.
À en croire un autre télégramme, le Bédouin a pris le pli de faire filmer ses
examens médicaux, endoscopies comprises, puis de les soumettre pour avis à des
médecins de confiance. Gare à la bourde, même vénielle... Dans les années
2000, un aréopage d’infirmières slaves, cornaquées par une Serbe prénommée
Draga, entoure le colonel. Au palmarès de la longévité, l’Ukrainienne Galina
Kolotnytska, que Gene A. Cretz, ambassadeur des États-Unis entre
décembre 2008 et mai 2012, décrit dans un télégramme sous les traits d’une
« blonde voluptueuse », peut au moins prétendre à un accessit : elle aura veillé
pendant huit ans sur le maître de Bab al-Aziziya. Six de ses compatriotes,
recrutées à Kiev, officient au sein de la clinique privée de la famille. À entendre
l’une d’elles, Oksana Balinskaya, un fléau angoisse le chef du clan : le virus du
sida. Non content de se soumettre à des contrôles réguliers, il impose à ses
« conquêtes », consentantes ou forcées, un test de dépistage. Au détour d’un
entretien paru en avril 2011 dans la presse russe-, la même Oksana détaille les
largesses dont « Papik » - surnom filial et affectueux - gratifie ses anges
gardiennes. Chaque 1 er septembre, elles ont droit à une montre en or à l’effigie
du Guide. De même, au début de l’automne 2009, lorsque celui-ci traverse
l’Atlantique pour assister à New York à l’Assemblée générale des Nations unies,
chacune reçoit une enveloppe de cash appelée à financer la séance shopping.
Même topo au Caire avec, en prime, la navette en voiture jusqu’au site des
pyramides.
« Drag-queen foudroyée par quelque substance », écrit Jean-Pierre Perrin
dans Libération. Le père fondateur de la Jamahiriya fréquentait-il les paradis
artificiels ? Oui, avancent la plupart des témoins consultés. « Pas l’ombre d’un
doute, tranche une intime, qui requiert l’anonymat par crainte de représailles des
gardiens du culte. Je l’ai vu plusieurs fois pratiquer des injections à l’aide d’une
seringue et inhaler un produit bizarre, contenu dans une espèce de petite
bonbonne. » L’ancien diplomate Christian Graeff, pourtant peu suspect
d’acharnement envers l’intéressé, parie quant à lui sur « une addiction à la
cocaïne- ». Hypothèse avalisée, dans un bel ensemble, par un ancien
ambassadeur arabe et un ministre ouest-africain. Envoyé spécial de TF1/LC1 à
Tripoli et auteur de l’un des derniers entretiens télévisés du Guide, Vincent
Hervouët abonde dans ce sens. « J’avais l’impression, se souvient-il, de me
trouver en face d’un junkie sous came. Ravagé, défait, les mains moites-. »
Moins péremptoire, le Gabonais Jean Ping, président de la Commission de
l’Union africaine au temps où le colonel régnait en monarque caractériel sur
l’instance continentale, soit entre février 2009 et janvier 2010, invoque quant à
lui la suspicion légitime : « Je n’ai aucune preuve que Kadhafi se droguait,
admet-il, mais j’en suis convaincu. Même si son goût pour l’introspection
pouvait parfois expliquer ses absences soudaines—. » À rebours de ces
diagnostics convergents, l’ex-ambassadeur à Paris Mansour Seif an-Nasr
confesse son scepticisme : « Je n’y crois pas trop, avoue-t-il. 11 tenait trop à sa
santé. À moins qu’il se soit agi de produits censés stimuler ses performances
sexuelles—. » Un seul de nos interlocuteurs exclut formellement toute conduite
addictive : le cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam. « Totalement faux, s’insurge-t-il.
Muammar ne fumait pas et ne se droguait pas. 11 rechignait même à ingurgiter
des médicaments, sauf impérieuse nécessité. C’est vous dire—... » Guère
convaincant : comme on l’a vu, le colonel sacrifiait volontiers, et non sans
délectation, au culte de l’herbe à Nicot ; et ne souffrait pas vraiment de
pharmacophobie.
Les lubies du Libyen
La santé mentale du Guide libyen n’est pas la moindre des énigmes qu’il
aura semées dans son sillage. Elle pourrait à elle seule occuper à plein-temps une
demi-douzaine de séminaires de psychiatrie. Dès 1972, d’éminents observateurs
étrangers - chefs d’Etat, diplomates, universitaires - s’interrogent sur sa stabilité
psychique. Dix ans plus tard, un rapport secret de la CIA, déclassifié entre¬
temps, le situe « à la limite de la folie », du fait des « troubles graves de la
personnalité » qui l’affectent. Selon l’auteur de la note, le spécimen présente
tous les symptômes du syndrome maniaco-dépressif, et suivrait clandestinement
des traitements dans des cliniques suisses et égyptiennes, voire en URSS ou en
France. Déjà, William Casey, directeur de la centrale de Langley (Virginie) sous
Ronald Reagan, professait une thèse simpliste, farcie d’essentialisme : « Du fait
des caractéristiques spéciales de son enfance, arguait-il, [Kadhafi] a intégré de
façon outrancière les traits bédouins : idéalisme naïf, fanatisme religieux, fierté
exacerbée, austérité, xénophobie, susceptibilité. »
Sain de corps et d’esprit ou pas ? L’ancien président Valéry Giscard
d’Estaing, locataire de l’Élysée de 1974 à 1981, émet encore aujourd’hui de
sérieux doutes en la matière-. Lorsque l’on objecte que, si fantasque qu’il fût, un
Kadhafi totalement aliéné n’aurait pu régenter la Libye, VGE solde le débat
laconiquement : « C’est votre jugement... » L’ancien édile de Chamalières n’a
d’ailleurs jamais cédé au charme du Libyen : à l’Élysée, il bloquera les
livraisons d’armements avalisées sous son prédécesseur Georges Pompidou.
C’est que les visées de Tripoli sur le Tchad, chasse gardée française,
l’inquiètent ; tout comme son rapprochement avec Moscou. « Un mégalomane à
un stade assez avancé de la maladie », tranche son contemporain Alexandre de
Marenches, patron du SDECE de 1970 à 1981. À cette époque, d’autres se
dispensent de toute nuance. « 100 % dément », décrète d’emblée l’Égyptien
Sadate. « J’ai passé six heures avec lui, témoigne un soir sur France 2 la
journaliste Oriana Fallaci, déjà citée. Il est cliniquement fou, mentalement
dérangé. » « Clairement un cas psychiatrique, abonde l’ancien ambassadeur
d’Égypte à Tripoli, Mohammed al-Nokaly. Un type bourré de complexes mais
qui se prend pour le nombril du monde. Enivré par sa capacité à tenir tête à
TOccidenÉ. » Constat avalisé par Loïk Le Floch-Prigent, PDG du groupe Elf-
Aquitaine de juin 1989 à août 1993 : « Je l’ai vu deux fois à Tripoli à propos du
contrat d’exploitation d’un champ pétrolier offshore voisin de la frontière
tunisienne. 11 m’est apparu cinglé, dingue à lier. Pas sûr qu’il ait compris un
traître mot de mon exposé. Impossible d’établir avec lui un dialogue rationnel. Il
écoute à peine, hoche la tête, regarde ailleurs. Puis se lance dans d’interminables
diatribes contre les Américains, avides à l’en croire de piller son or noir-. » Il est
vrai que le langage gestuel de l’hôte a de quoi dérouter. Témoin, ce conseiller
élyséen, reçu un jour de 2004 pendant une interminable demi-heure. « Kadhafi
se tenait tête levée, le regard perdu dans le lointain, se souvient-il. Il semblait
groggy, à l’ouest, et n’a pas dû lâcher trois bouts de phrase. Tendu, empressé,
son entourage s’efforçait d’interpréter ses silences, ses borborygmes, ses moues
et ses hochements de menton. Assez pénible. » Au dire des journalistes Marie
Colvin et Judith Miller, familières l’une et l’autre des arcanes de la Jamahiriya,
un certain Dr Feelgood - patronyme beau comme un pseudonyme - lui aurait
prescrit durant des années antidépresseurs, amphétamines et barbituriques-. Dans
un des télégrammes divulgués par WikiLeaks, l’ambassadeur Cretz, déjà cité,
mentionne les « sérieuses phobies » dont pâtirait le fils du désert, tenu pour
versatile et excentrique : en l’occurrence, les étages élevés et le survol des mers
et des océans. D’où vient que cette avalanche de verdicts convergents peine à
solder le mystère ? Sans doute du fait que, depuis Caligula, quelques centaines
d’empereurs, rois, princes et chefs d’État sont entrés dans l’Histoire, que l’on
sait écrite par les vainqueurs, via la porte dérobée de la démence. Porte dont
Muammar Kadhafi livre lui-même le passe-partout au détour d’un discours
prononcé le 2 juin 1977 : « Quand le monde entier est pris de folie, le sain
d’esprit passe pour un fou. »
Il est bien sûr tentant, devant une telle énigme, d’appeler à la rescousse la
psychanalyse. Et les médias ne s’en privent pas. En février 1986, Jeune Afrique
Magazine tente ainsi d’allonger le Guide sur le divan de quelques sondeurs
d’âmes. L’un d’entre eux décèle chez son patient virtuel le « désir violent
d’exorciser, chez les Arabes, la honte de la colonisation », moteur d’une
« position constante de défi ». Quitte à ratisser large le jardin des clichés,
l’analyste détecte en vrac « une forme de paranoïa », entre « orgueil démesuré,
surestimation de soi, méfiance, extrême susceptibilité, rigidité du jugement et
narcissisme pathologique ». D’où ce « mélange d’histrionisme et de mystère,
d’exhibitionnisme et de réserve, assorti d’un extrême besoin de plaire ». Quant à
l’inconstance vestimentaire du colonel, évoquée plus haut, il conviendrait de
l’imputer à « une nécessité impérieuse et inconsciente de nomadiser ». A propos
d’inconscient, celui de l’intéressé, apprend-on, refuse l’assignation à résidence
que suppose le statut de chef d’État. Concluons la consultation par cet audacieux
raccourci : la fameuse « amazone » en treillis, figurante récurrente du théâtre
kadhafien sur laquelle nous reviendrons bientôt, incarnerait, en sa qualité de
succédané arabisé de la pom-pom girl, un mélange de fascination et d’exécration
envers les États-Unis. Cité par Alexandre Najjar-, le Belge Pascal De Sutter,
professeur de psychologie à l’université catholique de Louvain, convoque lui
aussi le triptyque classique : paranoïa, mégalomanie, narcissisme. Moins
convenu, le verdict de Jerrold M. Post, enseignant à la George Washington
University et fondateur du Centre d’analyse de la personnalité et du
comportement politique de la CIA : à ses yeux, le Libyen n’est pas le jouet de la
folie, au sens clinique du terme, mais s’avère incapable, dans le succès comme
dans l’échec, d’adopter une conduite rationnelle ; quant à sa vanité, elle aurait
pour origine la certitude de n’être pas traité avec les égards qu’il mérite.
Jusqu’à son dernier souffle, Kadhafi aura navigué entre décisions réfléchies,
intuitions impénétrables et disons-le, quitte à encourir un procès en occidentalo-
centrisme, bouffées délirantes. Les lubies du Libyen valent bien un florilège. On
trouvera donc ci-après, par ordre alphabétique, une sélection de ses saillies les
plus extravagantes, à mi-chemin de Woody Allen et des pulsions obsidionales
des sites complotistes.
Bible. Livre saint caviardé, tout comme la Torah juive, afin d’escamoter les
références au Prophète Mohammed. Conviction détaillée ainsi le 19 mars 2008,
lorsque le Guide dirige la prière à la grande mosquée de Kampala : « Nous
croyons en l’Ancien et le Nouveau Testament. Mais la Bible moderne n’a rien à
voir avec celle révélée à Jésus. [...] Les versions actuelles ont été falsifiées,
comme l’atteste l’effacement des mentions du Prophète. Alors même que le
Christ est cité vingt-cinq fois dans le Coran, Moïse cent trente-huit et Marie
trente-neuf. »
Darfour. Région indocile du Soudan, théâtre d’un conflit meurtrier
déclenché par Israël via une querelle de chameliers. Telle est du moins la thèse
défendue à Cambridge le 22 octobre 2007. Bédouin friand de lait de chamelle,
Kadhafi a parfois manqué de tendresse envers le « vaisseau du désert ».
Notamment en 1982 lorsque, hôte d’un sommet de l’OUA, il ordonne l’abattage
des camélidés croisant dans le grand Tripoli, image trop archaïque à ses yeux.
Démocratie. Concept forgé par l’alliance du démos grec (le peuple) et de
kursi, qui signifie chaise ou fauteuil en arabe.
Dieu. Créateur dont « la religion a toujours été l’islam, que ce soit au temps
de Jésus, de Moïse ou d’Abraham ».
Hamburger. Mélange de « cafards, de souris et de grenouilles », dont le
succès planétaire a contribué à la destruction de l’URSS.
Italie. Ex-puissance coloniale dont le disciple d’Omar al-Mokhtar convoite
un temps les rênes. En juillet 1991, il annonce à la chaîne RAI 3 son intention de
briguer la présidence du Conseil, invoquant pour ce faire une loi promulguée
sous Mussolini qui fait des Libyens les égaux des citoyens de la Botte.
Jésus-Christ. Prophète qui, à en croire une révélation récurrente réitérée à
Agadez (Niger), le 30 mars 2007, « ne fut jamais crucifié » ; le supplice de la
croix ayant été infligé en fait à « un homme qui lui ressemblait ». Dans l’esprit
de Kadhafi, « les fils d’Israël ont renié Jésus et sacrifié un sosie, croyant l’avoir
tué, alors que Dieu l’avait rappelé à lui ».
Kennedy (John Fitzgerald). Président américain assassiné sur ordre de
David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël, du fait de son insistance à
vérifier la nature des activités du site nucléaire de Dimona, dans le désert du
Néguev.
Lady Di. Princesse tuée en août 1997 à Paris dans un accident de voiture
manigancé par les services britanniques afin de l’empêcher de donner naissance
à des enfants musulmans nés des œuvres de son amant égyptien Dodi al-Fayed.
Le père de celui-ci, Mohammed al-Fayed, propriétaire des magasins Harrods,
passait pour proche du colonel.
Obama (Barack). Musulman né non à Honolulu (Hawaï), mais au Kenya,
formé dans une école coranique indonésienne, et que le Guide considère
alternativement comme son « frère » ou son « fils ». Quant à son prénom, il
renvoie au terme arabe barakah, qui signifie bénédiction. Le 22 décembre 2009,
Kadhafi reçoit à Tripoli la troisième épouse de son grand-père paternel, Sarah
Onyango Obama, venue saluer ses efforts en faveur de l’unité du continent
africain.
Reagan (Ronald). « Chien enragé d’Israël », gestapiste et intime d’Adolf
Hitler, recruté par le Mossad durant sa période hollywoodienne. Le successeur
de Jimmy Carter à la Maison-Blanche, qui a du répondant, surnomme en retour
le Guide « Gaddafï Duck », allusion à un canard vantard et poltron, figure
légendaire du dessin d’animation américain.
Shakespeare. Dramaturge arabe dont le véritable patronyme était cheikh
Zubayr, ou Zubir. On se souvient que, dans le même esprit, l’Amérique fut en
réalité découverte par un émir nommé Ka. Quant aux Indiens d’outre-Atlantique,
ils ont pour ancêtres des explorateurs venus d’Afrique du Nord. Le colonel n’est
jamais avare de fariboles historiques. En septembre 1988, lors de l’inauguration
du Musée national de Tripoli, il invite le directeur général de F Unesco Federico
Mayor, qui vient de poireauter quatre heures durant, à admirer les « splendeurs
de la civilisation arabe » dans la salle des... vestiges romains.
Shampoing. Article d’hygiène dont la composition reflète la vilenie
occidentale. Lors du premier sommet euro-africain, qui marque en avril 2000 le
retour sur l’avant-scène d’un Kadhafi fraîchement délesté du carcan de sanctions
corsetant son pays depuis plus de sept ans, celui-ci dénonce la duplicité du Vieux
Continent. Lequel prétend épauler l’Afrique dans son combat contre la faim,
mais glisse des denrées alimentaires dans ses produits capillaires. « Les
capitalistes, tonne-t-il à la tribune, changent les œufs et le miel en shampoing.
Vous utilisez le beurre de cacao en crème pour vous fortifier les cheveux. C’est
faire mauvais usage des dons de Dieu. » Dire que le président égyptien Hosni
Moubarak l’avait instamment invité à la retenue... Raté : l’ex-paria libyen
déboule au beau milieu du discours de son hôte. L’espace d’un instant, on ne voit
que les envolées froufroutantes de sa gandoura, et l’on n’entend que le cliquetis
des ferrures de ses bottillons sur le sol. La perplexité que lui inspire l’étendue de
la gamme des shampoings en vente sur le marché vient de loin. Elle affleure déjà
dans les années 1980 puis dans le long monologue improvisé en mai 1996 lors
d’une conférence consacrée à l’impact des changements de l’économie mondiale
sur le monde arabe. À cette occasion, l’orateur se lance en outre dans un éloge
de la frugalité bédouine, puis, brandissant ses lunettes, prend à témoin un
auditoire incrédule : « Quelqu’un peut-il me dire pourquoi nous avons besoin de
tailles de montures différentes ? Et de tant de couleurs distinctes pour nos
stylos- ? »
Suisse. Place forte de la mafia et du terrorisme international, cible de
plusieurs appels au djihad. Furieux de l’arrestation dans un palace de Genève de
son fils Hannibal pour voies de fait sur ses domestiques, le Guide invite en 2008
l’ONU à démanteler la Confédération, la Suisse romande revenant à la France, la
Suisse alémanique à l’Allemagne et le Tessin à l’Italie. Deux péripéties
ultérieures alimentent le courroux du Libyen : d’une part, la « votation » qui, fin
novembre 2009, proscrit l’érection de minarets ; d’autre part, la dépénalisation
de l’euthanasie passive et du suicide assisté. Dans un entretien accordé en
mars 2010 au quotidien allemand Der Spiegel, le colonel affirme que plus de
7 000 citoyens helvètes ont été éliminés afin d’être dépouillés de leur fortune.
Selon un câble diplomatique dévoilé par WikiLeaks, il révèle en mai 2009 au
général William Ward, alors patron de l’Africom - le commandement militaire
américain pour l’Afrique - les deux sources principales de la nébuleuse terroriste
mondiale : le wahhabisme saoudien et... la Suisse.
VIH/Sida. Tantôt instrument de la guerre bactériologique, concocté dans un
laboratoire américain et propagé par Israël, tantôt virus à la nocivité amplement
exagérée. En 2003, lors d’un sommet de l’Union africaine, le colonel assène
cette mise au point : « Sida, sida, sida. Nous n’entendons rien d’autre. C’est du
terrorisme. Une guerre psychologique. Le sida est un virus paisible. Si vous
restez propre, aucun problème. » Même motif, même punition deux ans plus tard
à Syrte : « Le sida existait depuis des centaines d’années. Dans un contexte
d’accroissement démographique non maîtrisé, il n’est pas pour nous un
problème. Des gens meurent tous les jours. Certains du sida, d’autres du cancer,
de la vache folle ou de la grippe aviaire. »
Binaire ? Schizophrène, ainsi que le suggère le diplomate américain cité plus
haut ? « Un personnage double, confirme l’ancien ministre des Affaires
étrangères Dominique de Villepin, qui oscille en permanence entre deux
natures : présence-absence, amabilité-froideur, volubilité-silence. Un homme
intensément soucieux de son image. Il tient à projeter celle du leader avenant,
affable, ouvert, aux antipodes du rustre instinctif, du boucher cruel et fantasque
dépeint par les médias. Celle aussi de l’héritier d’un lignage inscrit dans
l’Histoire, d’une longue culture, d’une tradition et d’une religion-, » Villepin se
souvient fort bien de leur première rencontre à Tripoli, dans la bibliothèque de
son hôte. « Là encore, il naviguait entre deux registres. Précis lorsque nous
évoquions les modalités d’indemnisation des familles des victimes du DC-10
d’UTA. Lyrique pour exalter son ambition régionale ou l’émancipation africaine.
Concentré, puis emporté. »
Cette duplicité, Tamara Acyl l’a vue à l’œuvre, et subie, sur un mode bien
plus personnel. En 1982, au lendemain de l’assassinat de son père Ahmat, chef
rebelle tchadien et allié zélé de Muammar Kadhafi, celui-ci décide de la prendre
sous son aile. Fille adoptive ? « Pas formellement, nuance-t-elle, même s’il m’a
présentée ainsi au président [gabonais] Omar Bongo et m’appelait “ma petite”,
comme pour perpétuer le lien tissé avec papa, qu’il considérait un peu comme le
frère qu’il aurait tant aimé avoir-, » Destinée chaotique que celle de cette femme,
mariée à 13 ans, deux fois mère à 16, tour à tour envoûtée, effrayée puis meurtrie
par ce pygmalion, dont elle se demande parfois, terrible doute, s’il n’a pas lui-
même ordonné le meurtre de son géniteur, suspecté d’œuvrer dans l’ombre à un
renversement d’alliances. En ce samedi de novembre 2016, elle la raconte d’une
voix douce, qu’altère de temps à autre une ébauche de sanglot, dans un café de la
porte de Champerret, en lisière du XVII e arrondissement de Paris. Parfois, quand
affleure à la surface un souvenir douloureux, les yeux s’embuent sous le foulard
fuchsia. « Après le décès de papa, raconte-t-elle, Kadhafi a voulu verser une
pension à ses trois épouses, deux musulmanes et une chrétienne. En août 1991, il
a invité toute la famille, alors établie dans la région niçoise, à l’inauguration du
premier tronçon de la grande rivière artificielle. J’étais réticente, mais comment
refuser ? » Quand le Guide s’étonne que sa « filleule », employée dans une
maison de retraite, vive en France, puis la presse de s’établir en Libye, Tamara
esquive : « Je me vois mal vivre ici ou au Tchad. Ce sont des pays fermés,
étouffants. Si je traverse la rue en jean et T-shirt, j’ai droit à une volée de
cailloux. Je tiens à ma liberté de me vêtir comme je l’entends, sans être jugée. »
Le tuteur insiste en vain, puis s’enquiert du versement de son allocation, alors
suspendu. « Pas normal, s’agace-t-il. Je vais donner des instructions pour le
rétablir. » La fille de son défunt compagnon ayant émis des doutes sur l’impact
d’une telle consigne, il s’emporte : « Comment oses-tu dire ça ? Personne ne
discute mes ordres. Tout le monde ici m’obéit. » Une tragédie intime va arrimer
la jeune femme à ce pays qu’elle ne sent pas sien : le kidnapping de ses enfants
par leur père, avec qui elle entretient des relations conflictuelles. « Je t’aiderai à
les retrouver », lui jure le colonel. De retour de ce côté de la Méditerranée,
Tamara lance avec le concours de l’Institut de France une fondation caritative
grâce à l’épargne que lui a léguée son père. Kadhafi l’apprend et se propose là
encore de l’épauler. À Tripoli, les retrouvailles manquent de chaleur. « Pourquoi
m’as-tu menti ? », lui lance le Guide. « Je ne t’ai pas menti, réplique-t-elle. J’ai
promis de revenir, mais je n’ai pas dit quand. » Qu’à cela ne tienne, le
« parrain » tient à annexer un projet humanitaire qui éveille la suspicion de son
entourage, à commencer par celle de Moussa Koussa, pilier de l’appareil de
renseignement de la Jamahiriya. « Il m’a bombardée de questions, s’amuse
l’héritière Acyl. Qui est derrière ? Les services français t’ont-ils aidée ? À
l’évidence, Koussa me soupçonnait d’être en cheville avec la DGSE ou la DST.
Le Leader, me précise-t-il ensuite, veut bien te soutenir à hauteur d’un million de
dollars, à condition que ton financement soit à 100 % libyen. » Qu’advient-il
alors des enfants enlevés ? Toujours portés disparus. Du moins jusqu’à ce jour de
1998 où Kadhafi convoque Tamara à Koufra. « On part pour le Tchad et tu viens
avec moi, lui intime-t-il. Mes hommes ont localisé tes gosses là-bas. On va les
récupérer. Allez, en route, ma fille ! » « J’étais folle de joie », se souvient-elle.
Allégresse fugace. Ce n’est que trois ans plus tard que la mère retrouvera sa
progéniture, avec le concours de Béchir Saleh, le directeur de cabinet du Guide.
Entre-temps, ce dernier la prie de rejoindre la task force mobilisée au service de
sa monomanie du moment : la conquête de l’Union africaine. « J’ai accepté pour
m’occuper l’esprit, avoue aujourd’hui Tamara. Jusqu’en 2005, je supervise
l’interprétariat, l’accueil et l’accompagnement des délégations francophones ; et
je transmets des courriers aux chefs d’État subsahariens. Le Malien Alpha
Oumar Konaré, le Centrafricain Ange-Lélix Patassé, le Burkinabé Biaise
Compaoré, le Gabonais Omar Bongo Ondimba. C’est alors que je me lie
d’amitié avec l’épouse de celui-ci, Édith-Lucie. Elle est devenue une sœur. Pour
le reste, je bosse comme une brute sans recevoir le moindre salaire, ne vivant
que des enveloppes laissées par les Premières Dames. » Le lien ainsi restauré ne
tarde pas à se déliter. Informé d’une offensive imminente sur N’Djamena du chef
rebelle tchadien Mahamat Nour, le colonel sait aussi les liens que Tamara
entretient avec les cerveaux de l’opération. Hostile - une fois n’est pas
coutume - à toute déstabilisation du Tchad, il la somme de se renseigner sur les
dessous de l’attaque. Et veut tout savoir : le calendrier, les effectifs, les sources
de financement, l’emplacement des bases arrière. « En clair, s’insurge sa
“protégée”, tu exiges leur tête sur un plateau d’argent, tu me demandes de te
livrer mes oncles. Je ne te reconnais plus. Si j’obtempère, ça signifie que je peux
trahir n’importe qui, toi compris. Or, je suis sourde, muette et aveugle quand je
sors de ton bureau. C’est fini, je veux rentrer chez moi. » « C’est où, chez toi ? »,
hurle le Guide, furibond. Tamara Acyl parviendra à s’éclipser, avec l’aide
discrète, une fois encore, de Béchir Saleh. « À partir de là, les ponts sont coupés,
conclut la filleule en rupture de ban. Je ne verrai plus jamais Kadhafi. Ah si !
Une fois, en décembre 2007, le jour où il donne une conférence au siège parisien
de l’Unesco. Quand il évoque à cette occasion les mariages forcés en Afrique,
c’est mon histoire qu’il raconte. A cet instant-là, il m’adresse d’ailleurs un petit
signe, auquel je ne réponds pas. »
Tamara dépeint elle aussi une personnalité duale, dotée, insiste-t-elle, d’une
mémoire prodigieuse : « 11 y avait l’oncle et le chef d’État. Voyez ses vidéos. En
famille, il se montre simple, spontané, gentil, en adoration devant son aînée
Aïcha. Rien à voir avec l’autre Kadhafi, celui que je n’avais aucune envie de
côtoyer. 11 pouvait passer de l’un à l’autre brutalement, sans préavis. À partir de
2005, le second a supplanté le premier, l’a étouffé. Bien que protégée par ma
filiation Acyl, j’étais le témoin, parfois la cible, de clashes incompréhensibles et
de plus en plus fréquents. Le Guide devenait alors colérique, dangereux. Dans
ces moments-là, je l’évitais. » Au sein du sérail, on redoute son courroux.
D’autant que les anecdotes fleurissent. Le Guide aurait, dans un accès de fureur,
ordonné à son directeur de cabinet de s’allonger sur le sol avant de lui piétiner
l’abdomen. En octobre 2010, à Syrte, il gifle et injurie son chef du protocole
Nouri al-Mismari dans la coulisse d’un sommet arabo-africain. Ce Mismari dont,
assure un ancien ambassadeur européen, un fils fut liquidé après une bagarre
avec un rejeton Kadhafi. « La plupart du temps, avance Ali Triki, ministre des
Affaires étrangères de 1976 à 1982, puis de 1984 à 1986, dans le recueil de
témoignages de Ghassan Charbel, il était juste dans un autre monde-. » Un
monde que lui, personnalité hors pair, aurait reçu pour mandat de changer de
fond en comble. « Diplomate sous Kadhafi, poursuit l’ex-Monsieur Afrique de la
Jamahiriya, disparu en octobre 2015 au Caire, c’était un métier de chien. Il fallait
constamment réparer le tort qu’il faisait par ses déclarations, ses sautes
d’humeur, ses manies. » Et d’évoquer la mission impossible accomplie sur ordre
auprès d’Hassan II : remettre au roi du Maroc un message tout en lui signifiant
que le colonel le tient pour un « collabo » réactionnaire...
Le prévenant, l’odieux. Le doucereux, le pervers. L’enjôleur, le cruel.
Dialectique du maître et de l’esclave ? Entre les deux extrêmes du spectre,
chacun des témoins consultés place le curseur où bon lui semble, en fonction de
ses peurs, de ses regrets, de ses remords, de ses fidélités ou de ses fiertés. Le
français Christian Graeff garde ainsi en mémoire la confidence livrée sur le tard
par Hamed al-Houdeiri, ambassadeur - pardon, secrétaire du Bureau populaire -
à Paris entre 1985 et 1995 : « Personne au monde n’aurait pu empêcher le frère
Guide de dériver. On a tout essayé. Mais il y avait en lui quelque chose de
diabolique. 11 n’est pas des nôtres. 11 est génétiquement d’ailleurs—. » Diagnostic
corroboré à sa façon, un peu moins abrupte, par Graeff lui-même : « Nul ne
pouvait lui dicter sa conduite hormis Dieu, avec qui il conversait longuement
lors de ses retraites au désert. »
A
A l’inverse, le traducteur francophone Moftah Missouri persiste à enluminer
le portait du disparu, dépeint en « homme très noble, qui ne m’a jamais violenté,
ni élevé la voix à mon adresse, à tel point qu’il me donne même parfois de la
nourriture de son assiette avec sa propre fourchette— ». Touchant tableau... Dans
la même veine, et quitte à nier l’évidence, le cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam
persiste à sculpter post mortem la statue du génie magnanime et incompris. « Ne
croyez pas ce qu’on vous raconte, insiste-t-il. Le Guide acceptait la
contradiction. Qu’elle émane de moi-même, de Jalloud ou de [Abdel Rahman]
Chalgham [ministre des Affaires étrangères de 2000 à 2009, puis ambassadeur à
l’ONU], Jamais il n’a envoyé quiconque en prison pour divergence d’opinion.
Bien sûr, il se mettait parfois en colère lorsqu’on ne comprenait pas, ou pas assez
vite, ce qu’il disait, où il voulait aller—. » L’ex-confident lui reconnaît-il au
moins une faiblesse ? Oui, mais du bout des lèvres : « Ce qu’il écrit dans le Livre
vert est vrai. Mais le lieu de sa mise en œuvre - la Libye des années 1970 -
n’était pas le bon. Le bon endroit, c’est demain. Sa doctrine aurait réussi en
Suisse, en Europe. Au fond, lui était en avance sur son peuple. » Martingale
infaillible du berger désavoué : mes brebis ne me méritent pas... « Si vous
installiez les Libyens au paradis, avait osé le Bédouin en 2004 dans les colonnes
de Newsweek, ils se plaindraient encore. Ils sont déjà au paradis. » Le plaidoyer
pro domo du cousin Ahmed laisse perplexe. Et fait naître un sourire sur les
lèvres de Tamara Acyl, la filleule adoptive méconnue. « Des tas de gens
prétendent lui avoir parlé vrai. N’en croyez rien. Tout son entourage était
tétanisé. Tous rivalisaient pour chanter ses louanges. À mon sens, c’est ça qui l’a
perdu. Moi, je pouvais lui tenir tête et lui répéter ceci : “Je ne suis ni ta fille, ni ta
sœur, ni ta femme. Tu n’es pas Dieu. Tu es l’esclave de Dieu—.” »
Une cécité bien de chez nous
S’il goûte peu les objections des siens, le Guide tolère, voire suscite, les
joutes de haut vol avec les sommités venues d’ailleurs, notamment de Paris. Il
s’y essaie, on l’a vu, avec Garaudy. Mais aussi, sur un registre historique et
culturel, avec l’éminent archéologue André Laronde, directeur des fouilles
françaises dès 1976 et fondateur de l’Association France-Libye, disparu en
février 2011, tandis que vacillait la Jamahiriya. D’autres universitaires tricolores,
conquis, préfèrent la flatterie à la controverse. Chef de file de cette coterie,
Edmond Jouve, professeur émérite de science politique à la faculté de droit de
l’université Paris-Descartes et ancien président de l’Association des écrivains de
langue française. Entre Tripoli et Syrte, on sait gré à ce mandarin de plaider urbi
et orbi la cause libyenne - il agira de même en faveur de la dynastie nord-
coréenne des Kim - et d’avoir dirigé en Sorbonne la thèse d’Aïcha, la fille chérie
du chef-. Qu’importe si l’ancienne héroïne des femmes arabes affranchies,
convertie sur le tard à la piété musulmane au point de voiler sa chevelure fauve,
n’a jamais soutenu son pensum. Motif invoqué : l’ostracisme dont souffrent sa
patrie et les siens. « Je ne crois plus au droit international », confie-t-elle un jour
à son chaperon. En fait, persiflent les esprits chagrins, aucun jury, si bien disposé
soit-il, ne peut donner quitus à une candidate au français à ce point rudimentaire.
Une certitude : malgré cette thèse « insoutenable », Jouve doit à sa protégée « la
plus belle émotion de [sa] vie ». La visite, en format VIP, du site de la bataille de
Bir Hakeim, cette oasis de Cyrénaïque où, en 1942, les Français libres de Kœnig
damèrent le pion aux colonnes de Rommel. Instant de grâce d’autant plus
ineffaçable que l’invitation valait aussi pour l’épouse du professeur, l’un de ses
fils et trois de leurs petits-enfants. « Détermination, foi, force de conviction,
courage, énergie » : dès l’avant-propos de l’ébouriffante hagiographie que le
constitutionnaliste consacre au Guide en 2004, récit émerveillé d’un « long
compagnonnage », la cause est entendue-. « À chaque rencontre, lit-on plus loin,
le magnétisme du colonel m’impressionne, comme son calme. » La suite relève
d’une école philosophique insolite - le rousseauisme bédouin - et d’un artisanat
centenaire, l’enfilage de perles. Salut à ce « visionnaire », parrain des peuples
d’Afrique. Pour lesquels, au demeurant, il dispose de « trésors d’indulgence ».
Muammar le bienveillant sait recevoir ses hôtes de marque. Page 77, le lecteur a
droit à la description détaillée des charmes de la suite de l’hôtel al-Kabir
attribuée à la tribu Jouve. Les somptueux bouquets de roses, l’immense corbeille
de fruits, les pâtisseries, chocolats et fruits secs, le vaste bureau, la double salle
de bains, les deux téléviseurs, les fauteuils profonds. Et, à l’heure de retrouver le
Guide, la « Mercedes de luxe ». Dans son élan, le caudataire frôle le blasphème.
« Chez Kadhafi, ose-t-il, il y a du prophète. » Et pour cause : le colonel
« comprend mieux que personne le monde d’aujourd’hui ». Qui peut encore
ignorer que sa Grande Charte verte des droits de l’homme de l’ère jamahiriyenne
« va plus loin que la Déclaration universelle » de 1948 ? Halte au feu. Par quel
sortilège un universitaire bardé de diplômes, couvert de lauriers et de titres, peut-
il s’égarer ainsi ? 11 faut, pour dénicher la réponse, tenir jusqu’à la page 113, où
s’achève la relation d’un entretien sous la tente, à la date du 2 novembre 2002.
« On me dit que le président égyptien, Hosni Moubarak, attend, depuis un long
moment, d’être reçu à son tour par le Guide. » Tout est dans ce très humble « à
son tour »... Nullement égoïste, l’enfant de Nadaillac-de-Rouge (Lot) cornaque
à deux reprises au moins une trentaine de ses étudiants jusqu’à l’oasis de
Ghadamès, « perle du désert » aux confins de la Tunisie et de l’Algérie, et
entraîne dans son sillage libyen des collègues capés, tels les juristes Charles
Zorgbibe et Jean-Claude Colliard, ou l’historien Georges Duby. Plus assidu
encore, le sociologue suisse Jean Ziegler, altermondialiste avant l’heure et vieux
routier des tribunes. Tant celles, d’ordinaire élogieuses, qu’il publie dans les
journaux européens pour y louer « l’extraordinaire mobilité intellectuelle » de
Kadhafi que celles où il siège au gré de colloques tripolitains. 11 est vrai que le
raout tiers-mondiste, volontiers soporifique, passe pour l’un des outils favoris de
la stratégie d’influence de la Jamahiriya. Les classiques du genre ? La
« conférence méditerranéenne » qui, à Athènes ou sur T île de Malte, convie les
envoyés du FLN algérien, de la Ligue des communistes yougoslaves, du P SU
français et leurs cousins du Pasok grec à phosphorer sur l’impérieuse nécessité
d’affranchir la Mare Nostrum de l’impérialisme yankee. Ou le symposium
féministe réuni à Versailles.
On sait l’intelligentsia française sujette à de coupables aveuglements. Qu’on
impute ses emballements au dandysme, à la cécité, à un exotisme salonnard, à la
trouble fascination qu’exercent la radicalité révolutionnaire, le culte de la pureté
ou celui de l’homme fort, un bataillon d’essayistes, de romanciers, de
philosophes et d’artistes aura chanté les louanges de tyrans supposés lettrés,
qu’ils revinssent de l’URSS de Staline, du Cambodge de Pol Pot, du Cuba de
Fidel Castro, de l’Albanie d’Enver Hoxha. Ou de la Libye de Kadhafi, fils du
désert et icône de l’anti-impérialisme. Dès février 1980, Gabriel Matzneff, qui
n’en est certes pas à un égarement près, dépeint celui-ci dans Les Nouvelles
littéraires en héros de Maurice Barrés surgi dans un paysage de Julien Gracq.
« Le seul homme d’Etat arabe digne de ce nom », décrète l’écrivain, le seul doté
d’une « vision créatrice », un « nationaliste romantique, un homme de la prière
et du désert ». « 11 n’y a qu’un vrai terroriste, assène enfin celui qui fut l’intime
d’Henry de Montherlant, l’impérialisme américano-soviétique-. »
On se souvient que, si les câbles de l’ambassadeur américain Gene Cretz
disent vrai, le Guide jeûne le lundi et le jeudi. Une certitude : adepte d’un régime
alimentaire frugal, il ne semble pas vouer une folle passion aux plaisirs de la
table, fuyant comme la peste les banquets officiels. Alors conseiller Afrique
auprès de Jacques Chirac, le diplomate André Parant n’oubliera pas de sitôt ce
« dîner d’État hallucinant, le plus tragique de ma carrière- ». « C’était en 2004,
précise-t-il. Kadhafi est arrivé trente minutes après tout le monde pour repartir
brusquement le premier. Entre les deux, il a affiché un ennui ostensible. Jamais
de ma vie je n’ai si mal mangé. » Les mets favoris du Bédouin ? « 11 adore le
couscous de mouton et de chameau, précise l’infirmière ukrainienne Oksana
Balinskaya. Mais goûte de tout. » Tant pis pour la profession de foi végétarienne
glissée dans le Livre vert... Au petit déjeuner, dattes et lait de chamelle ; menu
agrémenté parfois de quelques gousses d’ail, de jus de pastèque, voire de biscuits
trempés dans le thé. Kadhafi tient tant à son breuvage lacté fétiche que, lors des
voyages à l’étranger, le protocole peut flanquer l’escorte de deux ou trois
camélidés femelles.
Kadhafi, nous l’avons vu, a la simplicité et l’effacement ostentatoires. 11
s’emploie d’ailleurs, en présence des médias, à mettre en scène son
dépouillement, voire sa rusticité. En janvier 1986, invité vedette de « Meet the
Press », prestigieuse émission de la chaîne américaine NBC, il se dérobe in
extremis - une manie - et improvise une interview campagnarde, juché sur un
tracteur d’un vert parfaitement jamahiriyen, vêtu d’une parka grise et coiffé d’un
turban beige. Rusticité à géométrie variable : il arrive que « le plus
extraordinaire des hommes ordinaires » accueille à Bab al-Aziziya, le temps
d’une soirée-détente, un aréopage d’artistes, du cinéaste égyptien à la chanteuse
libanaise, via la danseuse en vogue et la starlette de la télé. Au fil des ans, le
fossoyeur de la monarchie senoussi laisse se fendiller le masque de l’ascète
dévoué corps et âme à la révolution. Dans les chancelleries tripolitaines, on
ergote sur son goût pour le flamenco et les spiritualités alternatives. Certaines
des rescapées du sinistre « harem » dont il sera bientôt question décrivent son
penchant pour la magie noire, les formules ésotériques et les onguents
mystérieux. Dans une vidéo insolite, on le découvre ainsi en plein désert, vêtu
d’une chemisette hawaïenne et d’un bas de survêtement rouge, coiffé d’un
chapeau de broussard et armé d’un petit parasol blanc, assis en tailleur au côté
d’une femme mûre à la longue chevelure grise. Elle lui caresse le nez puis
l’enlace, avant que le « couple » ne regagne bras dessus bras dessous une tente
bédouine. Qui est donc cette intime ? Mariam Nour, prophétesse de la
macrobiotique et de la culture zen à la télévision libanaise. « Je suis comme sa
mère », confiera-t-elle d’ailleurs à une chaîne beyrouthine.
Parmi les hobbies du colonel, il en est un que bien peu connaissent :
l’astronomie. Les lecteurs de la revue française Ciel & Espace, eux, sont au
parfum. Dans sa livraison du 1 er janvier 2005, le magazine révèle que le Guide
envisage de commander à la société tricolore Sagem, via sa filiale REOSC, un
télescope de 2 mètres d’une valeur d’environ 15 millions d’euros. Ses
interlocuteurs : l’astrophysicien François-René Querci, de l’Observatoire Midi-
Pyrénées, consultant du gouvernement de Tripoli, et Christian Bourdeille, cadre
de la branche défense de la Sagem. Le premier, ancien expert des Nations unies
pour la science de l’espace au Moyen-Orient, n’ignore rien des racines de cet
engouement. « Pour Kadhafi, précise-t-il, tout part de la vieille histoire du calcul
du début du ramadan, dicté par le calendrier lunaire. Lui veut en finir avec les
querelles stupides, l’islam étant à ses yeux la religion de la science. S’il
s’intéresse au ciel, c’est avant tout pour améliorer le culte musulman. Équipé
d’un Zeiss de 20 centimètres fourni par ses partenaires est-allemands, il a pour
habitude de scruter la nouvelle lune de son bureau, du bord de mer, du fin fond
du désert. Mais voilà : ses propres astronomes pédalent dans la semoule. Alors, il
me consulte et envoie quelques collègues libyens à l’Observatoire de Paris-. » A
l’automne 2003, le colonel réunit les sommités locales de la science des astres
afin d’observer en leur compagnie « le passage de Mars à l’opposition », en clair,
l’instant où la planète rouge et la Terre se rapprochent le plus l’une de l’autre.
L’« opposition martienne » serait-elle la seule qu’il tolère ?
Peu de temps après, l’entourage du chef rappelle l’expert tricolore. « Les
fondamentalistes l’emmerdaient, raconte Querci. 11 avait besoin d’un Européen
pour calmer un imam contestataire. Ce que je fais à l’occasion d’une conférence
sur les mouvements astraux. À l’époque, une société américaine cherche même à
lui vendre à prix d’or un télescope spatial lunaire, capable d’embarquer à son
bord un dignitaire sunnite, ce qui aurait permis de dissiper tous les doutes. »
« Un soir, poursuit ce témoin privilégié, Kadhafi décide d’aller observer les
étoiles de nuit. Je pars donc galoper dans le désert avec lui. Dans la remorque du
4x4, une coupole et un télescope mobile américain. Nous avons bivouaqué en
petit cercle au milieu de nulle part, entourés par sa sécurité militaire. » Quand
vient le moment d’acquérir un fleuron technologique d’un autre calibre,
François-René Querci reçoit carte blanche. Tant pour le choix du fournisseur que
pour celui du site où installer le nouveau joyau. L’astrophysicien préconise un
pic culminant à 2 200 mètres d’altitude, non loin de la frontière tchadienne ; spot
idéal, mais hélas situé en lisière de la bande d’Aouzou, secteur conflictuel et
lourdement miné. 11 faut donc en dénicher un autre, moins exposé. L’aventure
capote. « Jamais le fameux télescope de 2 mètres n’a été acheté. Du fait de sa
tonalité offensante pour la personne du Guide, le papier de Ciel & Espace a jeté
de l’huile sur le feu. En clair, ses auteurs se sont foutus de sa gueule. Je suis
parvenu à sortir le dossier de l’ornière, mais la guerre de 2011 a tout anéanti. »
Sous l’accent chantant et rocailleux du Sud-Ouest perce une intense amertume.
Quelle image l’astrophysicien désormais émérite garde-t-il du colonel ? Celle
d’un amateur éclairé ? « Si l’on veut, même si je rechigne à user de cette
terminologie très européenne. En tout cas un bonhomme particulier, avec
quelques idées lumineuses. Pour lui, le ciel était un chemin, un compagnon. Au
fait, saviez-vous qu’il est mort sous des balles françaises ? » Assertion
hasardeuse, que nous explorerons, fût-ce sans le concours d’un télescope, le
moment venu.
Ton corps m’appartient
S’il est un domaine où bouillonnent, en un magma brûlant, les ambiguïtés de
Muammar Kadhafi, tout à la fois écran radar de sa dérive et compteur Geiger de
ses tourments intimes, c’est bien son rapport à l’univers féminin et à la sexualité.
Cette facette ô combien révélatrice de la psyché kadhafïenne a suscité des récits
poignants, des fantasmes à foison et des tombereaux de ragots et de
rumeurs, parfois distillés par les officines de renseignements de puissances
hostiles. Mais elle mérite à coup sûr un chapitre entier. Ne serait-ce que du fait
de sa valeur symbolique, de sa portée politique et de la prégnance obsédante de
ce paradoxe : comment peut-on prétendre sans relâche émanciper les femmes et
avilir à ce point celles que l’on convoite et possède ? 11 y a là une béance
vertigineuse que nous tâcherons d’explorer sans cynisme ni pathos, sans tabous
ni voyeurisme.
Nous avons mesuré, dans les pages qui précèdent, les vertus et les limites de
toute tentative de lecture exclusivement psychanalytique de la quête du pouvoir,
de son exercice et du comportement de celui qui l’exerce sans bornes ni partage.
Pour autant, dans le pot-au-noir des déviances sexuelles, la boussole d’un(e)
analyste averti(e), qu’il ou elle se réclame de Sigmund Freud, de Cari Gustav
Jung, de Jacques Lacan ou de Françoise Dolto, s’avérerait précieuse. On
épargnera au lecteur comme à la lectrice les constructions hasardeuses relatives
aux traumatismes de la petite enfance. 11 n’empêche. L’hypothèse émise par une
universitaire libyenne, militante féministe familière de plusieurs des jeunes
victimes du « prédateur », vaut d’être mentionnée. Selon Khadija - prénom
fictif, l’intéressée souhaitant préserver son anonymat -, la famille du futur Guide
était tellement indigente que sa mère et ses sœurs, ou au moins l’une d’entre
elles, auraient été contraintes de se livrer à la prostitution à l’époque du séjour à
Sebha. Scénario corroboré, soutient l’ex-opposant et diplomate Mansour Seif an-
Nasr, par Abdel Rahman Chalgham, ancien ministre des Affaires étrangères de
la Jamahiriya. « D’après ce qu’il m’a dit récemment, précise le premier
ambassadeur de la Libye post-Kadhafï à Paris, le petit Muammar a vu ses aînées
coucher avec tel ou tel et aurait lui-même, lorsqu’il fréquentait l’école coranique,
subi un viol. Ces deux blessures, précoces et humiliantes, pourraient expliquer
son attitude, tant envers les femmes qu’envers les hommes-. » En clair, le fils de
berger n’aurait eu de cesse de venger, par l’asservissement des corps et des
âmes, l’indicible honte initiale. « Il s’agit de posséder, de dominer, d’abaisser,
martèle le Dr Khadija. Une véritable addiction. Il avait ça en lui. Bien sûr,
certaines cédaient de leur plein gré, pour l’argent. Mais tant d’autres n’ont
jamais eu le choix... À son tableau de chasse, des Premières Dames, des épouses
de hauts gradés et de ministres, des Slaves, des Maghrébines. Mais aussi des
hommes. » Manière de soumettre et de mortifier le conjoint de la proie. « Après
sa mise à mort, précise Seif an-Nasr, un des soldats de sa garde rapprochée, qui
remâchait sa rancœur depuis des années, a tiré sur son cadavre. A Tripoli ou
Benghazi, tout le monde connaissait cette manie de se taper les femmes des
autres. Mais le coureur de jupons des débuts a fini par céder la place à l’obsédé
compulsifs. »
Des femmes mûres, des mineures, des garçons : tout fait bas-ventre.
Chalgham l’a confié à un ami : ministre, il interdisait à sa fille de décrocher le
« téléphone rouge », la ligne directe que seul utilisait Kadhafi, par crainte de
l’effet qu’aurait pu produire sur lui sa voix juvénile. Et même le très fidèle
Mansour Dhaw avouera en 2012 qu’il faisait en sorte que le colonel n’entre pas
dans son domicile, afin de tenir son épouse hors de sa portée. « Un prédateur
compulsif, pathologique, constate en écho Jean Ping, l’ex-président de la
Commission de l’UA. Il voulait les avoir toutes, y compris les compagnes de ses
collaborateurs. Et je l’ai vu draguer plus d’une femme de chef d’État, à
commencer par la défunte Edith-Lucie Bongo-. » Dans l’ouvrage mentionné
précédemment-, le Libanais Ghassan Charbel cite ainsi l’ex-chambellan Nouri
al-Mismari : « Béchir Saleh [directeur de cabinet et homme de confiance du
Guide] m’a raconté que le président Omar Bongo Ondimba lui avait fait écouter
l’enregistrement de conversations téléphoniques entre son épouse [ladite Édith-
Lucie] et Kadhafi. C’était des conversations galantes. Et Bongo était très en
colère. » « Quand [Kadhafi] était en conflit avec sa femme Safiya, poursuit
l’initié, il se retirait dans son bunker de Bab al-Aziziya. Il y avait son harem,
avec éphèbes et concubines. Il y restait un mois ou deux, et on savait alors qu’il
plongeait dans le stupre et la fête. [...] Il prenait des anabolisants, que lui
fournissait [son beau-frère et chef des services secrets Abdallah] Senoussi. » Le
même, un peu plus loin : « Il était sadique avec les femmes. J’ai été témoin de
deux cas d’agression, contre une universitaire nigériane et contre l’épouse d’un
homme d’affaires suisse. » À chaque fois, précise l’ancienne ordonnance
protocolaire du Guide, il y a eu dédommagement : 100 000 dollars US dans le
premier cas, un investissement substantiel dans la société du mari de la victime
dans le second. Le témoignage, pour le coup, semble plus crédible que le
témoin : à en croire Mansour Dhaw, l’un des rescapés du dernier carré des
fidèles restés auprès du Guide à l’heure de l’hallali d’octobre 2011, le même
Mismari, surnommé « le général des affaires spéciales », joua un temps les
rabatteurs au côté de Mabrouka Cherif, la sinistre mère maquerelle de Bab al-
Aziziya, dont l’épaisse silhouette ressurgira bientôt dans ces pages...
Si l’on ne prête qu’aux riches, Kadhafi le « tombeur » a péri plein aux as.
Pour preuve, la liste de ses conquêtes VIP supposées, platoniques ou non,
consentantes ou pas. Dans l’ordre d’apparition en scène, voici, dès 1974, la très
frivole Philippine Imelda Marcos, dépêchée à Tripoli par son dictateur d’époux
Ferdinand. Sa mission : solliciter les bons offices du colonel dans le conflit qui
oppose le régime au Front Moro de libération nationale, guérilla séparatiste
active dans le sud de l’archipel. Tout indique que le magnétisme de la princesse
aux pieds richement chaussés - sa luxueuse collection de hauts talons et
d’escarpins passera à la postérité - opère sur le Bédouin. Lequel lui adressera
ensuite par télécopie des billets moins doux qu’enflammés, truffés de citations
coraniques. À sa mort, Imelda livre d’ailleurs à la presse de Manille cette tendre
oraison : « Les bontés de Kadhafi me manqueront. [...] Il m’envoyait des fax.
Les plus beaux que j’aie jamais reçus. » Bien moins glamour, le cas de Souha
Arafat. En quête de fonds pour ses œuvres, l’épouse de l’illustre leader de l’OLP
obtient une audience à Bab al-Aziziya, au terme de laquelle son hôte, invoquant
un dossier confidentiel, lui propose un tête-à-tête. A en croire l’intermédiaire
tunisien qui a orchestré le voyage, Souha en sortira vers 2 heures du matin,
furieuse, couverte d’ecchymoses, chevelure en bataille et maquillage en vrac. La
Palestinienne menace aussitôt de convoquer la presse et de tout révéler, à moins
que... Le prix de son silence, selon l’entremetteur ? 300 000 dollars. En
novembre 2010, la flamboyante Camerounaise Chantal Biya, métisse connue
pour sa candeur, le clinquant de ses tenues et l’extravagance de ses coiffures,
aurait connu une mésaventure analogue à l’heure où, à Tripoli, le troisième
sommet Afrique-Union européenne touche à sa fin-. Le couple Biya s’apprête à
rentrer au pays quand la fameuse Mabrouka signifie à Chantal qu’elle est
attendue à Bab al-Aziziya. Sans citer nommément l’intéressée, la journaliste
Annick Cojean raconte la suite dans un essai dont il sera question sous peu- :
« À 10 heures, le mari attendait son épouse dans un salon de l’aéroport. A
11 heures, elle n’était toujours pas là. Ni à midi. La gêne des employés du
protocole et de la délégation était patente. L’épouse est arrivée à 13 h 30,
désinvolte et souriante, la fermeture éclair de son ensemble moulant déchirée sur
le côté. » Sur la liste des « décoiffées » célèbres, la rumeur a aussi couché une
Tunisienne, une Égyptienne, une Koweïtienne et une star planétaire de la
chanson. Cueillie à son arrivée à l’aéroport, l’idole est conduite chez le boss puis
ramenée à l’hôtel. Le lendemain matin, un pilier du protocole l’accompagne à la
banque, muni d’un bout de papier signé par qui-vous-savez. Là, le directeur,
dûment informé de sa visite, lui offre le café puis un million de dollars en
liquide, somme identique à celle reçue la veille. Reste une variante cocasse : la
fausse princesse saoudienne. En l’occurrence, une accorte Marocaine, qu’une
intrigante libanaise, sans doute aiguillonnée par l’appât du gain, avait persuadée
de se faire passer pour la fille du souverain wahhabite, accent compris.
Imposture astucieuse, dans une période où le couple infernal Riyad-Tripoli
s’efforçait de pacifier une relation notoirement exécrable.
Héritier d’un patronyme illustre, un dandy français aurait pu, à l’en croire,
enrichir la collection. Jamais avare de confidences aussi intimes qu’invérifiables,
l’écrivain et cinéaste Frédéric Mitterrand raconte au détour d’un essai
autobiographique- sa liaison virtuelle avec le colonel. Récit réédité le
5 novembre 2016 au micro d’Europe 1. Au terme d’une interview vaguement
datée - à l’orée des années 1980 -, l’énigmatique Bédouin « à géométrie
variable » lui propose de passer la nuit sous la tente. « J’ai failli devenir sa
princesse du désert », minaude le futur ministre de la Culture. « J’étais très
mignon en ce temps-là, poursuit-il. J’étais complètement en son pouvoir, c’était
compliqué de s’échapper. Mais il faut dire qu’il était dans un processus de
dégradation physique très important. Le jeune Kadhafi, tel Rudolph Valentino à
ses débuts, j’aurais peut-être réfléchi un peu plus. » Ou un peu moins. Évoquée
allusivement ci-dessus, et confirmée par une de ses intimes, la bisexualité du
Guide ne fait donc guère de doute.
Au rayon des toquades platoniques du colonel - il y en eut -, une femme
d’un abord un rien rugueux mérite une place de choix, Condoleezza Rice. À
l’évidence, la raideur de la secrétaire d’État de George W. Bush le séduit.
« J’apprécie cette femme à la peau noire d’Afrique, insiste Kadhafi en 2007 sur
al-Jazeera. Je l’admire et j’en suis fier. Elle est à sa place, se tient bien droite et
donne des ordres aux leaders arabes. Oui, Leezza, Leezza, je l’aime beaucoup-. »
Lorsqu’elle fait le voyage de Tripoli, en septembre 2008, le Guide couvre de
cadeaux celle qu’il surnomme « ma princesse africaine » ou « ma petite femme
noire africaine » : un pendentif à sa propre effigie, une bague sertie de diamants
et un oud - luth oriental - bédouin. Tout membre de la haute administration
américaine étant tenu de déclarer et de faire estimer les présents reçus, on
connaît la valeur totale de ces largesses : 212 225 dollars, soit plus de
150 000 euros au cours de l’époque. Au terme d’un entretien décousu, Kadhafi
convie la très chère « Leezza » à dîner dans sa salle à manger privée. Là, il lui
fait don d’un album de photos le mettant en scène au côté des grands de ce
monde. La musique d’ambiance ? Une chanson intitulée Une fleur noire à la
Maison-Blanche , bluette commandée pour l’occasion à un compositeur local.
« C’était bizarre, mais, au moins, ça n’avait rien de torride », confesse dans ses
Mémoires, parus en novembre 2011, l’austère « Condi » Rice, intriguée par
« l’étrange fascination » qu’elle exerçait sur le Libyen. S’il fallait établir un
palmarès des emballements les plus baroques du Guide, nul doute que l’ancienne
patronne du State Department serait devancée par une jeune compatriote noire
de peau elle aussi, Tecca Zendik. En octobre 2002, cette nymphe gracile d’à
peine 20 ans se rend à Tripoli pour y briguer le titre de « Miss World Net », un
concours de beauté dont le classement repose sur le vote des internautes.
Devancée par une Britannique, Tecca s’attire néanmoins les faveurs du colonel.
Et pour cause : lorsque celui-ci décrit les ravages infligés par les raids de 1986,
elle fond en larmes. Ce qui lui vaut ni le diadème de Miss ni les 50 000 dollars
alloués à la lauréate, mais un passeport de la Jamahiriya puis, en janvier 2003, le
titre - purement fictif - de consul honoraire de Libye à Washington.
La proche famille échapperait-elle à la voracité du qaïd as-Thawra ? Non, à
en croire le Libya al-Jadida (La Nouvelle Libye). Le 28 février 2012, le
quotidien tripolitain publie un réquisitoire attribué au général déchu Sayed
Kaddaf ad-Dam, cousin d’un Guide dont il commanda la garde prétorienne.
Interviewé, soutient le journal, dans la prison où il est détenu, l’ex-pilier du clan
Kadhafi dénonce le viol brutal de son épouse, perpétré durant l’une de ses
longues absences, rançons de missions militaires lointaines. Révélation fragile :
l’ancien officier étoilé, qui sera acquitté en septembre 2015 par le tribunal
militaire de Misrata, nie avoir jamais accordé cet entretien et accuse le titre de
diffamation... En la matière, le témoignage de Tamara Acyl fournit un éclairage
inédit et précieux. Lorsque la jeune femme demande à son « oncle » pourquoi
c’est elle, et non l’un de ses frères et sœurs, qu’il a choisi de prendre sous son
aile à la mort de son allié tchadien Ahmat Acyl, elle a droit à une réponse
convenue : « Parce que tu es celle qui, par son tempérament, me rappelle le plus
ton père. » Pas si simple. Pour preuve, la façon dont le colonel veille sur sa
protégée. « Quel âge a-t-elle ?, s’enquiert-il auprès de son entourage. Ce doit être
une belle fille maintenant. Amenez-la-moi... » « La première fois, c’est bien
pour ça qu’il m’a fait venir, raconte Tamara. Il a essayé de m’enlacer, de
m’embrasser. J’étais sidérée, car il incarnait pour moi une figure paternelle.
Alors, je lui ai raconté ma vie. “Tu as le pouvoir de faire de moi ce que tu veux,
ai-je dit. De toute façon, j’ai déjà subi un mariage forcé...” Ça l’a refroidi, mais
pas dissuadé de me considérer comme son bien, sa chose. Même s’il ne me
possédait pas physiquement, je lui appartenais. Il se montrait incroyablement
possessif, d’une jalousie maladive-. » Un rien alimente le soupçon. Lors d’un
sommet de l’Union africaine à Syrte, il suffit que le cousin Ahmed Kaddaf ad-
Dam s’inquiète de la santé de Tamara, exténuée par sa tâche de traductrice non-
stop, pour que le Guide suspecte une liaison. « Je t’interdis de le fréquenter », lui
intime-t-il.
Les appétits de chair fraîche du maître requièrent un dispositif logistique
performant. Son équipe de rabattage sillonne l’Europe et l’Afrique à bord de jets
privés, armée de bijoux et de mallettes de cash. Et active au besoin ses
supplétifs, tel ce chauffeur du « Bureau populaire arabe libyen en Lrance » invité
à harponner en douceur de jolies Orientales dans les boîtes de nuit huppées de
Paris. Aux commandes du réseau, Ahmed Ibrahim, secrétaire personnel, et
Mabrouka Cherif, déjà citée. « Son âme damnée, accuse Tamara Acyl. Elle
n’apparaît dans le premier cercle, via le ministère des Affaires étrangères, qu’en
1999, à l’époque de l’OPA que Kadhafi lance sur l’Union africaine à coups de
sommets. Sa mission initiale : recruter des interprètes familières des langues du
continent et accompagner les Premières Dames. C’est un être plutôt fruste, une
petite main du système, logée dans une famille d’accueil. Mais Mabrouka a une
obsession : approcher le Guide. Et elle y parvient, jusqu’à exercer sur lui une
influence néfaste. D’autant que, adepte de la sorcellerie, elle vante les talents
d’un célèbre marabout nigérien. Le basculement de Kadhafi correspond à son
irruption. Parfois, j’avais l’impression que c’était elle, et non pas lui, qui
dirigeait le pays. Au fond, cette femme l’aura complètement détruit--. » A
l’époque où l’intruse joue des coudes pour se glisser dans le sérail, Tamara fait
part à son « oncle Muammar » d’un de ses rêves prémonitoires : « Une fille du
démon va arriver auprès de toi. Méfie-t’en ! » L’allusion, transparente, déclenche
une riposte courroucée. « Qu’est-ce que tu racontes ?, s’emporte Kadhafi. Je ne
veux rien entendre sur elle. » Un jour, la pourvoyeuse du harem déboule dans la
chambre où le colonel assouvit ses instincts. « Bon, ça suffit !, lui lance-t-elle.
Tu as autre chose à faire. » Puis, avisant la fille : « Toi, la salope, dégage ! » Un
temps signalée en Algérie, Mabrouka Cherif coulerait des jours tranquilles en
son fief de Ghat, une oasis saharienne du Fezzan. « Avec sa mère et beaucoup
d’argent, avance un diplomate libyen. De même, il lui arrive de se balader dans
l’est du pays en toute impunité. »
En novembre 2011, Annick Cojean raconte dans Le Monde— le calvaire de
« Soraya » - prénom d’emprunt -, l’une des jeunes esclaves. Le témoignage
déchirant de celle-ci lui fournit la matière d’un essai, « écrit sous la dictée » à la
première personne, publié l’année suivante et éloquemment intitulé Les Proies—,
À la lecture de cette confession détaillée, corroborée pour l’essentiel par les
souvenirs d’une proche du Guide, on oscille entre dégoût et incrédulité.
L’histoire commence comme un conte de fées et s’achève tel un snuff movie,
film d’horreur hyperréaliste. Un jour d’avril 2004, Soraya, 15 ans, est choisie
pour remettre fleurs et cadeaux au Guide, de passage dans son école de Syrte.
Insigne honneur pour l’adolescente, fille de la patronne d’un salon de coiffure
que fréquentent les bourgeoises de la nomenklatura tribale. C’est donc à elle que
revient le privilège d’approcher « Papa Muammar », ce demi-dieu vivant dont
les élèves chantent les louanges chaque matin avant d’entrer en classe. « Ça s’est
passé très vite, raconte Soraya sous la plume d’Annick Cojean. J’ai tendu le
bouquet, puis j’ai pris sa main libre dans les miennes et l’ai embrassée en me
courbant. J’ai senti alors qu’il comprimait étrangement ma paume. Puis il m’a
jaugée, de haut en bas, d’un regard froid. Il a pressé mon épaule, posé une main
sur ma tête en me caressant les cheveux. Et ce fut la fin de ma vie. » Au royaume
de l’infamie codée, ce geste signifie : « Celle-là, je la veux ! » Et il l’aura.
Enlevée, la collégienne rejoint, terrorisée, le « cheptel » du Guide. Lequel tente
de l’amadouer, puis la brutalise, la couvre d’insultes et la viole. 11 la forcera
ensuite à fumer, à boire du whisky Black Label et, comme lui, à sniffer de la
coke. « 11 est constamment sous substances et ne dort jamais », précise Soraya à
sa confidente française. Installée dans un sous-sol sordide de Bab al-Aziziya, la
« recrue » doit se tenir à la disposition du maître. Prête à tout instant à rallier, sur
un aboiement de Mabrouka, la chambre, le lit à baldaquin aux voilages de tulle
rouge que jouxte une salle de bains pourvue d’un jacuzzi. Prête à y retrouver
« Papa Muammar » en jogging rouge, ses fioles de parfum, ses plaquettes de
Viagra, ses assauts sadiques et les complaintes bédouines de son
magnétocassette. Contrainte, parfois, de visionner un DVD porno, « pour
apprendre » ; ou d’assister aux assauts brutaux du chef. Ballet infâme mis en
scène par Mabrouka et ses assistantes, prénommées Salma et Zeina, et dont
« profitent » de temps à autre les hôtes de Kadhafi, au risque de lui procurer,
leurs ébats étant filmés à leur insu, un formidable instrument de chantage. Ses
seuls instants de réconfort, Soraya les doit à une infirmière ukrainienne qui, en
catimini, aide les filles à simuler des règles, phénomène rédhibitoire pour la
libido du chef. Simuler ? Il faut s’y astreindre souvent, jouer les domestiques
quand Safiya, l’épouse légitime, croise dans les parages ; ou revêtir l’uniforme
des « amazones », treillis bleu pour les authentiques cerbères, kaki pour les
figurantes. Tel est le cas en 2007, lors d’un long périple subsaharien. « Mettez-
vous dans la peau de vraies gardes du corps, insiste alors l’orchestrateur du
protocole. Ayez Pair sérieux, préoccupé, soyez attentives à tout ce qui se passe
autour de vous. » À Paris, en décembre de la même année, le harem itinérant
vogue sur la Seine en Bateau-Mouche dans le sillage du colonel puis arpente les
Champs-Élysées. Comment deviner alors la détresse que masquent les fous rires
et les photos souvenirs ? Deux ans plus tard, Soraya parvient à se procurer un
visa et fuit en France. Tout sauf un exil salutaire. Brisée, perdue, fourvoyée par
de faux bienfaiteurs, elle rentre au pays en mai 2010. Et revient s’échouer dans
la cave aux esclaves de Bab al-Aziziya. « Muammar Kadhafi, confie-t-elle au
scribe du Monde, a saccagé ma vie. » Lorsqu’elles surgissent, les images du
cadavre de son bourreau, étendu sur un méchant matelas dans une chambre
froide de Misrata, ne lui procurent qu’un bref accès de joie. Joie amère et
éphémère, car « lui ne sera jamais jugé ». De cela, le Dr Khadija se moque. Elle
qui a épaulé Soraya et tant d’autres femmes broyées l’avoue sans honte : « Le
voir à son tour humilié, avili, ce fut le plus beau jour de ma vie—. » Six ans
après, elle en veut encore à mort au mort, à ce « malade mental », trop
innommable à ses yeux pour être désigné autrement que comme « le gars d’en
face », d’avoir souillé le pays et ses âmes. « Sous son empire, martèle Khadija,
les filles et les femmes s’enlaidissaient, se retiraient de la vie, de peur d’attirer
l’attention. La beauté était danger. Voyez son parcours : chaque fois qu’il étend
son pouvoir, il gravit un échelon dans la prédation. Le repérage dans les écoles,
la voiture qu’on envoie et qui ramène la proie. Des filles jeunes, très jeunes,
vierges, forcées à 14 ans et jetées à 20, obligées d’épouser un membre de
l’entourage ou d’endosser l’uniforme, pour rester ses choses après usage. Dans
un cas au moins, il a convoqué une “ancienne” le jour de son mariage. Le moteur
n’était pas le désir physique, mais la jouissance que procure le statut de maître
de cérémonie du sexe, le maître de toutes et de tous, qui dégrade les unes par le
maquillage outrancier, l’alcool, la cigarette, et ordonne aux autres, les garçons,
de danser lascivement. »
Qui s’en étonnera ? Chez les zélateurs du colonel disparu, dans son
entourage, voire parmi les vétérans du marigot libyen, l’ouvrage d’Annick
Cojean suscite un mélange de scepticisme et d’indignation. 11 ne peut résulter,
vous dit-on, que d’une manipulation visant à salir la mémoire de Kadhafi.
« Invraisemblable, tranchent les époux Graeff. L’auteure ne connaît rien à la
Libye. Elle est tombée dans le piège de la source unique—. » « Une facette parmi
d’autres de la propagande hostile, renchérit le cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam.
Avant le Guide, on traitait les femmes comme des chaussures dans le monde
arabo-musulman. C’est sa révolution qui a montré la voie. C’est grâce à lui
qu’elles ont pu exercer des professions jusqu’alors inaccessibles, pilotes de
ligne, avocates, ministres. Et puis franchement, si toutes ces horreurs étaient
véridiques, croyez-vous vraiment que Muammar Kadhafi aurait agi ainsi, sous le
regard de tant de témoins ? Pensez-vous qu’il aurait été assez stupide, comme
l’affirme l’auteure, pour faire aménager une spécial room - salle spéciale - au
cœur d’un campus fréquenté par 30 000 étudiants ? Non, il aurait emmené ces
filles en avion, ou aurait choisi une ferme isolée—. » Kaddaf ad-Dam fait ici
allusion à l’« appartement secret » aménagé, au dire de plusieurs témoins à
charge, sous l’« auditorium vert » de l’université de Tripoli, équipé à les en
croire d’un salon de réception, d’une chambre à coucher et d’une salle d’examen
gynécologique.
Le tropisme maniaque et possessif de Muammar Kadhafi n’épargne pas les
journalistes du beau sexe (on me pardonnera ce cliché, je préfère le dire beau
que faible). En 2007, écœurée par l’accueil fastueux dont la France gratifie le
tyran, Mémona Hintermann, figure de la chaîne publique France 3, révèle avoir
échappé jadis à une tentative de viol. L’affaire date de 1984. Envoyée spéciale à
Tripoli, la Réunionnaise, fraîchement promue grand reporter, croit obtenir un
entretien exclusif au terme d’une séance collective de questions-réponses. En
fait, un traquenard. D’emblée, son hôte se fait pressant, l’empoigne et la plaque
sur sa couche. Après une brève lutte au corps à corps, elle parvient à se dégager,
invoquant elle aussi l’état « impur » que lui vaut son cycle menstruel, ainsi que
sa qualité d’épouse et mère. « Je le dirai ! », lance-t-elle au colonel. « Je te
tuerai ! », rétorque celui-ci. Comme souvent en pareil cas, hélas, les « avocats »
du Guide tendent à imputer l’incident, quand ils n’en nient pas la réalité, à
l’attitude prétendument provocatrice de la cible. Ambassadeur de France à
l’époque des faits, Christian Graeff invoque la tenue « aguicheuse » de la future
membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Quant à l’écrivaine
franco-camerounaise Calixthe Beyala, « kadhafolâtre » impénitente, elle incarne
en la matière une forme de cécité largement répandue au sein de l’intelligentsia
subsaharienne—. Avec le recul, le visionnage d’une de ses sorties télévisées
éclaire son déni compulsif. Le 16 décembre 2007, Paul Amar reçoit entre autres
sur le plateau de « Revu et corrigé » (France 5) la groupie jamahiriyenne et
Mémona Hintermann. Laquelle relate sobrement l’épisode évoqué ci-dessus.
Réplique goguenarde de Beyala : « Je ne suis pas là pour juger de la sexualité du
Guide. Je l’ai rencontré des dizaines de fois, y compris en tête à tête, et rien de
tel ne m’est arrivé. » Allez savoir ce que le téléspectateur ou la téléspectatrice
lambda est supposé(e) en conclure... Une certitude : tout homme assez vil pour
afficher la moue ironique et glacée que lui inspire alors le récit de la journaliste
brutalisée aurait encouru, à juste titre, un procès en machisme néandertalien.
Un autre épisode, survenu en janvier 1986, confirme combien le Libyen croit
en son magnétisme. 11 reçoit alors sous la tente high-tech une demi-douzaine de
femmes journalistes américaines et britanniques. D’emblée, le maître des lieux
s’étonne de l’absence d’une de leurs consœurs, « celle avec les longs cheveux
noirs », repérée là encore lors de la conférence de presse qui a précédé cette
rencontre en petit comité. « Comment as-tu pu l’oublier ? », lance-t-il, irrité, à
l’un de ses sbires. Qu’importe : promptement rattrapée sur la route de son hôtel,
la « manquante » rejoint fissa ses collègues. « C’est bien celle-là que je veux »,
chuchote Kadhafi en arabe. Puis, avisant une autre brunette : « Elle ressemble à
une Bédouine, je ne sais laquelle des deux je préfère. » Tout commence pourtant
au mieux. Flanqué de son épouse Safîya et de quatre de leurs enfants, le Guide
endosse le rôle du paterfamilias modèle et altruiste. A l’entendre, il rêve de voir
ses fils devenir médecins en Afrique, afin d’y combattre les ravages de la
malaria, fatale autrefois à plusieurs de ses propres frères et sœurs. Quant à
Aïcha, âgée de 8 ans à l’époque, il lui ébouriffe tendrement la chevelure tout en
vantant ses talents oratoires : « Elle adore faire des discours, comme moi... » Le
papa poule imagine-t-il alors l’imbroglio diplomatique anglo-libyen que
déclenchera un jour ce goût pour la harangue de sa préférée ? En juillet 2000, au
fameux Speaker’s Corner de Hyde Park, paradis londonien de la libre
expression, celle-ci couvre d’éloges les « combattants de la liberté » de l’Armée
républicaine irlandaise (IRA). Colère de la foule et retour anticipé au pays de la
pasionaria, exfiltrée par sa protection rapprochée. Tant pis pour la suite du
Dorchester Hôtel, son palace préféré sur les bords de la Tamise ; et tant pis pour
les séances de shopping dans les boutiques de luxe des alentours. Retour sous la
tente. « Je voudrais un monde où hommes et femmes seraient égaux », confie
ensuite l’hôte, citant au passage les féministes américaines Gloria Steinem et
Betty Friedan. Enjoué, presque badin, il promet à ces dames de leur trouver des
maris libyens, se désole que l’Occident ignore tout de son sens de l’humour,
affiche son profond respect pour le peuple américain et la perplexité que lui
inspire la bienveillance dudit peuple envers Ronald Reagan, ce jouet du
sionisme. Un rien cabotin, Kadhafi dévoile aussi son penchant pour l’équitation,
les films de guerre, les ouvrages historiques, les échecs, la fauconnerie, la
musique de Beethoven et les classiques de la littérature antiesclavagiste, tels La
Case de l’oncle Tom, d’Harriet Beecher Stowe, ou Racines, d’Alex Haley. Une
bouffée de vanité pimente le numéro de charme. « Regardez, lance le colonel en
pointant l’index sur l’écran de télévision où défilent les images d’une séance de
congrès populaire. Ils ont tous revêtu une veste semblable à celle que je portais
hier. Chaque fois que je m’habille d’une certaine manière, tout le pays
s’empresse de m’imiter. »
C’est ensuite que le one-man-show dérape. Les cinq journalistes sont
conviées à prendre le thé dans un local voisin. « Je suis sûr que vous avez toutes
des questions à me poser en privé », argue le Guide, avant d’inviter tour à tour
trois de ces « privilégiées » à le retrouver dans un minuscule salon adjacent
pourvu, pour tout mobilier, d’un lit et d’un téléviseur. Lui a revêtu une tenue
d’intérieur bleu ciel. 11 n’y a plus guère de doute sur ses intentions. D’autant
qu’il s’enquiert - étrange requête - de l’intimité et des usages de ses visiteuses.
Ont-elles un mari, un petit ami ? Doivent-elles rendre compte de tout ce qui
advient durant l’entretien ? « Quand je suis entrée dans la pièce, relate l’une
d’elles, tout s’est passé très vite. Kadhafi s’est levé et m’a saisie par la taille en
se serrant contre moi. Je l’ai repoussé, et ça s’est terminé là. 11 n’a pas insisté,
n’a rien dit, et son visage est resté impassible. » Nouvelle tentative avec Kate
Dourian, la jolie brune qui avait un temps échappé au « casting ». Là encore, il
s’enquiert de sa virginité : « Es-tu une fille ou une femme ? » Et là encore, il se
heurte à un refus dénué d’ambiguïté. Beau joueur pour cette fois, Kadhafi
embrasse la rebelle sur le front puis, faisant référence à ses origines, rend
ironiquement hommage à la force de la « résistance arménienne ». Récit d’autant
plus crédible que l’Américaine Marie Colvin fut peu avant, et bien malgré elle,
l’actrice d’un impromptu analogue lors d’un rendez-vous tardif. Le Guide
l’attend étendu sur un ht, vêtu de son costume de scène : chemise de soie rouge
sous une cape dorée, pantalon de pyjama de soie claire, babouches grises en
peau de lézard. Posée à ses côtés, la tenue destinée à l’évidence à son
interlocutrice, robe libyenne blanche et mules vertes. « Vous avez de beaux yeux,
lui susurre-t-il. Pouvez-vous m’aider à oublier mes soucis pendant une nuit ?
Enfin une heure... » Ni une nuit ni une heure, lui signifie la baroudeuse
familière du monde arabe, qui périra le 22 février 2012 à Homs (Syrie), sous les
bombes de l’aviation de Bachar al-Assad. 11 est donc possible, du moins pour
une étrangère, de repousser les avances comminatoires du Guide. Star de la
chaîne qatarie al-Jazeera, la Franco-Algérienne Khadija Benguenna l’a prouvé
elle aussi, quitte à hurler et à se débattre jusqu’à ce que cesse l’agression. L’émoi
est alors tel que l’émir du Qatar envoie un de ses jets pour rapatrier celle qui
figurera en 2007, selon le classement de la revue Fortes, parmi les dix femmes
les plus influentes du monde arabe. Comment voit-elle, avec le recul, son
assaillant ? « Un grand peureux, répond-elle laconiquement dans un magazine
suisse. Plaisant, mais difficile à suivre—. »
Difficile à suivre ? On ne saurait mieux dire. Hostile à la polygamie comme
à l’obligation du port du voile, le chef d’orchestre du CCR milite d’emblée en
faveur de l’émancipation des Libyennes et s’échine à dépoussiérer leur statut, au
risque de bousculer l’ordre patriarcal. « Notre société, plaide-t-il sans relâche, ne
marche que sur une jambe. L’autre, celle des femmes, souffre de paralysie. » À
ses yeux, l’équité entre épouses, condition coranique imposée à tout croyant
résolu à contracter plusieurs mariages, relève de la chimère. Quant au verset 33
du livre sacré, invoqué par les adeptes de cet usage, il ne vaut selon lui que pour
le Prophète et ses compagnes. Quitte là encore à épouvanter les intégristes, le
colonel assimile le hidjab à une création satanique. « Eve ne portait aucun
vêtement, assène-t-il en décembre 1988 devant le Parlement tunisien. Vous
comprenez mieux que Dieu ? Notre Dieu l’a créée ainsi dès l’origine. C’est la
nature. Sans le diable, il n’y aurait aucune feuille de vigne. » La soumission des
« sœurs » le navre autant que l’archaïsme des mâles. « Vous décrochez des
diplômes, lance un jour à une assemblée de femmes celui que le petit peuple
honore parfois du surnom viril d’al-Rajel - « le mec » -, pour épouser des
minables qui vous traitent en domestiques. »
Pressé de bousculer les normes, le Guide retarde à 20 ans l’âge légal du
mariage et promeut dès 1981 une loi sur le divorce d’une audacieuse équité.
Texte retoqué à trois reprises par le Congrès général du peuple. Qu’à cela ne
tienne : en avril 1984, il opte pour le passage en force, impose le principe du
consentement mutuel et octroie à la conjointe des droits inédits. Ceux de
poursuivre le mari adultère devant un tribunal, d’obtenir une pension, la garde
des enfants, voire la jouissance du logis. Soumise dans un premier temps à
l’accord d’un juge, l’union multiple le sera ensuite à l’accord écrit de la première
épouse. Un arsenal formalisé par la « Charte verte des droits de l’homme »,
adoptée par les élus du CGP en 1988.
Si ces avancées hérissent les vieilles barbes, la conscription féminine les
révulse. Tout comme l’ouverture, en 1979, d’une académie militaire féminine à
Tripoli, suivie de celle, à Benghazi, d’un lycée de même nature. « Un treillis de
combat porté par une femme, tonne le colonel, vaut plus qu’une tenue de soie
portée par une bourgeoise ignorante, niaise, superficielle et inconsciente des
défis qui s’imposent à elle et à ses enfants. » Le discours du 1 er septembre 1981,
date retenue pour la présentation de la première promotion de diplômées, reflète
à merveille, grandiloquence et redondances comprises, la logomachie
kadhafienne. Qu’on en juge, de préférence au garde-à-vous : « Nous, dans la
Jamahiriya et la grande révolution, affirmons notre respect des femmes et levons
leur drapeau. Nous avons décidé de libérer totalement les femmes en Libye pour
les arracher à un mode d’oppression et d’assujettissement, de sorte qu’elles
soient maîtresses de leur destinée dans un milieu démocratique où elles auront
les mêmes chances que les autres membres de la société. [...] À l’intérieur de la
nation arabe, les femmes ont été en réalité dominées par les forces de
l’oppression, le féodalisme et le profit. Nous appelons à une révolution pour la
libération des femmes de la nation arabe et ceci est une bombe qui secouera
toute la région et poussera les prisonnières des palais et des marchés à se révolter
contre leurs geôliers, leurs exploiteurs et leurs oppresseurs. [...] Aujourd’hui
n’est pas un jour ordinaire mais le commencement de la fin de l’ère du harem et
des esclaves et le commencement de la libération des femmes dans la nation
arabe. » Rompez.
Aux yeux des exégètes les mieux disposés du kadhafisme, cette académie et
ses « gardes jamahiriyennes » reflètent avec éclat le féminisme du Guide. De
même, l’amazone issue de ses rangs incarnerait l’audace égalitaire d’un chef
enclin à défier les usages patriarcaux. Est-ce si simple ? On attend de ces
pionnières une loyauté de type sectaire. Célibataires, elles se dévouent corps et
âme au chef ; certaines payant de leur vie, comme on l’a vu, ce zèle sacrificiel.
Plus insolite encore, la création, entre 1980 et 1981, d’un corps de
« religieuses révolutionnaires », unité d’élite, plus virtuelle que réelle, composée
d’« anges de pureté », censées elles aussi renoncer au mariage et au péché de
chair pour se consacrer à la seule défense de la Jamahiriya. « Pourquoi les
chrétiennes se font-elles nonnes alors que vous restez assises, spectatrices ?,
feint de s’interroger le Guide dans un discours prononcé le 13 février 1981.
Seraient-elles plus grandes que la nation arabe ? [...] C’est dans l’abnégation
que la religieuse révolutionnaire devient sacrée, pure, qu’elle se place au-dessus
des individus ordinaires pour approcher les anges. » Faut-il voir dans le vœu de
chasteté que prône le colonel, dans son exaltation de la virginité, l’ombre portée
de ses obsessions sexuelles ? Pas exclu. Les vraies combattantes ne se donnent
qu’à leur patrie ou à leur démiurge. « Comment, ironise celui-ci, pourraient-elles
regretter de ne pas épouser des ratés qui sont la risée du monde ? Qui vous a dit
que le mariage est obligatoire en islam ? »
Si de telles hardiesses séduisent les cénacles « progressistes », elles heurtent
donc de plein fouet la tradition maison. Dans maints foyers, les casernes passent
pour des lieux de débauche où seules les tramées viennent s’échouer. 11 va sans
dire que ces réticences exaspèrent Muammar le pionnier. En avril 1982, il fùstige
ainsi devant un parterre de lycéennes et d’étudiantes tripolitaines les « parents
arriérés ». « Les filles, s’emporte-t-il, ne doivent pas avoir peur et peuvent
s’asseoir à côté des garçons, qui ne sont tout de même pas des loups ! De deux
choses l’une : ou elles seront faibles et susciteront des convoitises ; ou elles
seront fortes, imposeront le respect et découvriront que ceux qui sont assis à côté
d’elles sont des Libyens et des êtres humains. [...] Certains disent : “Surveillez-
les !” Mais pourquoi les surveiller ? Ce ne sont pas des poules ! Qu’elles se
surveillent toutes seules ! » Pas sûr que l’injonction suffise. Les rumeurs que
suscitent les « amazones », figurantes mythiques du théâtre aux armées libyen,
confortent les préventions des chefs de famille. 11 se chuchote que ces anges
gardiennes sculpturales sanglées dans des treillis trop chics, qui émoustillent tant
les Excellences de passage, tels le Français Roland Dumas ou l’Italien Silvio
Berlusconi, ne seraient pas toutes des soldâtes surentraînées ; et que les
pourvoyeurs du « harem » de Bab al-Aziziya puisent dans les rangs de cette
garde rapprochée... En Occident, l’archétype de la guerrière farouche toute à la
dévotion du chef intrigue et fascine. Même si, convenons-en, il renvoie moins au
culte des héroïnes antiques qu’aux fantasmes de romans de gare un peu lestes.
Les archives des journaux regorgent de reportages à la gloire de ces pionnières,
toujours prodigues en éloges à l’égard du colonel. « Sans le Guide, flagorne ainsi
une certaine Fatia, citée par le quotidien britannique The Guardian , les femmes
en Libye ne seraient rien. Il nous a donné la vie. Je suis prête à mourir pour lui.
C’est un père, un frère, un ami à qui tu peux te confier—. »
« Le féminisme kadhafien, soutient l’ex-ambassadeur Christian Graeff, est
une invention sui generis. Il s’agit de travailler la société, d’en faire bouger les
lignes, par le biais des femmes. Y compris politiquement. Une stratégie unique
dans le monde arabe—. » Féministe, Kadhafi ? Telle est la thèse que défend
Maria Graeff-Wassink, l’épouse du diplomate, dans un essai étonnamment
indulgent—. N’exagérons rien. L’examen du Livre vert l’a amplement attesté : en
ce domaine comme dans tant d’autres, la doctrine de l’intéressé s’avère
équivoque et fluctuante. Tiraillé entre élans modernistes et pesanteurs
ancestrales, il peut dans un même souffle condamner les usages discriminatoires
et invoquer les « défauts biologiques » des femmes. « Vous voulez couler de
l’acier comme les femmes bulgares ?, leur lance-t-il en mars 1973 à Benghazi.
Pouvez-vous sauter en parachute quand vous attendez un bébé ? » Quatre mois
plus tard, le retour du refoulé machiste le rattrape au Caire, devant une
assemblée de 800 Égyptiennes : les « appels aveugles de gens ignorants » en
faveur de l’égalité risquent de précipiter « la fin de la famille ». « Si les sœurs
d’Égypte veulent être changées en hommes, poursuit-il, qu’elles revêtent un bleu
de travail et bitument les routes. À elles de voir. » À la tribune, sur un tableau
noir, le conférencier inscrit les mots virginité, menstruation et grossesse sous la
rubrique « Particularités physiologiques », et place dans la colonne
« Particularités psychologiques » la beauté, la séduction et l’émotivité. Avant de
lâcher son verdict : « Comment des femmes affectées de telles anomalies
peuvent-elles exiger l’égalité ? » Stupeur et cris de colère dans les travées.
D’autres formules, tout aussi abruptes, méritent de figurer dans le florilège des
raccourcis sexistes du colonel. « Les femmes ont le droit de s’exprimer, mais pas
dans le domaine de la chimie, du ciment et du goudron », décrète-t-il un jour.
Quant à la « prétendue libération de la femme » dans certains pays arabes, elle
aura eu pour seul effet de « les livrer au vice et à la débauche ». Le sort de sa
cousine occidentale demeure toutefois moins enviable encore. Dans le recueil
d’entretiens à quatre voix déjà cité—, il la voit en victime d’une « grande
duperie », sacrifiée par la société industrielle, astreinte à de nouvelles formes
d’esclavage, contrainte de renoncer à sa féminité, à la maternité et à la famille.
Voilà pourquoi le qaïd as-Thawra, que l’on sait friand d’auditoires féminins,
tient tant à affranchir les infortunées européennes.
Il s’y emploie, avec des fortunes diverses. En juin 2009, le voilà face à un
millier d’Italiennes, pour une conférence introduite par la ministre de l’Égalité
des chances Mara Carfagna, ancien mannequin topless. Cette ex-Miss Italie voit
dans la venue du Guide un « message fort et clair contre la discrimination envers
les femmes ». Fort et clair ? Au début, oui. « Le monde, déclare l’orateur, a
besoin d’une révolution féminine basée sur une révolution culturelle. » C’est
ensuite que l’affaire se corse. Les à-peu-près de Kadhafi, traduits par un
interprète qui peine à garder son sérieux, suscitent un brouhaha croissant.
Lorsqu’il tente de reprendre la main, le Libyen aggrave son cas. « Pourquoi
faudrait-il que les femmes sollicitent du chef de l’Etat le droit de conduire ?,
hasarde-t-il. Ce sont leurs maris et leurs frères qui devraient en décider. »
Nouvelles huées garanties... Qu’importe. En août 2010, Muammar Kadhafi et sa
suite - une foule d’invités et des dizaines de chevaux - débarquent de nouveau à
Rome. En marge d’un sommet de l’Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture (FAO), le colonel donne une double conférence sur
l’islam, rééditant ainsi le show offert l’année précédente. Son public : plusieurs
centaines de femmes, recrutées pour l’essentiel par l’agence d’hôtesses et de
mannequins Hostessweb, agence dont le patron, Alessandro Londero, fréquente
le gratin libyen en partenaire et en ami. Ainsi le verra-t-on l’été suivant rentrer
de Tripoli, capitale menacée par les rebelles, porteur d’une lettre d’appel au
secours datée du 5 août 2011, que le Guide adresse au cavalière Silvio
Berlusconi. Les critères de sélection des élues, gratifiées chacune de 80 à
150 euros et d’un Coran, n’ont rien de très jamahiriyen. Elles doivent être
jeunes, jolies, mesurer a minima 1,70 mètre, et se conformer au code
vestimentaire en vigueur : chaussures à talons, mais pas de décolleté. Il leur faut
aussi faire preuve de patience et endurer le long monologue du satrape bédouin.
Lequel, improbable conseiller matrimonial, recommande aux figurantes
transalpines de convoler avec des Libyens, ce qui leur garantirait de se voir
« mieux respectées qu’en Occident ». Extrapolant l’évolution démographique
des communautés turques, il leur annonce aussi que l’islam régnera sous peu sur
l’Europe. Les invite-t-il à se convertir ? Lui le niera, quitte à contredire le
témoignage de plusieurs participantes—. « Un cirque humiliant », tonne aussitôt
l’éditorialiste du quotidien La Repubblica. « L’Italie est devenue le Disneyland
de Kadhafi », renchérit la revue de la fondation Fare Futuro. Le Guide n’a cure
d’un tel tollé : il s’offre une échappée piétonne dans la Ville éternelle, avec pause
cappuccino et escale gelati. Quoi de plus naturel pour un homme enclin à
souffler le chaud et le froid ?
Son attrait pour les top models vient de loin et ne connaît nulle frontière.
Neuf ans avant le « cirque » romain narré ci-dessus, ce tropisme avait d’ailleurs
déclenché une tempête diplomatique dans le ciel sénégalo-libyen. Le 28 août
2001, les gendarmes de l’aéroport international Léopold-Sédar-Senghor,
intrigués, bloquent l’embarquement d’une centaine de beautés locales, en
partance pour Tripoli à bord d’un Boeing 727 sous pavillon maltais. Les jeunes
femmes, leur dit-on, doivent participer le 1 er septembre à un défilé de
mannequins censé agrémenter les festivités du trente-deuxième anniversaire de
la révolution d’al-Fateh. À ceci près que l’affaire, casting compris, a été montée
à l’insu des autorités et avec la complicité d’un trio de figures de la mode
dakaroise, qui seront d’ailleurs inculpées pour proxénétisme et complicité.
Filière de prostitution masquée ? Le soupçon flotte, d’autant que l’une des
entremetteuses, mariée à un Libyen, avait orchestré quelques mois plus tôt le
séjour tripolitain de 50 modèles, bientôt privées de passeport, séquestrées dans
leur hôtel et, apprendra-t-on, promises à un test de dépistage du sida... Fureur
immédiate du président Abdoulaye Wade et de son ministre des Affaires
étrangères, Cheikh Tidiane Gadio. « Alertée, j’ai foncé en pleine nuit chez le
colonel, raconte une de ses collaboratrices d’alors. Avant d’appeler le bras droit
de Wade pour tenter d’éteindre l’incendie. » Qu’est-il advenu du fameux défilé ?
« Disons, poursuit cette initiée, que l’entourage de Kadhafi s’y est pris
autrement... » « Schéma classique, soupire en écho un ministre togolais. Des
filles de chez nous se sont fait piéger de la même manière. On leur fait miroiter
un défilé de mode et une enveloppe de plusieurs milliers de dollars. En fait de
podium, elles se retrouvent entre les pattes d’un proxénète. »
Enfants gâtés, enfants perdus
Repérée dans l’un des innombrables portraits télévisés du Guide libyen, la
scène mérite d’être brièvement décrite. On y voit, sous la tente bédouine comme
il se doit, Muammar Kadhafi en grand-père attentionné, taquinant une brunette à
queue-de-cheval. « Est-ce que tu m’aimes ? », demande-t-il à sa petite-fille.
« La ! » - non, en arabe -, réplique-t-elle. « Alors comme ça, tu me détestes...
Ne suis-je pas un homme bon ? » « La ! », persiste la gamine. La vérité, dit-on,
sort de la bouche des enfants. Maintes archives antérieures levaient déjà un tout
petit coin du voile sur l’intimité familiale. Voici le colonel version 1984, vêtu
d’un survêtement rouge vif, jouant au football avec Hannibal, l’un de ses fils, et
Aïcha, la fille unique. Dans un documentaire déjà mentionné, Éric Rouleau
l’interroge sur « le moment le plus important » de son existence. Réponse du
patriarche : « Quand mon épouse a donné naissance à Aïcha. » Celle-ci serait-
elle la préférée ? « Oh oui ! » On retrouve le Guide cinq ans plus tard face à
Patrick Poivre d’Arvor. Toujours sous la tente, mais en anorak, et bien plus
laconique. Pourquoi ne voit-on plus votre épouse Safiya ? « L’occasion ne s’est
pas présentée... », esquive-t-il. Et quand PPDA s’enquiert du nombre d’enfants
du couple, le Guide ne s’étend pas. « Sept, depuis le décès d’Hana. » Un décès
que l’on sait plus qu’incertain, voire hautement improbable.
Sept, le compte y est, sauf erreur ou omission. Six garçons et une fille. Une
fratrie turbulente, parfois déchirée, dont Kadhafi tend, malgré quelques accès
d’autorité, à absoudre les frasques-. Né d’une première union, l’aîné Mohammed
ne défraie guère la chronique, sinon lors d’âpres différends avec son tonitruant
cadet Saadi. Pour le reste, cet ingénieur en informatique, réputé compétent,
conduit sans tapage une carrière de fils de la nomenklatura. Patron de l’Autorité
générale des postes et télécommunications - ce qui lui donne la haute main sur le
lucratif marché de la téléphonie mobile -, cet amateur d’échecs préside par
ailleurs l’Automobile Club de Libye, le Comité national olympique et un club de
football tripolitain. Sans jamais afficher d’ambition politique, à la différence du
n° 2, l’illustre Seif al-lslam.
Dauphin présumé, le « Glaive de l’islam » - telle est la signification de son
prénom - aura endossé tour à tour les oripeaux du jet-setter mondialisé familier
de Saint-Tropez, le veston chic du réformateur policé, chantre de l’ouverture à
l’Occident, de la liberté d’expression et des droits de l’homme, puis le treillis de
combat du boutefeu haranguant, kalachnikov à la main, une escouade de
fantassins fidèles à la Jamahiriya agonisante, sommés de noyer les rebelles de
Benghazi et d’ailleurs sous des « rivières de sang ». Avant de se draper dans la
défroque du Touareg en cavale et, enfin, dans l’humble livrée gris-bleu du
taulard. Car la chevauchée de cet architecte de formation, médiocre artiste
peintre, intime du bellâtre populiste autrichien Jorg Haider comme de tel baron
du blairisme, thésard choyé et bienfaiteur de la prestigieuse London School of
Economies (LES), prend fin brutalement le 18 novembre 2011. Ce jour-là, une
poignée de miliciens berbères du djebel Nefussa intercepte le jeune quadra, qui
tente vainement de se faire passer auprès d’eux pour un chamelier. Statut
imaginaire, invoqué néanmoins en vertu d’une implacable logique : sa traversée
du désert commence. Et elle durera près de six années. C’est en effet le 10 juin
2017 que la brigade de Zintan (Nord-Ouest) qui détenait l’héritier déchu, gratifié
au demeurant d’un régime carcéral étonnamment clément, annonce l’avoir libéré
en vertu d’une loi d’amnistie promulguée par le pouvoir parallèle établi en
Cyrénaïque. Et ce au grand dam du cabinet al-Sarraj, des autorités judiciaires
tripolitaines et de la Cour pénale internationale-. Où se terre depuis lors le cadet,
condamné à mort par contumace le 28 juillet 2015 ? À la fin de l’été,
l’incertitude planait encore. Qu’elle paraît loin l’époque où « Seif » entraînait
dans son sillage un duo de tigres blancs du Bengale, Bamey et Fredo, placés un
temps en pension au zoo viennois de Schônbrunn. Et que dire des vernissages de
ses croûtes vaguement inspirées de Salvador Dali, accrochées aux cimaises de
quelques musées par des galeristes complaisants ou vénaux ? Que dire de
l’escale parisienne de l’exposition itinérante - Londres, Berlin, Tokyo, Madrid,
Sâo Paolo, Moscou -, hébergée en février 2002 par l’Institut du monde arabe,
sinon qu’elle fut généreusement sponsorisée par une dizaine d’acteurs de la
filière pétrolière ? Et que le tableau intitulé Le Défi constitue avant tout un défi à
la critique d’art ? Il met en scène l’effigie haut perchée d’un Muammar Kadhafi
enturbanné à corps d’aigle, surplombant trois pénitents en robe de bure, dont
deux lestés d’une lourde croix. Allégorie du triomphe de la justice sur les
Croisés, paraît-il. « Il a de l’avenir, de l’influence et les faveurs de son père »,
avance à l’époque un orientaliste du Quai d’Orsay. Deux ans plus tard, le jeune
quadra au crâne rasé reçoit en gandoura crème dans une bonbonnière mauresque
proche de Tripoli. Il règne dans la résidence fétiche du cadet, plantée au beau
milieu d’un no man’s land ocre balayé par l’harmattan, une quiétude cossue.
Mosaïques, vitraux colorés, plafonds de bois alvéolés, lustres en verre de Gallé,
canapés grenat noyés sous les coussins à pompons ornés d’étoiles et de
croissants... Avec, en fond sonore, le doux clapotis d’une fontaine et le babil que
diffuse, via un téléviseur XXL made in Japan, la chaîne qatarie al-Jazeera. Que
dit-il alors de l’après-Muammar ? « Je me tiens à l’écart, dans mon coin. Et je
joue mon rôle de journaliste, d’écrivain, de professeur. Je ne suis ni prince
héritier, ni président. » En titre, certes. Mais « l’ingénieur Seif » en a parfois les
attributs. Au nom de sa « Fondation mondiale Kadhafi pour la bienfaisance », il
négocie en 2000 aux Philippines la libération des otages de Jolo, kidnappés par
les miliciens de l’islamiste Abou Sayyaf, mais aussi les modalités
d’indemnisation des familles endeuillées par les tragédies de Lockerbie et du
Ténéré ou le retour au pays de l’agent Abdelbaset al-Megrahi, détenu en Écosse.
On le retrouvera encore en juillet 2007, à l’heure de boucler le montage financier
nécessaire à la libération des infirmières bulgares recluses depuis huit ans dans
les geôles du régime. De même, « le Glaive », fine lame de la planète business,
supervise les investissements à l’étranger de la Lafico et d’Oilinvest, deux
holdings aux performances piteuses que ce libéral, honni par la vieille garde,
rêve de remanier en profondeur. Conscient de cette aversion, Muammar se garde
bien d’adouber son héritier putatif. Tantôt, il semble lui laisser la bride sur le
cou, comme pour tester par procuration un hypothétique changement de cap
institutionnel, économique ou doctrinal. Tantôt, il muselle ses audaces, au point
d’avaliser la fermeture de médias acquis à ses thèses. Rivalité frontale ? Non,
plutôt un partage des tâches. Le père, qui tient comme toujours à garder deux
fers au feu, rassure les vétérans, tandis que le fils s’efforce de canaliser les
impatiences de la jeunesse et de vaincre la méfiance des investisseurs étrangers.
En janvier 2004, dans un éditorial iconoclaste, le quotidien Al-Zahf al-Akhdar,
organe des comités révolutionnaires, hasarde que le moment est peut-être venu
de désigner un président de la République, étant entendu que nul ne peut
prétendre assumer la fonction de Guide après Muammar Kadhafi. 11 y aurait
donc un « après » ? Blasphème payé cash : éviction du rédacteur en chef et
suspension du titre, confié au très dogmatique Rajab Boudabbous, radicalement
hostile à cette audace. « Ce débat n’a pas lieu d’être, nous confie-t-il à l’époque.
Un président ? C’est bien la dernière chose dont nous avons besoin. » Preuve est
faite qu’il n’y a pas dans ce pays de presse libre, s’insurge aussitôt Seif al-lslam.
Trente mois plus tard, le cadet rue de nouveau dans les brancards. « En Libye,
ose-t-il à rebours de la logomachie en vigueur depuis des lustres, le pouvoir n’a
jamais appartenu au peuple. » Au passage, il flétrit le clan des « fonctionnaires
corrompus » et des apparatchiks hostiles à toute réforme, dénonce l’indigence de
la presse, « limitée à quatre titres médiocres et sans relief ». Plus subversif, Seif
suggère de sortir enfin de l’ère révolutionnaire et d’adopter une Constitution,
code jugé superflu dans le Livre vert. Pour mûrir son projet, il prend la tête d’un
comité appelé à ébaucher une loi fondamentale digne de ce nom, et fait appel à
une brochette de sommités universitaires américaines - le politologue Benjamin
Barber, l’historien Francis Fukuyama et le théoricien du soft power Joseph
Nye -, ainsi qu’au sociologue britannique Anthony Giddens. L’ébauche de
« Charte nationale de l’Etat libyen » qui fuite à l’été 2008 suffit à ébranler les
colonnes du temple. Certes, elle claironne en préambule que « Muammar
Kadhafi est le Leader historique de la grande Révolution du 1 er septembre et le
fondateur du système de la Jamahiriya » et que « les Libyens sont fiers de lui, de
son rôle historique sans équivalent et de son engagement à préserver le pouvoir
du peuple ». Mais le texte préconise la désignation pour un mandat de cinq ans
renouvelable une fois d’un président et d’un vice-président. Au suffrage
universel ? Pas si vite : la mission échoirait au Congrès général du peuple et au
Conseil de commandement social, seconde chambre créée à ses côtés.
Qu’importe, c’est encore trop pour les zélotes du statu quo, qui s’empressent de
torpiller l’esquisse, fruit à leurs yeux d’un complot ourdi à l’étranger afin de
déclencher la guerre civile et de liquider la révolution. Qu’il s’agisse d’un
authentique Blitzkrieg politique, d’un ballon d’essai ou d’un leurre, Seif al-Islam
vient de perdre la partie. Le Glaive rentre au fourreau. 11 en resurgira, pour le
pire, à l’heure du naufrage.
À l’époque, les libyanologues ne lui connaissent pourtant au sein de
la tribu familiale qu’un rival virtuel, Moatassem, le jusqu’au-boutiste dont on
verra à l’automne 2011 le cadavre gésir un temps sur un matelas de mousse
crasseux au côté de celui de son père, dans une chambre froide de Misrata. 11 est
vrai que ce colonel formé à la médecine se voit propulsé en 2007 à la tête du
Conseil de sécurité nationale, avant d’en être évincé. Et pour cause : mû par une
pulsion inexpliquée, voire sous l’empire de l’alcool, il lance un jour les chars de
son unité d’élite à l’assaut de Bab al-Aziziya. Lorfaiture que notre irascible
Brutus paiera d’un exil égypto-russe, abrégé par un retour en grâce aussi
énigmatique que son coup de sang. En avril 2009, le voici reçu à Washington par
la secrétaire d’État Hillary Clinton. Mieux, Moatassem, très actif sur le juteux
marché des contrats d’armements, a l’insigne honneur d’accompagner papa de
Moscou à Rome, puis au siège de l’ONU. Dans la sourde guérilla de succession
qui l’oppose alors à Seif al-Islam, ce prétorien, par ailleurs aux commandes de la
Compagnie nationale de transport maritime, peut se prévaloir d’un atout maître,
mais pâtit d’un handicap. Son atout : la bienveillance des dignitaires tribaux, de
l’appareil sécuritaire et des caciques conservateurs. Son handicap : ses outrances
ruineuses de bringueur invétéré. Ainsi, Moatassem enterre - et noie dans le
whisky et le champagne - l’année 2009 dans un club huppé de Saint-Barthélemy,
île française des Antilles. Au menu, un concert privé de Beyoncé, idole du RnB,
dotée pour l’occasion d’un cachet d’un million de dollars. Cachet que, prise de
remords, la chanteuse texane reversera à un fonds créé pour porter secours aux
victimes du séisme qui, en janvier 2010, a dévasté Haïti.
Le goût de l’esbroufe et la cupidité : voilà sans doute les plus éclatants
dénominateurs communs des stars de la galaxie familiale, enfants gâtés avides
d’empocher les dividendes de la kleptocratie maison. En février 2006, la
conquête de la franchise Coca-Cola et la mainmise sur une usine
d’embouteillage déclenchent d’ailleurs une bagarre homérique, les séides de
Moatassem allant jusqu’à kidnapper un cousin et beau-frère du premier-né
Mohammed. On sait qu’il y a du Néron et du Borgia chez les Kadhafi. Moins
qu’on trouve aussi en eux du Picsou. « Vous connaissez le film Le
Parrain ?, écrit alors un diplomate américain dans un télégramme. C’est ce que
nous vivons ces derniers mois »...
En public, le Guide oscille entre déni et indulgence, quitte à imputer les
incartades de ses rejetons à une forme d’impétuosité juvénile. 11 faut bien que
jeunesse se passe... En privé, il en va tout autrement. Car lui mesure l’impact
désastreux de leurs fredaines de gosses de riches dans l’opinion certes, mais
aussi chez les apparatchiks de la Jamahiriya. Selon un diplomate européen, il
réunit ainsi sa progéniture à Syrte au début de l’année 2007, lui tenant à peu près
ce langage : « Vous n’avez d’autre couverture que mon burnous. C’est lui qui
empêche la vieille garde, les comités révolutionnaires et même une frange de
l’armée de réprouver vos écarts. Si vous tenez à préserver vos privilèges, tâchez
de rester soudés. »
Extradé de sa retraite nigérienne en mars 2014, Saadi, troisième fils du
patriarche, a depuis lors tout loisir de méditer en sa cellule de la prison
tripolitaine d’al-Habda sur les vanités d’ici-bas. Pour ce qui le concerne, la
matière ne manque pas. Son péché mignon ? Le ballon rond, passion dévorante.
Nul doute qu’au temps de sa splendeur, l’intéressé doit moins à ses talents qu’à
son pedigree et à la fortune de la dynastie le brassard de capitaine du onze
national, son fauteuil de président de la Fédération libyenne de football et ses
fugaces apparitions sur les pelouses de la Série A italienne, notamment dans les
rangs du club de Pérouse. Temps de jeu cumulé de ce joker de luxe abonné au
banc des remplaçants : un quart d’heure, dont une poignée de minutes face à la
Juventus de Turin, détenue à hauteur de 7,5 % par le clan paternel via le fonds
d’investissement d’Etat Lafïco. Qu’importe : l’officier barbu tient mordicus à
entrer dans l’histoire sous le maillot de meilleur attaquant d’Afrique. 11 recrute
ainsi à prix d’or les Argentins Carlos Bilardo, entraîneur sacré lors du
Mundial 1986, et Diego Maradona, dribbleur au talent fou et cocaïnomane
récidiviste. Mais aussi, dans le rôle du préparateur physique, le sprinteur
canadien Ben Johnson, champion olympique 1988 promptement déchu de son
titre pour dopage. Fâcheux tutorat : c’est pour avoir forcé sur la Nandrolone,
substance prohibée, que Saadi lui-même, élu « plus mauvais joueur de la
saison » par les téléspectateurs de la RAI, se voit contraint dès 1993 d’abréger
son aventure transalpine. Il n’empêche : rien n’est trop beau pour notre
intermittent du spectacle, enclin en outre à investir à Hollywood une partie de la
fortune que lui procurent ses prébendes dans les BTP et le tourisme. Quand
programme-t-on Libye-Ghana, match de clôture d’un tournoi de prestige ? Le
31 décembre 1999 à 23 heures locales. Ce qui permet au colonel de réserve de
l’arme du génie d’inscrire - qui l’eût cru ? - le dernier but du millénaire.
Peccadille au regard de ce qui advient en août 2000, alors que son équipe est
menée à Benghazi 1-0. Deux penaltys imaginaires, un but hors jeu et trois
expulsions plus tard, l’offense est effacée. En rage, les fans du club local ainsi
floué saccagent le centre-ville en hurlant des slogans hostiles au fiston et lâchent
dans les rues un âne affublé du maillot de celui que l’on surnomme au choix
« Khadafoot » ou « le Hooligan ». Lui, en représailles, décrète la relégation de
Benghazi à l’échelon inférieur et lance des bulldozers à l’assaut de son stade.
L’émoi est tel qu’il finit par présenter sa démission, bientôt reprise sous
l’avalanche de suppliques « spontanées » adressées au Guide en personne.
Quatre ans plus tôt, déjà, un derby tripolitain avait viré à la mêlée ouverte. Celui-
là mettait aux prises, en une joute fratricide, son club et celui de l’ainé
Mohammed. Bataille rangée, échanges de tirs entre gardes du corps : on aurait
ramassé dans les gradins et alentour une vingtaine de cadavres.
En cet automne 2017, d’autres dépouilles obscurcissent l’horizon du
volcanique Saadi, jugé non seulement pour son implication présumée dans
l’écrasement de l’insurrection de 2011, mais aussi pour le meurtre d’un ancien
entraîneur de football.
Dans la famille Kadhafi, la fille... Pille unique à plus d’un titre. Surnommée
abusivement la « Claudia Schiffer des sables », au prétexte qu’elle affecte une
modernité factice et teint en blond sa chevelure, tardivement dérobée aux regards
sous un voile plus ou moins vaporeux, cette avocate plaide peu, mais avec une
fougue inaltérable. Peut-être se souvient-on de son amer passage à la Sorbonne,
déjà évoqué, ou de cet éloge incongru de TIRA qui, prononcé en juillet 2000 au
cœur de Hyde Park, la contraint d’abréger une virée londonienne. La favorite de
papa Muammar, qui tient dit-on sa seule fille biologique pour « le plus
politique » des enfants nés de ses œuvres et la juge digne du prix Nobel de la
paix, rejoint ainsi en 2004 le collectif des défenseurs du tyran irakien Saddam
Hussein. Et l’auteur de ces lignes l’apercevra encore, en mars 2011, armée d’un
mégaphone et juchée à l’arrière d’un pick-up, sillonnant les pelouses du
complexe de Bab al-Aziziya, histoire de doper la ferveur du dernier carré des
fidèles. Dans l’épreuve, la princesse Aïcha manifeste au demeurant une
indéniable fermeté d’âme. Le 29 août suivant, voici qu’elle franchit
clandestinement, enceinte jusqu’aux yeux, la frontière algérienne en compagnie
de sa mère Safïya, de son demi-frère Mohammed et de son frangin Hannibal,
dont il sera question sous peu. Et c’est dans un hôpital de Djanet qu’elle
accouche, le lendemain même, d’une fillette. Du moins s’en tient-on ici au
scénario le plus plausible. Car la rumeur distille via la Toile une collection de
variantes. Selon l’une d’elles, la gamine serait tout bien considéré un garçon. À
en croire une autre, la pasionaria ayant enfanté six mois auparavant n’a pu en
aucun cas donner si tôt naissance à un autre bébé, de quelque genre qu’il fût. À
l’invitation du président Abdelaziz Bouteflika, la colonie s’installe ensuite dans
une résidence d’Etat de Staoueli, station balnéaire de la banlieue ouest d’Alger.
Fraîchement déchue de son titre d’« ambassadrice de bonne volonté » de l’ONU,
« Doctora Aïcha » entonne dès septembre sur la chaîne syrienne Arraï, chambre
d’écho du régime finissant, un réquisitoire incandescent. Honneur au Frère
Guide, sus aux traîtres, vengeance pour les martyrs et honte sur l’Otan. F’Otan ?
Une instance qu’elle vomit, tout comme elle exècre les dirigeants français,
Nicolas Sarkozy en tête, cible d’une plainte pour « crimes contre l’humanité »
promptement classée sans suite par le parquet de Paris. 11 faut dire que son époux
- un cousin, officier de profession - et, selon les versions, un ou deux de ses
enfants auraient péri sous les bombes de l’Alliance atlantique. Embarrassantes
pour ses hôtes algériens, les foucades de l’éruptive héritière deviennent
intolérables lorsque, non contente d’incendier le mobilier du logis gracieusement
prêté, elle lacère paraît-il un portrait de « Boutef’ ». Crime de lèse-majesté.
Désormais indésirables, les Kadhafi mettent le cap sur le Golfe, où le sultan
omanais Qabous ibn Saïd les accueille en VIP en octobre 2012, sans qu’ils y
perdent au change. Fes voici installés dans une villa cossue de Qurum, quartier
huppé de Mascate. Seules exigences du souverain : ici, point de vagues et pas de
politique. Cinq ans après, le marché tenait toujours. Adieu au droit pour la juriste
militante. Adieu aux affaires pour la businesswoman férue d’immobilier. Et
adieu aux plaidoyers humanitaires pour la figure de proue de la fondation
caritative Waatassimou, engagée notamment dans la lutte contre les violences
conjugales.
Une cause des plus nobles, à laquelle Aïcha n’a jamais hélas converti
Hannibal, cogneur invétéré. Car le ci-devant chef de l’autorité portuaire et
maritime libyenne, enclin au temps de l’insouciance à dévaler les Champs-
Élysées à 140 km/h, à contresens et en état d’ébriété au volant d’une Porsche,
comme à arroser des policiers italiens à la neige carbonique à la sortie d’un
night-club, traîne en l’espèce un lourd passé. En mai 2005, la justice française
condamne le frérot au prénom carthaginois à quatre mois de prison avec sursis et
500 euros d’amende : il est vrai qu’il a molesté son épouse, le mannequin
libanais Aline Skaf, enceinte de huit mois, dans leur chambre d’un hôtel de luxe
du quartier de l’Opéra. Trois ans plus tard, la police suisse a l’outrecuidance
d’interpeller dans un palace genevois le couple, coupable d’avoir roué de coups
et tailladé deux de ses domestiques, un Marocain et une Tunisienne. Aussitôt,
Kadhafi père ordonne l’incarcération à Tripoli d’un tandem d’ingénieurs
helvétiques, gèle les livraisons d’or noir à ce « pays mafieux », suspend les vols
de la Swissair et menace de retirer les 5 milliards d’euros d’avoirs libyens à
l’abri dans les banques de la place. Représailles efficaces, puisque Berne se
résout à une piteuse reddition. Pour Hans-Rudolf Merz, alors président de la
Confédération, Tripoli devient l’autre nom de Canossa. 11 s’y rend le 20 août
2009 afin de présenter des « excuses officielles » pour cette « arrestation injuste
et inutile ». La même année, c’est au tour des hobbies londoniens de faire
irruption dans une suite du Claridge : Monsieur vient à nouveau de boxer
Madame. Mais notre gentleman sait se faire pardonner : il offre peu après à la
cover-girl au minois tuméfié une soirée new-yorkaise avec, en guest star là
encore, la peu regardante Beyoncé. Au rayon cruauté, la délicieuse Aline n’est
d’ailleurs pas en reste. À l’été 2011, quand sonne pour la Jamahiriya le glas de la
déroute, on découvre dans un misérable appentis de la luxueuse villa tripolitaine
du couple infernal une nounou éthiopienne au visage ravagé par d’atroces
brûlures : sa patronne avait pris le pli d’ébouillanter l’infortunée Shweyga
Mullah lorsque celle-ci ne parvenait pas à calmer les brailleries des enfants. À
l’évidence, l’ex-mannequin a moins d’égards pour le petit personnel que pour la
gent canine : il lui est arrivé, soutient un diplomate libanais, d’expédier un avion
à Beyrouth afin d’en rapatrier son chien de compagnie favori. En explorant la
résidence d’Hannibal, l’envoyé spécial du quotidien britannique The
Independent déniche aussi dans un ordinateur abandonné les traces de trois
virements bancaires pour un montant total proche de 20 millions d’euros, ainsi
que les plans du Phoenicia, un yacht pharaonique pourvu d’un aquarium assez
vaste pour qu’y batifolent six requins.
Inconnus l’un et l’autre des magazines et des sites people, deux autres fils
ont selon toute vraisemblance succombé durant les combats du premier semestre
2011. Diplômé d’une université munichoise et officier de son état, Seif al-Arab a
semble-t-il été tué lors d’un raid de l’Otan, dans la nuit du 30 avril au 1 er mai.
Plus équivoque, le cas du benjamin Khamis, patron jusqu’à la chute finale de la
très redoutée 32 e brigade, considérée par les experts comme l’unité la plus fiable
et la mieux équipée de l’armée. L’ex-cancre de l’« Espoir vert », école d’élite
tripolitaine, a-t-il péri dans l’attaque-suicide d’un pilote de chasse sur son QG
aux premières heures de l’insurrection ? Le jeune officier formé au métier des
armes en Russie puis à la gestion d’entreprise à Madrid aurait-il succombé fin
août à Tarhuna, au sud-est de Tripoli ? Celui qui, à partir de Sebha, a orchestré le
recrutement de mercenaires tchadiens, maliens ou nigériens, n’est-il pas plutôt
passé de vie à trépas en octobre 2012 à Bani Walid, ultime bastion loyaliste ? Un
scénario plus romanesque l’imagine même se glissant en catimini à bord du
Boeing 747 du sultan d’Oman, dépêché à Alger pour y cueillir sa mère et trois de
ses aînés...
Selon la geste kadhafienne, ledit Khamis, alors âgé de 3 ans, fut blessé lors
du raid américain d’avril 1986. Raid supposé fatal, on l’a vu, à un bébé
prénommé Hana. Si elle a très probablement survécu au déluge de feu lâché par
les F-111, la gamine se voit néanmoins élevée au rang de victime emblématique
de la barbarie yankee. Des années durant, tout hôte de marque se verra invité à
recueillir, à Bab al-Aziziya, entre le berceau-cage et les meubles d’enfant. En
2006, pour célébrer le vingtième anniversaire de l’« agression impérialiste »,
Tripoli accueille un « festival Hana pour la paix et la liberté ». On y entend le
ténor espagnol José Carreras et le demi-dieu de la soûl Lionel Richie donner de
la voix devant l’édifice dévasté. Sept ans plus tôt, pourtant, en juin 1999, la
petite martyre officielle, devenue adolescente, était apparue au côté du Guide au
Cap, à la faveur d’un lunch présidé par l’icône sud-africaine Nelson Mandela.
Un tabou d’État ? En quelque sorte. Reste que l’imposture ne dupe nullement les
Libyens les moins crédules. Le soupçon devient certitude à l’été 2011, grâce au
témoignage recueilli alors auprès d’un jeune généraliste. Pour son malheur,
celui-ci a côtoyé la miraculée sur les bancs de la fac de médecine, puis au
mustashfar merkezi - l’hôpital central - de Tripoli. « Tout s’est gâté, nous
confie-t-il alors, le jour où, à la cafétéria, je sermonne une collègue qui arbore le
badge fétiche des partisans du régime. Dès le lendemain, l’un des gardes du
corps d’Hana me somme de ne plus remettre les pieds à l’hosto. Hélas, je
commets l’erreur de braver la consigne, le temps de retirer un courrier. Sur le
parking, les nervis de la “Brigade antiterroriste” me passent à tabac, me bandent
les yeux et m’embarquent. En prison, j’ai cru mourir dix fois sous la torture-. »
Récit étayé par un chirurgien attaché au même établissement. « Hana arrivait le
matin au volant de sa BMW, flanquée de deux voitures d’escorte, raconte Issam.
Au dernier étage de ce bâtiment, Kadhafi avait fait aménager une chambre tout
confort accessible à sa seule fille, avec marbre, lustres et parquet de prix-. »
Quelques jours plus tard, un milicien futé tente de vendre au reporter de passage
une liasse de photos souvenirs raflées peu après Eassaut victorieux des insurgés
sur Bab al-Aziziya. Zoom sur notre rescapée, plutôt replète, en treillis de
camouflage, ou posant entre Muammar et Safiya à l’occasion d’un somptueux
dîner d’anniversaire, voire lovée sur un sofa kitch au côté de papa et d’Aïcha.
Mais hélas, aucun cliché en compagnie du fameux orthodontiste londonien venu
soigner à prix d’or la dentition de la fille adoptive et plus ou moins cachée du
colonel. Puisque nous en sommes aux reliques, un mot sur celles dénichées par
une poignée de journalistes dans le pied-à-terre d’Hana, au cœur du palais-
caserne cher au Frère Guide : un sac Agatha, un flacon de parfum de marque,
une plaquette de Valium, deux soutiens-gorge Chantal Thomass 95 B et un livret
de chansons de Dalida. Une copie du serment d’Hippocrate peut-être ? Non.
Certes, une infirmière de l’hôpital central décrit une praticienne « polie et
appliquée ». Mais au détour d’une enquête fouillée, Libération- cite le verdict
glaçant prêté à la doctoresse tandis qu’affluent dans son service de chirurgie,
qu’elle fuira le 20 août, les premiers blessés du soulèvement : « Pas de poches de
sang pour ces rats de rebelles ! »
ACTE V
MAGIE NOIRE
Rêves d’Afrique
Une thèse convenue, colportée par d’innombrables écrits, veut que
Muammar Kadhafi n’ait porté le regard vers le sud - l’Afrique subsaharienne -
qu’après l’avoir détourné de son Orient, la sphère arabo-musulmane. Illusion
d’optique. « 11 n’y a pas eu volte-face, soutient l’ex-ambassadrice Josette
Dallant. Kadhafi a toujours été arabe ET africain. Faisant prévaloir selon les
circonstances l’une ou l’autre de ses stratégies-. » Nul doute que les échecs
essuyés sur le front de l’unité arabe lui inspirent un dépit tantôt navré, tantôt
rageur. Et qu’ils incitent le futur « roi des rois traditionnels d’Afrique » à
intensifier une offensive protéiforme, politique, diplomatique, militaire,
religieuse et culturelle. Ne supprime-t-il pas en 2000 le ministère de l’Unité
arabe au profit d’un portefeuille de l’Unité africaine ? Cela posé, un dense
faisceau d’indices atteste la précocité de son ambition continentale. D’autant
qu’historiquement, la Libye a toujours été tiraillée entre Maghreb, Machrek et
aire subsaharienne. Après tout, les routes caravanières d’antan couraient du golfe
de Syrte à celui de Guinée. Quant à la Jamahiriya, voilà des lustres que, armée
de ses « pétrodinars », elle laboure méthodiquement le continent noir sous la
houlette de centaines d’imams, laissant dans le sillage argenté de la « Société de
l’Appel islamique », instrument prosélyte créé dès 1972, des mosquées, écoles
coraniques, centres culturels ou dispensaires. De fait, l’influence libyenne se ht
dans la pierre. De Niamey à Kampala, les fidèles prient à la grande mosquée
Kadhafi. Lequel inaugure en juillet 2009 celle de Ségou (Mali), d’une capacité
de 4 000 places. Et où donc le Franco-Béninois Lionel Zinsou, Premier ministre
et candidat à la présidence de l’ex-Dahomey, reçoit-il ses visiteurs en
février 2016 ? Dans sa résidence de la « maison Kadhafi », le luxueux complexe
résidentiel aux 69 villas de la Communauté des États sahélo-sahariens, ou Cen-
Sad, organe fondé en 1998 à Tripoli. 11 faut dire que le Libya Africa Portfolio
(LAP), fonds d’investissement dédié à l’essor du continent noir, détient un trésor
de guerre d’environ 50 milliards de dollars. De quoi étoffer au fil des ans le
catalogue des offrandes dispensées du Nigeria à Madagascar et du Cap-Vert à
l’Ouganda. Citons la tour Kadhafi à Dakar, une ferme de 100 000 hectares au
Mali, des forêts, une usine de caoutchouc au Liberia, un oléoduc Rwanda-
Burundi, un centre commercial à Ouagadougou, des hôtels à foison et des
banques en pagaille. Ainsi, à la fin des années 1990, le cavalier émérite
n’enfourche pas un nouveau dada, mais un cheval de retour.
Un facteur conforte Kadhafi dans sa volonté d’infléchir le cap vers le sud :
en juin 1998, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) récuse l’embargo aérien
décrété par le Conseil de sécurité des Nations unies à l’encontre de la Libye ;
embargo que bravent plusieurs chefs d’État en ralliant Tripoli ou Syrte par la
voie des airs, alors même que la Ligue arabe s’en tient à un silence
précautionneux. « Si les Arabes n’éprouvent plus aucun intérêt pour la
réunification de leur nation, lâche le 1 er septembre de la même année un Guide
amer, nous autres Libyens, Égyptiens, Soudanais et Maghrébins devrions mettre
un bémol à nos sentiments et nous réclamer de l’Afrique. » A l’entendre,
Burkinabés, Maliens, Nigériens, Nigérians, Tchadiens, Tanzaniens et Comoriens
appartiennent d’ailleurs tous à la nation arabe.
On se souvient du culte que le jeune lycéen de Sebha vouait au Congolais
Patrice Lumumba, martyr tombé au champ d’honneur de la résistance à
l’impérialisme colonial. Le primus inter pares du CCR ne tardera pas à passer de
la théorie aux travaux pratiques. Le 7 octobre 1971 à Sabratha, théâtre des
cérémonies du « Jour de l’Évacuation », il annonce avoir expédié par avion
quelques caisses d’armement en Guinée-Conakry, pays qu’il juge « exposé à une
agression ». L’année suivante, la Libye vole au secours de l’Ougandais ldi Amin
Dada, dictateur dément et adulateur de Hitler converti à l’islam, aux prises avec
une rébellion basée en Tanzanie puis en conflit ouvert avec son voisin Julius
Nyerere. Soutien amplifié six ans plus tard, avec l’envoi d’un contingent de plus
de 2 000 soldats. Un désastre, déjà : plusieurs centaines d’entre eux succombent
aux traquenards de la forêt tropicale. Plus au nord, le colonel revendique la
paternité du Front Polisario, officiellement fondé en avril 1973 à Zouerate
(Mauritanie) afin de combattre l’occupation espagnole du Sahara occidental.
Dans le voisinage immédiat, cet activisme tracasse. Ainsi, le Nigérien Hamani
Diori se plaint auprès de Jacques Foccart, le marabout africain de la famille
gaulliste, du harcèlement d’un Kadhafi soupçonné de convoiter l’uranium du
massif de l’Aïr. « La Foque » - sobriquet du fondateur du Service d’action
civique (SAC) - n’a nul besoin d’une telle confidence pour s’alarmer des visées
du colonel, patentes du Sahel au bassin du Congo.
Très vite, les insurgés de toutes obédiences sollicitent le mécène de Tripoli,
qu’ils savent prodigue en armes et en financement envers quiconque brandit
l’étendard des « combattants de la liberté ». Parmi ses protégés, les rebelles
bissau-guinéens, le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela,
l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain, ou SWAPO, en Namibie, le
Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA), le Front de
libération du Mozambique (Frelimo), le Gouvernement militaire provisoire de
l’Ethiopie socialiste (Derg), futur tombeur de l’empereur Hailé Sélassié, ce
négus que Kadhafi exècre. Ou encore, à front renversé, l’Armée populaire de
libération du Soudan (SPLA) du chrétien John Garang. Pourquoi épauler ainsi
l’ennemi juré de la junte musulmane de Khartoum ? Parce que le chef de celle-
ci, l’ex-allié Gaafar Nimeiry, a commis la faute de s’aligner sur Sadate à l’heure
de l’accord de Camp David. « Je ne renverserai pas Nimeiry, confie à l’époque le
colonel à son complice Jalloud, mais je le saignerai, jusqu’à ce que ses
opposants le déposent^. » Entre 1976 et 1983, la main de la Libye laisse ses
empreintes, plus ou moins lisibles, sur une dizaine d’aventures putschistes.
Citons, outre le Soudan, celles qui secouent le Niger, le Tchad, le Mali, la
Gambie, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, la Somalie et l’immense Zaïre.
Déjà, le pouvoir de nuisance du boutefeu nassérien et ses recettes pétrolières
lui valent les égards, fussent-ils de façade, des potentats en place. Lesquels
défilent en rangs serrés à Tripoli pour y signer des liasses de traités d’amitié et
de coopération. Certains, on le sait, poussent le zèle jusqu’à embrasser l’islam
sur les instances de leur hôte. C’est ainsi qu’en 1973, le Gabonais Bongo troque
son prénom chrétien - Albert-Bernard - contre celui, certifié halal, d’Omar.
Imité en cela sept ans plus tard par le Béninois Mathieu Kérékou, brièvement
rebaptisé Ahmed. Conversions monnayées si besoin : en guise de contrepartie, le
Centrafricain Jean-Bedel Bokassa obtient en septembre 1976 l’ouverture à
Bangui d’une antenne de la Banque de Libye, dotée d’un copieux pactole, ainsi
qu’un virement d’un million de dollars sur son compte personnel. Ruiné, avide
de cash, l’ancien sergent-chef de l’Armée française et futur empereur, venu
assister aux cérémonies du septième anniversaire du putsch victorieux,
transforme in petto son cabinet en Conseil de la révolution, échange son
patronyme contre celui de Salah Eddine Ahmed et somme tous ses ministres
d’adopter la vraie foi. Loi que lui-même abjure trois mois plus tard, tant la
rigueur de ses préceptes heurte un viveur de son espèce. « Bokassa, écrit dix ans
plus tard le pilier de Jeune Afrique Sennen Andriamirado, m’a raconté avec
force détails et éclats de rire comment, pour le convaincre de devenir musulman
et de transformer son empire en République islamique de Centrafrique, Kadhafi
leur avait lavé les pieds, à lui, à son fils et à tout le gouvernement-. » Reste que
« Bok » paye son apostasie au prix fort. En septembre 1979, le Guide le fait
lanterner une trentaine d’heures avant de consentir à le recevoir à Benghazi. Ce
sera Tultime rencontre au sommet de Sa Majesté impériale Bokassa I er . De
retour à Tripoli, il est réveillé au cœur de la nuit par un appel d’Ali Triki. Et c’est
de la bouche du ministre libyen des Affaires étrangères qu’il apprend sa
destitution, orchestrée par la France du « cher cousin » Valéry Giscard d’Estaing.
Un chèque ou une mallette et un banquet - chorba et ragoût de mouton - à
l’hôtel Waddan pour Son Excellence le président, une razzia au souk des
bijoutiers pour Madame... La prodigalité de l’hôte libyen n’est nullement
désintéressée : le colonel attend de ses obligés qu’ils rompent tout lien
diplomatique avec Israël. À l’automne 1973, tandis que roulent les tambours de
la guerre du Kippour, quatorze ont obtempéré. Rupture temporaire, pour la
plupart. En mai 2008, le soixantième anniversaire de la création de l’État hébreu
donnera la mesure du déclin de l’emprise du Guide. Celui-ci a beau dépêcher un
émissaire personnel auprès de ses partenaires subsahariens pour les dissuader de
participer aux cérémonies à Jérusalem, seul le Béninois Thomas Boni Yayi rentre
dans le rang. À l’inverse, Biaise Compaoré (Burkina Faso) et Paul Kagamé
(Rwanda) bravent l’oukase. Quant à l’absence du Togolais Faure Gnassingbé,
elle doit moins aux objurgations de Kadhafi qu’à la défaillance du DC-8
présidentiel, cloué au sol à Francfort (Allemagne) par une avarie mécanique.
Autre obsession, la diffusion de son purisme insurrectionnel. En mars 1974,
devant le conseil municipal de N’Djamena, le colonel décrète l’abolition des
frontières héritées de F ère coloniale et exalte une révolution « qui rejette toutes
les coutumes occidentales pourries que le colonialisme a voulu implanter chez
nous, telles les boissons alcooliques, les jeux de carte, la danse, le commerce du
sexe et les boîtes de nuit ». Quelques jours plus tard, à la tribune de la
4 e conférence panafricaine de la Jeunesse, convoquée à Benghazi, voici qu’il
somme la nouvelle vague de se purifier des influences impérialistes et sionistes.
Pour lui, point de salut en dehors du modèle tripolitain : « Nous souhaitons voir
une Afrique libérée, maîtresse de ses richesses, affranchie de l’aliénation,
proclame-t-il en août 1983. C’est un rêve lointain, car le continent restera
longtemps encore arriéré et sous-développé. [...] Tant que l’Afrique n’aura pas
adopté la méthode libyenne, elle végétera dans le sous-développement. »
Prosélyte, provocateur, le timonier du CCR se plaît à heurter ses pairs et ses
aînés. Fe Sénégalais Abdou Diouf, alors Premier ministre de Féopold Sédar
Senghor, garde un souvenir cuisant de sa première visite en Fibye, au milieu de
la décennie 1970. « Kadhafi avait invité Senghor, raconte-t-il quarante ans après.
Craignant qu’il cherche à F humilier, je suggère au chef de l’État de m’y envoyer
à sa place-. » Sage précaution. Fe soir de son arrivée, Diouf a droit à l’audience
sous la tente. Et le colonel l’accueille en ces termes : « Alors comme ça, vous
venez du Sénégal, ce pays où une minorité chrétienne opprime la majorité
musulmane ! » Réplique du visiteur : « Excellence, vous ne devez pas être
parfaitement informé. Fes deux ministres qui m’accompagnent, notre
ambassadeur à Tripoli ici présent et moi-même sommes tous disciples de l’islam.
Quant au président Senghor, il est davantage soutenu par les dignitaires religieux
musulmans que par leurs homologues chrétiens. » Surpris, son hôte bat en
retraite. « Désolé, esquive-t-il. Je me suis trompé. On m’aura mal renseigné. »
Contrition sincère ? Pas sûr. Dakar rompra d’ailleurs avec Tripoli en juillet 1980.
« À cette époque, poursuit l’ancien secrétaire général de la Francophonie, la
Jamahiriya a envoyé à Dakar une petite équipe chargée de déstabiliser le pays.
Nous avons repéré, arrêté et renvoyé ses membres. Kadhafi m’a alors appelé
pour me jurer qu’il n’y était pour rien et me promettre de châtier les
intéressés... » Comme on l’a vu dans un chapitre précédent, Abdou Diouf n’en a
pas fini pour autant avec le Guide. Président en exercice de l’Organisation de
l’unité africaine de juillet 1985 à juillet 1986, il lui faut endiguer le forcing de
celui qui, déjà, guigne en vain les commandes de l’instance panafricaine. Père de
famille, il doit contenir ses pulsions matrimoniales.
Devine qui vient camper... En Afrique plus qu’ailleurs, toute visite de la
caravane Kadhafi place ses hôtes sur les charbons ardents. On sait à peine quand
elle déboule, moins encore pour combien de temps. Et l’on ignore parfois qui
fait quoi. Le 8 mai 1985, trois avions-cargos militaires non identifiés amorcent,
tous feux éteints, leur descente sur l’aéroport de Bujumbura, capitale du
Burundi. À leur bord, le contingent précurseur chargé de sécuriser la visite
prévue programmée deux jours plus tard. Or, la tour de contrôle leur interdit
l’atterrissage. Cap donc sur Kigali (Rwanda), le temps de dissiper le malentendu.
Là, nouveau contretemps d’une semaine, du fait du décès du père du qaïd as-
Thawra. Sans doute le Burundais Jean-Baptiste Bagaza aurait-il préféré que ce
périple dans les Grands Lacs n’eût jamais lieu. Au beau milieu du dîner de gala,
Kadhafi appelle en effet de ses vœux le meurtre du maréchal Mobutu, maître de
l’immense voisin zaïrois, reçu quelques jours plus tôt en Israël, donc coupable de
« haute trahison- ». Appel réitéré le vendredi suivant, au détour du sermon
prononcé à la grande mosquée du Centre culturel islamique de Kigali. À cette
occasion, le prêcheur du jour promet une coquette récompense, voire le paradis,
à quiconque s’acquittera de cette tâche, devoir impérieux pour tout musulman
africain digne de ce nom. Pourquoi s’en tenir là ? Dans son élan, le Guide prône
également la guerre sainte contre les « Croisés ». Une rengaine connue :
« L’islam est la religion de l’Afrique, tonne-t-il. Le christianisme celle des agents
du colonialisme, des ennemis français, belges, allemands et américains, celle des
Juifs aussi. » Dans le même esprit, il invite son auditoire à apprendre l’arabe et à
convertir les enfants chrétiens. Offensive poursuivie au fil des ans, non sans
succès d’ailleurs. Les prêcheurs de la Jamahiriya sillonnent le continent, du
Bénin à Madagascar et de la Guinée au Mozambique, revendiquant ainsi en 2008
la conversion d’environ 3 000 villageois togolais-.
Seule certitude, dès lors que se profile l’armada kadhafienne : l’invasion sera
longue, et toujours massive. Dans le sillage du Guide, ou en amont de son
arrivée, un ballet de gros-porteurs aux soutes garnies de limousines blindées et
une escorte pléthorique et martiale, dont la quincaillerie peut susciter d’âpres
frictions avec policiers et militaires locaux. En décembre 1985, sur la piste de
l’aéroport de Ouagadougou (Burkina Paso), ultime étape d’une tournée
commencée au Sénégal et poursuivie au Mali puis au Ghana, deux Boeing 707 et
un Antonov libyens débarquent 450 gardes du corps, hommes et femmes, qui
annexent aussitôt le terminal, s’arrogeant la conduite des fouilles et le contrôle
des pièces d’identité. D’où une bousculade virile avec les soldats du capitaine
Thomas Sankara, le maître de l’ancienne Haute-Volta-. C’est ainsi : pour avoir si
souvent, comme on l’a vu, échappé à la mort, le colonel ne sous-traite à aucun
prix sa sécurité. Quitte, en juin 2008, à faire creuser une large tranchée sur la
plage de Lomé (Togo) qui jouxte le palace où il campe ; tranchée assortie de
miradors équipés de projecteurs. La hantise de sa garde rapprochée ? Une
intrusion hostile par la mer.
Seuls les colosses du continent osent, en la matière, imposer leur loi. Tel est
le cas de l’Afrique du Sud. En juillet 2002, la police de Durban, théâtre du
premier sommet de la toute nouvelle Union africaine, consigne dans un hangar
de l’enceinte aéroportuaire la flotte automobile de la délégation libyenne, ainsi
que l’essentiel de son arsenal ; en l’occurrence 27 mitrailleuses, 48 kalachnikovs
et une brassée de lance-roquettes. Représailles ? Durant les travaux, le colonel
s’emploie à torpiller le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique
(Nepad), programme qui présente le travers rédhibitoire de n’être pas né dans
son esprit fertile, et couvre d’éloges la désastreuse réforme agraire du
Zimbabwéen Robert Mugabe, alias « Comrade Bob ». Le Nigeria, lui aussi, tient
à contenir les déploiements d’artillerie libyens sur son sol. D’où le psychodrame
survenu en novembre 2006 à Abuja (Nigeria), théâtre du premier Sommet
Afrique-Amérique du Sud. Outré que l’on prétende désarmer la plupart de ses
200 cerbères, Kadhafi menace de parcourir à pied les 30 kilomètres qui séparent
l’aéroport du cœur de la capitale fédérale. 11 faudra quatre heures de palabres et
l’intercession du chef de l’Etat nigérian d’alors, Olusegun Obasanjo, pour qu’il
consente à s’en tenir à l’accord négocié quelques jours auparavant : huit anges
gardiens équipés, pas un de plus.
Revenons à « Ouaga », où le propos se veut tout aussi musclé que le
dispositif de protection. Dans ce laboratoire afro-marxiste qu’est « le pays des
hommes intègres », Muammar Kadhafi préconise la formation de comités
révolutionnaires et populaires voués à purger le continent des influences
occidentales, et l’instauration de l’État des masses. « La Libye, promet-il, vous
donnera tout ce dont vous avez besoin, du carburant à prix d’ami et le ciment
dont vous manquez. » Rien de nouveau sous le soleil sahélien : voilà plus de
deux ans qu’il martèle ce serment sans que l’intendance suive. Puis le Guide
s’engage à « fusiller les contre-révolutionnaires » du cru et dénonce « la honte »
que charrient les sommets franco-africains, assimilés à des outils d’aliénation et
de subordination. Plus embarrassantes, cette offre implicite de fusion des deux
nations, et cette manie de revendiquer un rôle décisif dans la réussite du putsch
des officiers qui, le 4 août 1983, propulsa au palais Thomas Sankara et son bras
droit Biaise Compaoré. Très jaloux de la souveraineté nationale, le « Che du
Faso » avait, dès le lendemain du coup d’État, tenu à préciser qu’il n’était en rien
un « pion du colonel ». Reste à prouver que Kadhafi, faiseur et tueur de rois,
peut s’accommoder de telles velléités d’autonomie. Lorsque la discorde
s’installe entre les compagnons d’armes Sankara et Compaoré, il prend, selon
Jacques Foccart, le parti du premier. « Maintenant, lui aurait-il signifié par
téléphone, tu ne dois plus attendre. 11 faut que tu te débarrasses de Biaise. » 11
n’en sera rien, au contraire : le 15 octobre 1987, Sankara tombe sous les balles
des mutins emmenés par son rival. Lequel enjambe le cadavre de l’icône déchue
pour s’emparer du pouvoir ; puis se place sous l’aile de F ex-parrain du défunt,
dont il se fera dès lors l’un des avocats les plus ardents.
Dans les années 2000, les expéditions subsahariennes vireront à la méharée
motorisée, d’interminables convois sillonnant pistes et routes, du Mali à la Côte
d’ivoire, du Niger au Togo. S’il rallie Lomé par le nord, le Guide s’offre en
chemin une escale dans le parc de la Kéran, histoire d’y chasser le buffle et
l’éléphant, puis fait halte à Sokodé, le temps de prêcher à la mosquée. Un
passage à Ouagadougou ? 11 réclame la présence d’une quinzaine de gazelles
dans le parc où il campe, et les fait toutes embarquer à l’heure du départ.
A marche forcée
Muammar Kadhafi croit à la magie des chiffres et à la force des symboles.
C’est donc le 9 septembre 1999, soit le 9/9/99, que Syrte accueille le « sommet
extraordinaire » où s’amorce la mue de la vieille Organisation de l’unité
africaine (OUA), fondée en 1963, en une Union africaine (UA) conquérante.
Dans l’esprit du Guide, elle doit, en perdant son « O », gagner beaucoup. Cap
sur les « États-Unis d’Afrique », censés se doter à la hussarde d’une armée
commune, d’une monnaie et d’un marché uniques, d’une seule Banque centrale,
d’une Cour de justice, d’un Parlement, voire d’un exécutif continental. Une
ambition de haut vol : quand, deux ans plus tard, la Libye lance la compagnie
aérienne panafricaine Afriqiyah Airways, elle lui choisit un logo on ne peut plus
explicite - 9.9.99. Lors de son discours d’ouverture, le maître des lieux résume
ainsi la feuille de route confiée aux 44 chefs d’État et de gouvernement réunis
dans ce centre de conférences dernier cri : « Bismarck a unifié l’Allemagne.
Lincoln a fait de même en Amérique, Mao en Chine, Garibaldi en Italie et
Gandhi en Inde. Notre mission consiste aujourd’hui à réaliser l’unité africaine.
Mais contrairement à Napoléon et à Hitler, qui ont tenté d’unir l’Europe par la
force, nous réaliserons l’unité de notre continent par la paix et le dialogue. »
« Peu avant l’ouverture des travaux, se souvient Abdou Diouf, alors président du
Sénégal, chacun d’entre nous reçoit, glissé sous la porte de sa chambre d’hôtel,
un document indigeste, truffé de charabia juridique incompréhensible. Mais au
moins Kadhafi fait-il assaut de prévenance. Il s’enquiert de la santé de mon
épouse et, sachant que je viens de fêter mes 64 ans, m’offre un gâteau
d’anniversaire-. » D’emblée, une ligne de faille se dessine. D’un côté, les
adeptes d’un processus graduel, Afrique du Sud en tête, qu’ils invoquent le
principe de réalité ou leur attachement à une souveraineté fraîchement conquise ;
eux freinent des quatre fers l’élan supranational. De l’autre, les partisans d’une
intégration volontariste, emmenés par la Jamahiriya. Ce clan minoritaire prétend,
quitte à brûler les étapes, ressusciter l’utopie fusionnelle du Ghanéen Kwame
Nkrumah, l’une des idoles du lycéen Muammar. Tripoli, il est vrai, n’a guère de
mal à entraîner dans son sillage des nations fragiles, gratifiées parfois de
dotations budgétaires vitales. Que peut-on refuser à un mentor si généreux, qui
acquitte tout ou partie des arriérés de cotisations dus à T OUA par une douzaine
de « pays frères » démunis ? Pour le reste, le club des réticents fait le dos rond,
feint d’acquiescer et joue la montre.
La fracture apparaît au grand jour lors de « Syrte 2 », les 1 er et 2 mars 2001.
Tel un boxeur empâté et vieillissant, qui ne retrouve sa fougue qu’à l’instant
d’enfiler les gants et de monter sur le ring inondé de lumière, le Guide fait une
fois encore le show. Djellaba bleu nuit, calot ourlé d’or, l’orateur à la voix
éraillée brandit le poing. Tour à tour prêcheur las et tribun véhément, il vient
d’assener une longue harangue tiers-mondiste aux Excellences, vieux despotes et
roitelets novices, de nouveau rassemblés dans le fastueux hall Ouagadougou,
immense arène ceinte de rideaux bouillonnants aux reflets moirés. Certains
l’admirent. Les uns misent sur ses largesses pour tenir la misère en respect ; les
autres, fatigués de ses foucades, noient leur mépris dans le silence ou les molles
ovations. Mais tous craignent encore ses anathèmes et ses diktats. Or, le colonel
n’en a cure. 11 savoure son triomphe, le front ceint des lauriers que lui tressent le
Sud-Africain Nelson Mandela ou l’Algérien Ahmed Ben Bella. Caution
précieuse que celle de « Madiba ». Sans faire à celui-ci l’injure d’imputer au
poids des ans et à sa longue réclusion carcérale son égarement, force est
d’admettre que l’inoxydable fidélité envers ceux qui épaulèrent l’ANC au long
du combat contre le racisme d’État sud-africain a parfois altéré le jugement de
l’ex-bagnard de Robben Island. Le site officiel algathafi.org ne manque
d’ailleurs pas de mettre en évidence quelques-unes de ses louanges, dont celle-
ci : « L’effondrement final du système d’apartheid doit beaucoup à la
contribution de Muammar Kadhafi et du peuple libyen. » « Dans les moments
les plus sombres de notre lutte, lisait-on encore en 2011, quand nous étions le
dos au mur, MK se tenait toujours à nos côtés. »
Mezza voce, l’Ivoirien Amara Essy, secrétaire général sortant de l’OUA,
avoue son inquiétude. « 11 ne suffit pas, murmure-t-il, de décréter l’union d’un
continent déchiré, ravagé par les guerres et la mauvaise gouvernance, pour
soigner tous ses maux. » Les posters et les leitmotivs - en anglais - placardés
dans les coulisses de ce festival dessinent l’avenir, forcément radieux, du
berceau de l’humanité, avec des mots d’hier. Au choix : « Pas de démocratie
sans congrès populaires ! », « Des comités partout ! », « Le slogan “L’Afrique
aux Africains” est véritablement concrétisé aujourd’hui dans le sillage de la
grande révolution d’al-Lateh », « La grande Jamahiriya est la porte historique du
continent africain depuis des temps immémoriaux ». L’humilité n’est pas de
mise : dans l’iconographie officielle, la Libye brille tel un diamant vert dans
l’écrin noir du continent.
Le lendemain, seuls changent le décor - une arène voisine au dôme tout en
dorures et aux lustres colossaux - et la monture des lunettes du maître de
cérémonie, dorée elle aussi. Mais au gré des suspensions de séance et des
conciliabules à huis clos de la séance, les tensions affleurent. Ainsi l’Algérien
Abdelaziz Bouteflika déplore-t-il l’absence d’ordre du jour digne de ce nom.
Peccadilles pour Kadhafi, à l’instar du retard que prend la ratification de l’acte
constitutif de l’Union, adopté à Lomé en juillet 2000. Lui, plus à l’aise dans
l’incantation que dans l’intendance, s’assigne la mission d’élever le débat, loin
de ces contingences procédurales et au nom de Dieu. « Bismillah... » Sourde et
lasse, la voix de prédicateur offre à ses pairs une session de rattrapage, genre
« Le Livre vert pour les Nuis ». Puis elle enfle et gagne en aigus quand il exalte
pêle-mêle la liberté, la dignité, la fierté des esclaves d’hier, les ponts que forment
les cadavres des héros et des martyrs, Omar al-Mokhtar et les enfants du
township de Soweto. « L’Afrique, claironne-t-il, ne possède pas de missiles
surpuissants ni d’arme nucléaire. Mais elle est plus forte que ceux qui en
détiennent. Car le métal rouille, tandis que la volonté des peuples est
inaltérable. » Que retenir encore de ce discours ? D’abord, le message
ambivalent adressé à la France, louée pour sa « politique amicale » envers la
Jamahiriya, mais qui doit à l’Afrique des excuses officielles et des indemnités
pour son siècle de méfaits coloniaux. « Nous devons nous assurer, insiste le
Guide, martelant du poing son pupitre, que le temps du mépris massif, de la
condescendance et de l’arrogance, de l’ingérence, des sombres manœuvres des
services secrets, est révolu. » Ensuite, le plaidoyer en faveur de la renaissance
d’une « nation » africaine précoloniale, purement imaginaire, mais dont au
moins les frontières ne devraient rien aux charcutages de la conférence de Berlin
(1885), et tout aux fleuves, aux rivières, aux déserts, aux ethnies et aux filiations
tribales. Enfin, l’hommage solennel aux figures fondatrices, Kwame Nkrumah,
Gamal Abdel Nasser et Patrice Lumumba bien sûr, mais aussi le père de la
nation kényane Jomo Kenyatta, l’intransigeant Guinéen Ahmed Sékou Touré ou
le tiers-mondiste malien Modibo Keïta. « Nous allons prouver au monde,
conclut-il, que l’homme noir n’est pas un esclave. Nous allons venger les
décennies de servitude, d’esclavage, d’oppression. Vive l’Afrique libre et unie,
la grande Union africaine, les États-Unis d’Afrique ! »
Pour parvenir à ses fins, si brouillonnes soient-elles, le prophète de l’Afrique
mise au moins autant sur sa fortune que sur le pouvoir envoûtant de son verbe.
Qu’il s’agisse de sauver de la banqueroute un allié aux abois, de garnir les
caisses d’un opposant ou de s’assurer la gratitude d’un leader d’opinion. Lorsque
l’actuel chef d’État du Niger, Mahamadou Issoufou, entreprend de déloger par
les urnes Mamadou Tandja, il sait pouvoir compter sur la contribution du grand
voisin du Nord. « Du cash, mais aussi un avion mis à sa disposition pour
sillonner le pays, confirme un de ses confidents. Soyons clairs : il n’y avait pas
dans la région une élection dont il ne se mêlait pas, d’une manière ou d’une
autre. » Munificence tous azimuts, dont bénéficie aussi Albert Tevoédjrè, ancien
médiateur de la République du Bénin, lorsqu’il jette les bases d’un centre de
réflexion interconfessionnel. « Projet entravé par des soucis financiers, raconte
aujourd’hui cet esprit fécond et mystique. Je le lui ai soumis, il l’a jugé digne
d’intérêt et m’a fait don d’une enveloppe de 25 000 dollars. À l’époque, je le
voyais comme un personnage très généreux, très déroutant et très musulman,
même s’il était sans doute son propre Dieu. Un jour, il m’a fait part de sa
dévotion pour Simon de Cyrène-. » Dévotion moins baroque qu’il y paraît.
Cyrène, qui a légué son nom à la Cyrénaïque, fut dans l’Antiquité une puissante
colonie grecque de l’actuelle Libye. Quant à Simon, n’est-il pas, dans la tradition
chrétienne, ce juif que les Romains réquisitionnent pour porter la croix du Christ
quand sonne l’heure de gravir le Golgotha ?
Prodigue envers ses obligés, le colonel se montre cassant dès lors qu’on lui
résiste. Surtout dans son jardin. En février 2004, à Syrte, son boubou à l’effigie
des icônes du panafricanisme ne le prémunit nullement contre les désaveux de
ses pairs. Qu’il s’agisse du partage des eaux du Nil ou de la mise sur les rails
d’une armée commune, renvoyée contre son gré à un comité d’experts, donc aux
calendes subsahariennes, ses plaidoyers irritent plus qu’ils ne convainquent. De
même que sa prétention au statut de seul médiateur des conflits internes au
continent comme à celui d’« Africain global », interlocuteur unique du reste du
monde. « Kadhafi a tout fait pour que nos relations s’enveniment, soupire le
Mauritanien Ely Ould Mohammed Vall, président d’un Conseil militaire et chef
d’État de facto d’août 2005 à avril 2007. Notre processus de transition
constituait pour lui un exemple exécrable. Je ne pouvais entrer en conflit ouvert
avec lui, et je le lui ai dit. Pour se combattre, ai-je souligné, il faut être deux. Le
colonel a alors ironisé sur notre “démocratie de Bédouins-”. » Sur l’échiquier
continental, deux réfractaires cristallisent sa rancœur : le Sud-Africain Thabo
Mbeki et l’Ougandais Yoweri Museveni. 11 se vantera d’ailleurs auprès du
second d’avoir précipité la chute du premier, lâché par l’ANC et contraint le
21 septembre 2008 de renoncer à la magistrature suprême de la nation arc-en-
ciel. « J’ai eu la tête de Mbeki, lui lance-t-il. Je peux bien avoir la tienne. » Voilà
pourquoi Museveni lui impute la rébellion tribale qui ensanglante Kampala en
septembre 2009, le soupçonnant de financer le roi Ronald Muwenda Mutebi 11,
souverain traditionnel de Eethnie baganda. « Muammar Kadhafi, explique-t-il
alors, veut se venger de moi car j’ai désapprouvé sa tentative d’exercer à titre
perpétuel la présidence de l’UA. » Épilogue fracassant d’un duo amorcé sous les
meilleurs auspices. Dans ses Mémoires, le même Museveni révèle qu’en 1981,
lors de leur première rencontre, le colonel avait offert à son Armée de résistance
nationale, guérilla en lutte contre le président Milton Obote - ex-allié puis
ennemi d’Amin Dada -, du cash, des centaines de fusils, des lance-roquettes et
des mines antichars...
Le calvaire de « Ya Bing »
Simon de Cyrène a peut-être charrié la sainte croix de Jésus, mais il est un
pilier de la scène panafricaine, déjà mentionné, qui a longtemps porté la sienne :
le Gabonais Jean Ping, souffre-douleur du Libyen au temps où il présidait la
commission de l’Union africaine, en clair, l’exécutif permanent de l’UA.
L’affaire, il est vrai, s’engage mal. En 2008, quand le chef de la diplomatie - et
ex-gendre - d’Omar Bongo brigue la fonction, le Guide lui promet son soutien,
puis tente d’imposer, hors délai au demeurant, la candidature de son poulain Ali
Triki. 11 fait alors feu de tout bois, prie Bongo de retirer son ministre de la
course, puis suggère un ticket qui concéderait à Ping une vice-présidence. « Ne
t’inquiète pas, glisse à ce dernier un diplomate algérien. Tu seras aisément élu :
ton meilleur directeur de campagne, c’est paradoxalement Kadhafi lui-même. »
Lequel a la rancune tenace : lorsque Ali Bongo convoite en août 2009 la
succession de son père Omar, décédé peu avant, il lui propose via un émissaire
de financer sa campagne contre le rappel à Libreville de son compatriote, quitte
à remplacer celui-ci par un autre Gabonais. « Muammar Kadhafi, avance Jean
Ping, me détestait. C’était un homme très ambigu, un manipulateur, qui alterne
flatteries et humiliations. À chacun des présidents successifs de la Commission,
il offrait l’usage d’un luxueux jet privé de sa flotte personnelle, accortes hôtesses
roumaines comprises. Je ne l’empruntais que lorsqu’il me convoquait. Ce qui,
entre Tripoli et Syrte, pouvait advenir quatorze fois sur une seule année-. » Ping
ose-t-il manifester un désaccord ? « Je te briserai ! », éructe le Guide. Réplique
du métis sino-gabonais : « Excellence, vous n’allez quand même pas perdre
votre temps à broyer un cadavre... » Un éclat de rire et l’on en reste là, jusqu’au
prochain accrochage. Qui ne tarde jamais bien longtemps. Un jour, le colonel
accuse celui qu’il appelle « mon fils Ya Bing » de comploter contre lui avec
Yoweri Museveni et le Premier ministre éthiopien Meles Zenawi. « Une autre
fois, poursuit le punching-ball gabonais, il me fait venir en urgence à Bab al-
Aziziya, au milieu des chameaux, m’engueule, réduit en charpie un document de
travail, m’enjoint de démissionner, brandit la menace de m’envoyer à Pékin
comme ambassadeur. “Toi Ping, qui es-tu ?” hurle-t-il. “Un rien du tout que je
peux écraser comme une mouche.” » Comment résumer, avec le recul, cette
année de cohabitation au sommet de l’UA, entre février 2009 et janvier 2010 ?
« Un véritable calvaire, avoue Ping. Je n’étais pour lui qu’un secrétaire, un
exécutant qu’on admoneste et rudoie à loisir. Le Sancho Pança du grand Don
Quichotte. D’emblée, il m’a harcelé via Triki. Pourquoi avoir condamné le coup
d’État en Mauritanie, alors que la plupart des chefs d’État d’Afrique sont
parvenus au pouvoir ainsi ? Pourquoi avoir désigné un émissaire pour la crise
malgache, alors que cette prérogative me revient ? Qui a autorisé notre
participation à telle réunion de Doha (Qatar) ? Pourquoi [l’Algérien] Ramtane
Lamamra [le patron du Conseil paix et sécurité de l’UA, en charge de la
prévention et de la résolution des conflits armés] planche-t-il à l’ONU sans mon
aval préalable ? » Tyrannique et frénétique, l’activisme du Guide finit même par
exaspérer le Sénégalais Abdoulaye Wade, pourtant acquis à son volontarisme
unitaire. Peut-être ses caprices protocolaires expliquent-ils en partie cette
lassitude : venu assister à Dakar, où l’on célèbre l’anniversaire de
l’indépendance, à un défilé militaire, Kadhafi exige de s’installer à la tribune
officielle après son hôte...
Six ans avant ces confidences, Jean Ping, de passage à Paris, confessait déjà
son désarroi à la terrasse du Fouquet’s. « 11 n’écoute pas, se désole-t-il alors sous
le sceau de l’anonymat. Ses collaborateurs tremblent de peur et ne disent rien. Le
plus gênant, c’est qu’il est fou. 11 fait de l’UA sa chose. On s’oppose à l’une de
ses lubies ? 11 dégaine le précédent Mbeki ou menace d’annuler les
investissements libyens dans le pays du rebelle. Beaucoup de chefs d’État se
taisent pour avoir la paix, quitte à râler dans les couloirs. Trois obsessions
l’habitent : ses pouvoirs, le transfert du siège de TUA d’Addis-Abeba à Syrte, où
il me presse de m’établir, et la métamorphose de la Commission en
gouvernement unique des États-Unis d’Afrique. États-Unis que lui présiderait,
bien entendu. »
Autant dire que le facteur Kadhafi pèse d’un poids écrasant sur la saga de
l’Union africaine. Depuis son OPA de Syrte, ses foucades et ses harangues
suscitent, on l’a vu, un mélange d’exaspération et de crainte, corollaire de la
capacité de nuisance et de la propension à la rancune qu’on lui prête à bon droit.
Cocktail relevé, chez les bénéficiaires de ses largesses, d’une bonne mesure de
gratitude, donc de loyauté. « Tant qu’il finance chez nous des hôpitaux, des
écoles, des mosquées et des ponts, soupire alors le confident d’un président
subsaharien vassalisé, comment lui résister ? » « 11 nous tient par le fric et par la
trouille, s’agace en écho un ministre en marge d’un sommet de l’UA. Mon
patron prend soin de ne jamais l’affronter, au nom du principe de réalité : soit tu
deales avec lui, soit il arrose tes opposants... »
Parmi les pays de l’« étranger proche » libyen, le Mali, par son indéfectible
loyauté, occupe une place singulière. 11 faut dire que le Guide a fait bâtir à
Tombouctou, sa cité sahélienne de prédilection, une villa-palais, surnommée « la
maison Kadhafi ». Entourée d’un jardin planté de pins, de palmiers et de
pylônes, cette résidence aux fenêtres oblongues et au style vaguement
mauresque, faite de banco et de calcaire, se dresse près de la « dune Chirac »,
ainsi baptisée en mémoire du méchoui offert en octobre 2003, sous une tente
bédouine, au président français de l’époque. Se dresse, ou plutôt se dressait. Le
7 juillet 2014, lorsque l’auteur de ces lignes franchit le grillage piqué de rouille
et, au prix d’un bref trekking entre épineux et crottes de chameau, arpente le site
sous un soleil de plomb, il ne reste de l’opulente bâtisse qu’un amas de gravats
d’où émergent quelques pans de mur, des montants de porte en bois gravé, une
cuvette de toilette carrelée de faïence et quelques vestiges ménagers, telle cette
carcasse calcinée de lave-linge. Et pour cause : annexée par la rébellion
touarègue puis par les djihadistes d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) lors
de la conquête du Nord-Mali, en avril 2012, le refuge tombouctien du Guide a
été réduit à l’état de ruines par les raids des Mirage de l’opération française
Serval. On aperçoit néanmoins la paroi bleutée d’une piscine intérieure, un petit
château d’eau, un dépôt d’armes et de munitions vidé de sa substance et, courant
sur le sol sableux, un entrelacs de tuyaux d’irrigation hors d’usage. Ahmed
Litani fut l’un des six jardiniers recrutés dès le lancement des travaux, en 2005.
« Pour un salaire mensuel de 40 000 francs CFA [soit une soixantaine d’euros],
je faisais du gardiennage et un peu de maraîchage, raconte-t-il. J’arrosais le
gazon et je prenais soin des eucalyptus et des arbres fruitiers importés de Libye
par avion-cargo, palmiers-dattiers, manguiers, goyaviers, orangers, citronniers,
bananiers. On nous avait aussi annoncé l’envoi de chamelles et de chèvres, mais
elles ne sont jamais arrivées^. » S’il n’a guère eu l’occasion de s’aventurer au
cœur de la résidence, Ahmed a néanmoins entrevu un intérieur confortable et
climatisé, trois salons pourvus de canapés et de fauteuils en cuir et équipés de
téléviseurs grand écran. Le « Frère Guide » séjournait-il fréquemment en ces
lieux ? Non. Ahmed se souvient d’un passage de trois jours, précédé de
l’irruption d’une cinquantaine de Libyens, agents de sécurité et cuisiniers. Cette
escapade - la dernière connue - date d’avril 2006, à l’occasion du mouloud,
commémoration de la naissance du Prophète. Le colonel convie alors une
cohorte de dignitaires locaux et nombre de ses pairs, dont le Mauritanien Vall et
le Nigérien Tandja, mais aussi le sulfureux Black Muslim Louis Farrakhan, déjà
mentionné, et le vice-Premier ministre de... Tchétchénie. Plutôt que de monter
comme convenu de Bamako en compagnie du président malien Amadou
Toumani Touré, alias ATT, l’hôte libyen préfère devancer le régional de l’étape
pour débarquer dans une ville pavoisée de portraits géants à sa propre gloire.
Mieux - ou pis -, Kadhafi cède à la tentation, au grand dam des imams du cru,
de diriger la prière à la grande mosquée de Tombouctou, la « Cité des
333 saints ». Ahmed Litani garde aussi en mémoire la venue de Seif al-Islam, au
terme du mois de ramadan 2010 ; le cadet de la fratrie avait alors présidé un
banquet de rupture du jeûne, offert à 2 000 invités environ. « 11 faut que vous
sachiez, précise le factotum à l’instant de prendre congé, que Muammar Kadhafi
était très populaire ici. 11 aidait les commerçants locaux, payait les salaires des
profs d’arabe, finançait les madrassa. Lorsqu’il a été assassiné, il y a eu chez
nous de la tristesse et de la colère. »
De fait, l’ancien Soudan français fut sans doute, sous ATT comme sous son
prédécesseur Alpha Oumar Konaré, le pays d’Afrique le plus gâté par la
Jamahiriya. Entre 2002 et 2011, celle-ci y aurait investi, sous diverses formes,
l’équivalent de 380 millions d’euros. Son engagement couvre un large spectre,
de la riziculture au BTP. On lui doit notamment la construction de la Cité
administrative de Bamako, celle de trois hôtels haut de gamme et le
désensablement du canal de Tombouctou. Quant à Amadou Toumani Touré lui-
même, il se voit offrir en 2010, pour le cinquantième anniversaire de
l’indépendance, une triplette de Cadillac et deux limousines blindées-. Jamais
cet ancien officier parachutiste n’a répudié son bienfaiteur. À preuve, l’entretien
paru dans L’Express le 19 octobre 2011, soit la veille de la mise à mort du Guide.
« Le printemps arabe, y souligne ATT, a ébranlé une zone déjà fragile. Vu d’ici,
il ressemble à un hiver des plus rigoureux. [...] Très tôt, nous avons alerté l’Otan
et d’autres sur les effets collatéraux de la crise libyenne. Sans être entendus. Un
schéma avait été arrêté, qui devait prévaloir à tout prix-, » « En quarante-deux
ans, poursuit le natif de Mopti, on a connu plusieurs Kadhafi. Le dernier s’était
fortement impliqué dans la lutte contre le terrorisme sous toutes ses formes. La
coopération de la sous-région avec ses services passait à juste titre pour l’une des
plus efficaces en la matière. Or, cette digue stabilisatrice a sauté. Je comprends
l’aspiration légitime du peuple libyen à la démocratie et à la liberté. Reste que,
s’agissant des rébellions arabo-touarègues locales, Kadhafi s’est engagé dans les
médiations, le désarmement et la réinsertion. Sa chute laisse un vide. » Le
Malien craint-il de payer les arriérés du pacte faustien passé avec son mentor ?
« Je n’ai aucun regret, réplique-t-il. La Libye a consenti chez nous des
investissements substantiels dans l’hôtellerie, le tourisme, l’agriculture et la
banque, contribuant à notre développement. Je ne vais pas aujourd’hui, comme
d’autres, cracher sur la Jamahiriya et son Guide. » Comment s’étonner dès lors
qu’ATT apparaisse, à l’automne 2011, comme l’un des chefs d’État du continent
les plus fragilisés par l’effondrement de la forteresse kadhafîenne ? Cinq mois
après cette interview, il chutait à son tour de son fragile piédestal, chassé par les
bérets verts du consternant capitaine Amadou Haya Sanogo-. « À ma
connaissance, avance le chef de la diplomatie d’un petit pays subsaharien, seuls
trois présidents ont vraiment regretté la chute de Kadhafi : Amadou Toumani
Touré bien sûr, le Burkinabé Compaoré et le Nigérien Issoufou. Chez les autres,
il y a eu moins de pleurs que de soulagement. »
Ses plaidoyers tonitruants en faveur de l’émancipation de peuples asservis,
ses réquisitoires rageurs contre l’infamie coloniale et ses largesses valent à
Muammar Kadhafi, au sein d’élites africaines en mal d’icônes - qui, hormis
Mandela, depuis Nkrumah et Lumumba ? -, une aura ambiguë. Pourquoi
ambiguë ? D’abord parce que sa vision de l’être subsaharien procède d’un
essentialisme archaïque. Dans le troisième tome du Livre vert, le Guide lui
consacre un bref chapitre, intitulé « Les Noirs ». « Leurs traditions sociales,
écrit-il, n’imposent chez eux aucune limite aux mariages et aux naissances. »
Plus loin, il est question de l’essor démographique planétaire, entravé par « une
activité économique incessante, inconnue des Noirs en raison de la chaleur et du
climat ». De même, son élévation à la dignité de « malik moulouk Afriqiyah » -
roi des rois d’Afrique -, décrétée en août 2008 à Benghazi par un « forum » de
têtes couronnées réuni à son initiative, relève d’un folklorisme régressif. Pour
preuve l’embarras que suscite, en février suivant à Addis-Abeba, théâtre du
14 e sommet ordinaire de l’UA, la mise en scène de son intronisation à la
présidence de l’instance panafricaine. Kadhafi, candidat unique tout juste élu,
parade alors flanqué de sept chefs coutumiers d’opérette en costume de scène,
bardés d’amulettes, de parures imposantes et de colifichets scintillants.
« Mascarade, soupire un chef de la diplomatie ouest-africain. Ces types sont au
mieux d’illustres inconnus, au pire de vulgaires escrocs. » En privé, le « malik »
se dispense en outre de masquer le mépris que lui inspirent certains de ses
visiteurs au teint d’ébène. Témoin, cette confidence de son ancien directeur du
protocole Nouri al-Mismari : « Parfois, il se réveillait et me disait : “Ramène-
moi le nègre.” Puis, après l’entretien : “Le nègre est parti, donne-lui quelque
chose-.” » Quand le « roi des rois » a le mépris... souverain.
Rien ne vaut, pour mesurer l’ampleur du malaise, le témoignage d’un haut
fonctionnaire togolais, témoin privilégié du baptême du feu du jeune Faure
Gnassingbé, qui, au printemps 2005, succède à son défunt père au prix d’un
scrutin-mascarade souillé par la fraude en treillis de combat. « D’emblée,
raconte notre initié, Kadhafi l’appelle et lui promet de le traiter comme son fils.
11 convainc plusieurs homologues du continent de reconnaître la légitimité de
l’héritier et offre au pays, en prime, un concours financier substantiel. Mais
Faure découvre bientôt que cette sollicitude a un prix. Fe prix de l’humiliation.
Entre 2006 et 2009, il sacrifie à trois reprises au rite du pèlerinage à Tripoli ou
Syrte. À chaque fois, le même cirque. Deux ou trois jours d’attente. Pas de
programme ni d’ordre du jour. Puis, enfin, l’audience sous la tente avec un
Guide au propos inaudible, chuchotant dans son chèche sans jamais porter le
regard sur son visiteur. Aucun échange véritable, mais une succession de longues
diatribes, entrecoupées de pesants silences. Éprouvant. »
11 y a en l’espèce plus gênant encore : le hiatus permanent entre les
professions de foi de la Jamahiriya et ses pratiques. « Fes Noirs, prophétise le
Fivre vert, sont appelés à régner sur le monde. » Sur le monde, peut-être, mais
certes pas sur la Fibye. D’autant que l’épopée continentale coûte cher -
l’équivalent de 3 à 4 milliards d’euros par an - et hérisse, ainsi qu’a pu le
mesurer à plusieurs reprises l’auteur de cet ouvrage, une opinion volontiers
xénophobe. « L’argent du pétrole, on ferait mieux de le donner aux Libyens »,
pestait ainsi au printemps 2004 un commerçant tripolitain. Et surtout pas à ces
subsahariens « voleurs, fainéants, sidéens, trafiquants de drogue et d’alcool, qui
ne savent que tendre la main et vont nous ruiner ». « Si Kadhafi tient à nous
hisser au niveau du Tchad ou du Niger, ironise en écho un étudiant désœuvré,
libre à lui. Mais ça ne rime à rien : nous vivons les yeux tournés vers l’Europe. »
Rançon de l’ambition panafricaine, la suppression des visas crée un appel d’air
phénoménal. Dans un pays d’à peine 5 millions d’âmes où déjà vivent et
travaillent 700 000 Égyptiens, l’afflux anarchique et soudain d’un million de
Soudanais, Maliens, Nigériens, Tchadiens ou Sénégalais suscite de vives
tensions. Dès septembre 1994, le quotidien français Libération dénonce le sort
des « frères » immigrés noirs de peau, harcelés, pourchassés sans relâche et
entassés, pour les moins chanceux, dans la prison de Janzour, à l’ouest de
Tripoli. Parfois, l’hostilité latente vire à T hallali, comme l’attestent les pogroms
racistes survenus en 1995 et 1996, puis les lynchages perpétrés à la fin de l’été
2000 à Zawiya, à l’ouest de Tripoli. Dans la capitale même, il arrive que des
commerçants en vue mènent la chasse à l’homme, sous le regard passif, sinon
complice, des forces de l’ordre. Dérive aussitôt minimisée par le ministre de
l’Unité africaine Ali Triki, rencontré à l’époque. « Ces incidents, nous certifie-t-
il alors, n’ont en rien altéré notre image. Beaucoup de ces étrangers veulent en
fait transiter par la Libye pour gagner l’Europe. Pour payer leur passage, ils ont
besoin d’argent et se croient donc obligés de voler, de violer, de commettre des
larcins. » Terrorisé, un boutiquier soudanais reclus dans son échoppe du souk al-
Turk de Tripoli supplie le reporter de passage de l’aider à rejoindre la France.
« Ici, c’est l’esclavage », chuchote-t-il. Même désarroi chez Zéphyrin,
quincaillier camerounais croisé en mai 2004 à Tripoli. « Quelle déception !,
avoue-t-il. Quel fossé entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font ! On m’avait promis
800 dollars par mois ; j’en gagne à peine la moitié. Et si tu subis une agression,
mieux vaut éviter d’aller porter plainte à la police : par principe, tu as toujours
tort. De toute façon, je suis coincé. J’ai perdu mon passeport et je n’ai pas
l’argent du voyage. Notre ambassade ici ? Bien trop peureuse pour bouger. »
Logique, hélas : quel formidable instrument de chantage que ce troupeau
humain, que l’on peut à tout instant menacer de renvoyer au pays ou de pousser
vers l’Europe... « Ils font décoller les avions remplis d’immigrés sans même que
je sois prévenu- », confie en 2008 un chargé d’affaires subsaharien. Ultime
complainte, celle de Tiébilé, maçon malien venu de Sikasso, l’un de ces
journaliers plantés dès l’aube sous un échangeur routier, truelle ou marteau à la
main, prêts à trimer douze heures d’affilée pour une misère. Lui dort la nuit
venue sur un matelas de mousse, dans un gourbi insalubre et bondé, ou dans un
conteneur échoué en bord de route. Aimanté comme tant de Négro-Africains par
la prétendue prospérité libyenne, il a trouvé sur place moins de boulot que de
racisme. « Les gens d’ici sont trop méprisants, trop fermés dans leur tête, se
désole-t-il. Impossible d’avoir des amis arabes. Le discours de Kadhafi sur
l’Afrique ? Du cinéma. Je ne l’écoute même pas. »
Des orphelins inconsolables
Loin des galetas de la banlieue tripolitaine, les élites subsahariennes
persistent à chanter les louanges du « roi des rois ». « J’ai toujours été fan,
surtout à ses débuts, confesse ainsi Yasmina Ouégnin, benjamine de l’Assemblée
nationale de Côte d’ivoire. Toute petite, j’en étais folle amoureuse ! J’ai même
eu un autographe de lui. Une vraie groupie- ! » Le maestro jupitérien de la
Jamahiriya fascinait ; le martyr émeut. Le 20 octobre 2015, date du quatrième
anniversaire de son brutal trépas, le quotidien ivoirien Fraternité-Matin publie
sur une demi-page un In memoriam bilingue. Citons le dernier quatrain de l’ode
en version française : « Oui papa, tu n’es jamais parti/ Tu as vécu, tu vis et tu
vivras/ Tu as été, tu es et tu resteras/ Mouammar Kadhafi. » Dans la langue de
Shakespeare - ou de cheikh Zubayr - l’hommage donne ceci : « Tu nous
manques vraiment, père/ Nous n’étions pas prêts à te dire adieu/ Tu nous
regardes probablement de là-haut/ D’où tu nous envoies des sourires et des
déluges d’amour/ Papa tu étais un père incroyable, merveilleux,
inoubliable/ Nous te gardons dans nos cœurs pour toujours. »
La romancière franco-camerounaise Calixthe Beyala, déjà épinglée pour sa
propension au déni, incarne jusqu’à la caricature cette forme de névrose, fondée
sur un axiome messianique doublé d’une imposture : Muammar Kadhafi est et
sera le sauveur du continent noir. En d’autres termes, la chimère panafricaine
excuse tout, absout tout, efface tout. Si bancal soit-il, le postulat affleure en
mars 2011, au détour d’une « Semaine critique », magazine animé sur France 2
par Franz-Olivier Giesbert. L’exquise Calixthe y livre en direct la version orale
d’une tribune parue dans Le Figaro du 12 décembre 2007, au lendemain du
mémorable séjour du Bédouin volant sur les bords de Seine. Déjà, elle y
louangeait « ce Frère Guide hautement respecté dans son pays et en Afrique »,
qui fut « de tous les combats de libération des peuples opprimés ». À l’exception
notable du sien, serait-on tenté de nuancer. Suit un morceau de bravoure digne
de figurer dans une anthologie des « idiots utiles » si chers à Fénine. Notre
adulatrice, qui a « visité à maintes reprises la Fibye », à l’invitation du Guide
d’ailleurs, n’aura vu dans ce pays de cocagne que « des hôpitaux gratuits,
ultramodernes, où chaque citoyen avait accès aux soins ». Mieux, ou pis,
l’hagiographe frappée par le syndrome Potemkine « n’a pas vu de Libyens
faisant la queue devant les ambassades étrangères pour y quémander un visa afin
de fuir leur terre ». Comme si une telle démarche ne constituait pas en soi, à
l’époque, un acte de dissidence suicidaire... Quand périt Kadhafi, « homme
exceptionnel sans doute choisi par les dieux », Beyala, lauréate 1996 du Grand
prix du roman de l’Académie française, pour... Les Honneurs perdus (Albin
Michel), publie une oraison funèbre dont le prologue mérite d’être cité in
extenso : « Kadhafi est mort, assassiné par Sarkozy-BHL [Bernard-Henri Lévy]
et leur coalition de fascistes ! Oui, il est parti... L’Afrique est orpheline.
L’Afrique a perdu son père. Et l’Afrique pleure cette mère Libye. Et l’Afrique
pleure... Et ses tonnes de larmes déversées formeront peut-être une rivière qui
reviendra peut-être reverdir les tombes, les tombes encore, des milliers de morts,
des martyrs, ceux-là qui pensaient qu’il valait mieux mourir que vivre
assujettis. » « Les larmes salées de l’Afrique, lit-on plus loin, tournoient autour
[sic] des joues des femmes africaines devenues folles de douleur. » On l’a vu :
quiconque a conversé à mi-voix dans les arrière-boutiques de la médina de
Tripoli avec les naufragés noirs de peau rescapés de ratonnades meurtrières,
couvertes, voire inspirées par le régime, sait la vanité d’une telle incantation.
Calixthe jusqu’à l’hallali... Condamnée jadis pour plagiat, la poétesse de
cour n’a besoin cinq ans plus tard de nul emprunt pour raviver sa flamme : elle
ne renie rien. Quoique pimenté d’une touche de mégalomanie, le récit de sa
longue idylle - « purement intellectuelle » - avec le qaïd as-Thawra dévoile les
ressorts d’un envoûtement tenace. Le lien a été noué à la fin de la décennie 1990.
« C’est lui qui était demandeur, raconte-t-elle. 11 connaissait tous mes écrits et,
curieux de ma vision de l’Afrique, m’a beaucoup téléphoné-. » À la clé,
« plusieurs dizaines d’échanges informels », conduits en anglais ou en français,
langue que le colonel, prétend Beyala contre l’évidence, « maîtrise très bien »,
mais « qu’il refuse de pratiquer par principe ». « Quand il souhaite converser
avec moi, poursuit l’écrivaine, il m’envoie un jet privé au Bourget. » À l’en
croire, le Guide, d’un naturel « farceur », se comporte en parfait gentleman. « On
le dit homme à femmes, mais jamais il ne m’a draguée, tient-elle à préciser. À la
différence de son entourage, lui vivait frugalement. Son seul luxe, son seul
caprice, c’est sa garde-robe. Nous comparions parfois nos boubous, c’était à qui
portait le plus beau pagne, et il l’emportait à tout coup. » Sur un registre moins
futile, la muse autoproclamée se voit confier la « facette culturelle » du vaste
chantier panafricain engagé. Mieux, le colonel l’élève paraît-il à Syrte au rang de
« marraine » de la cérémonie de lancement de TUA nouvelle ; honneur qui hélas
n’a laissé nulle trace dans les archives. « Je participais à tout, insiste-t-elle. J’ai
assisté à plusieurs huis clos avec des chefs d’État. Kadhafi voulait bien sûr un
passeport unique, un gouvernement commun, la libre circulation des hommes et
des biens, mais aussi un enseignement de notre véritable histoire identique dans
toutes les écoles du continent. La frilosité de ses pairs vis-à-vis de l’intégration,
de la marche vers les États-Unis d’Afrique l’irritait. » Ses cibles favorites ?
L’Ougandais Yoweri Museveni, confirme la romancière, mais aussi le Sénégalais
Abdoulaye Wade et le Zimbabwéen Robert Mugabe, « qu’il traitait de vieux
singe sautant de branche en branche ». Un jour, le Frère Guide bédouin propose
à sa visiteuse de la mandater pour négocier des marchés d’armements avec une
France en mal de contrats. « Ces gens sont tellement racistes, s’amuse-t-il, qu’ils
ne croiront jamais que c’est moi qui t’envoie... » Les contacts entre la plume
native de Douala et le colonel se distendent après l’excursion parisienne de ce
dernier, en décembre 2007. « Je n’ai pas compris ce qu’il est venu faire, concède
l’amazone Beyala. C’est là qu’il a signé son arrêt de mort. » L’ultime rencontre ?
Un tête-à-tête « sous les bombardements », assure la fondatrice du Mouvement
des Africains-Français sans plus de précision.
Hier dépité par les palinodies arabes, le « roi des rois » s’agace tout autant de
la tiédeur de ses vassaux africains. Au point qu’en février 2008, à Addis-Abeba,
il menace de « tourner le dos » au continent pour affecter ailleurs les
3,3 milliards d’euros d’investissements annuels si la course à l’unité s’enlise.
C’est que le « gouvernement fédéral africain », esquissé à Accra (Ghana) l’année
précédente, demeure une abstraction. Dans l’adversité, on le sait, le Guide tend à
se raidir. Président en exercice de l’UA depuis février 2009, il en fournit une
preuve éclatante en juin à Syrte, théâtre du 13 e sommet de son nouveau jouet.
Certes, la venue du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, boutefeu illuminé
et populiste, a été annulée d’extrême justesse. 11 n’empêche : tout droit sorti des
pages les plus anachroniques du Livre vert, le discours inaugural du Guide
atterre ceux qui, de Tunis au cap de Bonne-Espérance, s’évertuent à promouvoir
le pluralisme et la transparence. Résumons. Mieux vaut des comités populaires à
la libyenne que le recours aux élections. Et qu’on en finisse avec cette prétention
de limiter le nombre de mandats présidentiels consécutifs. 11 faut que le peuple
choisisse celui qui doit le gouverner, même pour l’éternité, tranche le père de la
« troisième théorie universelle ». Quant au coup d’État militaire perpétré en
Mauritanie le 6 août 2008, il convient d’en prendre acte et de lever les sanctions
imposées à la junte de Nouakchott. De tels couacs ne peuvent dérouter que les
amnésiques. Cinq ans plus tôt, à Dakar, le Guide avait estomaqué les participants
à la première conférence des Intellectuels africains et de la Diaspora. « Il faut
arrêter de parler de multipartisme, avait-il asséné. Un seul parti, ça suffit. » Puis,
déjà : « Je ne comprends pas ces histoires de limitation des mandats
présidentiels. Un chef, si son peuple le veut, peut faire deux, trois, quatre
mandats ou plus. » Parole d’expert : lui n’en aura accompli qu’un seul, long de
quarante-deux ans et jamais soumis au vote de quiconque.
Certes, les Excellences africaines ont appris, comme leurs pairs arabes hier, à
encaisser les incartades du Libyen. Mais celui-ci parvient encore à les
déconcerter. En juillet 2007, lors du sommet d’Accra mentionné plus haut, il
snobe la cérémonie d’ouverture et le déjeuner des chefs d’État, puis rengaine son
discours. Quel terrible affront peut bien motiver de telles représailles ? Le
Ghanéen John Kufuor, maître de céans, a eu l’outrecuidance de saluer en public
le « président » Kadhafi, titre récusé comme on le sait depuis des lustres.
L’éclipse de l’astre Muammar ne durera pas. Mais quand le Lrère outragé
reparaît à la tribune, c’est pour vilipender le Sud-Africain Thabo Mbeki, autre
prétendant au leadership continental, avant que l’un et l’autre n’aillent bouder,
chacun dans son coin. Preuve, s’il en était besoin, que l’on peut planer de
sommet en sommet sans jamais voler très haut. L’anicroche reflète une obsession
récurrente. Lorsque le traducteur francophone Moftah Missouri accompagne à
Bab al-Aziziya l’envoyé spécial du Figaro Pierre Prier, il implore ce dernier de
ne donner à aucun prix du « Monsieur le président » à son hôte. « Sinon,
soupire-t-il, nous voilà partis pour une demi-heure d’exégèse sur la différence
entre Guide et chef d’État. » Distinguo spécieux bien entendu. Car le qaïd as-
Thawra n’aura jamais cessé de régenter tout et le reste. Tels que révélés par
WikiLeaks, les câbles de l’ambassade américaine attestent ainsi qu’il peut aller
jusqu’à dicter en personne la réponse à la demande d’autorisation de
déplacement - travel request - d’un diplomate ou s’impliquer dans la tentative
de résurrection d’un vieux projet d’acquisition d’avions de transport de troupes
made in USA. Si le « malik moulouk Afriqiyah » attache tant de prix à ces
broutilles protocolaires, c’est que son statut hors norme assoit à ses yeux ses
prétentions continentales. « Quand je suis battu au second tour de la
présidentielle de l’an 2000, se remémore le Sénégalais Abdou Diouf, le premier
appel téléphonique vient de lui. Maintenant que toi et moi ne sommes plus chefs
d’Êtat, me dit-il, nous serons en mesure d’œuvrer plus efficacement pour
l’Afrique, main dans la main-. » Jean Ping aura droit à la même coquetterie
lexicale : « En ma qualité de simple Guide, lui répète-t-il, je peux me consacrer à
la gouvernance de l’Union. »
À l’instant de boucler notre périple africain, un ultime crochet - ougandais,
cette fois - s’impose. Bienvenue au royaume de Toro, l’une des cinq monarchies
traditionnelles abolies sous le premier mandat de Milton Obote (1966-1971),
puis rétablies en 1993 par Yoweri Museveni. C’est à Kampala en mai 2001, à la
faveur de l’investiture de ce dernier, fraîchement réélu, que le colonel croise
pour la première fois Best Kemigisa Kaboyo, jeune veuve et reine mère de cette
enclave aux deux millions de sujets - des éleveurs pour la plupart - lovée aux
pieds des montagnes de la Lune. Alors âgé de 9 ans, son fils Rukirabasaija Oyo
Nyimba Kabamba Iguru Rukidi IV a accédé au trône quand il en avait trois et
demi. Mais c’est à elle qu’il revient, depuis le décès de son royal époux,
d’assurer l’intérim. D’emblée, Muammar Kadhafi s’entiche de Toro, au point de
se rendre à Port Portai, la capitale, deux mois plus tard. S’éprend-il aussi de sa
régente ? La rumeur ne tarde pas à éclore. Toujours est-il que le Guide ne
ménage ni sa peine ni ses fonds. 11 finance la rénovation du palais, passablement
décati, surnommé depuis lors « palais Kadhafi » ; mais aussi les études des
princes et princesses de la dynastie. Le dauphin suit ainsi un temps
renseignement de la prestigieuse académie militaire britannique de Sandhurst.
Tandis que sa sœur Ruth rallie une école internationale de Tripoli, où Best
Kemigisa elle-même séjourne fréquemment, du moins quand elle délaisse son
pied-à-terre de Kampala, cadeau là encore du leader de la Jamahiriya-. En gage
de gratitude, la reine confère à celui qu’elle appelle « mon meilleur ami » le titre
suprême de « défenseur de la Couronne ». A lui les atours protocolaires : la
tenue d’apparat, la hache, le javelot et le bouclier royaux. Le fils de berger
bédouin sacrifie aussi au rite de la traite des vaches de la Cour. On ne s’étonnera
pas que la petite monarchie ougandaise voue depuis lors à Muammar Kadhafi
une gratitude éternelle. Aux dernières nouvelles, son portrait ornait toujours le
salon de réception du palais de Fort Portai.
ACTE VI
VA-TOUT
Le prix de la rédemption
On se souvient combien le jeune cicérone du CCR s’est senti d’emblée à
l’étroit dans son bac à sable libyen. De la oumma arabe au continent africain,
Muammar Kadhafi n’aura de cesse d’élargir son espace, de se tailler une aire à la
mesure, ou à la démesure, de ses ambitions et des talents qu’il se prête. Autre
reflet de cette présomption universaliste^ la prétention au statut de médiateur
transcontinental, si souvent revendiqué. À le lire, à l’entendre, il n’est pas une
crise, pas un conflit auquel le Guide ne puisse apporter son remède. Remède
souvent original, parfois incongru, sinon délirant. Soyons équitable : il arrive que
son intercession porte ses fruits. Tel est le cas à la fin de la décennie 2000, quand
il actionne ses réseaux et puise dans son trésor afin que cessent les hostilités
entre les autorités de Niamey et les combattants du Mouvement des Nigériens
pour la justice (MNJ). Familier des navettes entre Tripoli et les contreforts de
l’Aïr, berceau de l’insurrection, le chef de cette mouvance, Aghali Alambo, ne
peut rien refuser à son mentor. Déjà, dans les années 1990, le parrain libyen avait
convaincu les communautés rebelles de la région de Gao (Nord-Mali) de déposer
les armes. Sans grande difficulté : la plupart des insurgés se sont aguerris au sein
des unités touarègues de son armée. Quant à l’argumentaire, parfaitement rodé, il
tient en peu de mots. « L’islam, répète Muammar le médiateur, nous interdit la
guerre. Nos armes, nous devons les utiliser contre le colonialisme, les occupants,
l’impérialisme et le sionisme. Le Sahara étant aujourd’hui parcouru par les
trafiquants, les salafïstes et les animistes, n’offrons pas aux Occidentaux le
prétexte d’y prendre pied pour piller nos ressources. »
À l’aise dans son jardin sahélien, le colonel l’est un peu moins dans d’autres
arènes. Ouvrons le bal avec le conflit israélo-palestinien. Longtemps, le colonel
s’en tient à ce dogme, tel qu’énoncé dans un entretien accordé en février 1979 à
TF1 : retour des « immigrés » juifs dans leur pays d’origine et des Palestiniens
sur leur terre ; cohabitation entre ces derniers et les Juifs orientaux. Quid de ceux
nés en Israël après 1948, date de la création de l’État hébreu ? Tant pis pour eux :
« Dans ce cas, l’Espagne serait un pays arabe, puisque des Arabes y ont vécu
durant huit siècles, l’Algérie serait française, la Libye italienne et le Zimbabwe
anglais. » Dix ans plus tard, Kadhafi préconise, pour « régler le problème
palestinien », de transférer les Juifs en Alsace-Lorraine, territoire promu au
passage au rang de « zone tampon préventive » entre deux ex-belligérants de la
vieille Europe. À défaut, suggère-t-il, pourquoi pas l’Alaska ou les pays Baltes ?
La formule de l’« Isratine », déjà mentionnée, fait l’objet en 2003 d’une Livre
blanc. Elle consiste à réunir en un seul et même Etat Israéliens de confession
juive et Palestiniens, mais sa mise en œuvre demeure soumise à deux
conditions : le come-back de tous les réfugiés et le démantèlement du complexe
nucléaire israélien de Dimona, aménagé dans le désert du Néguev. Scénario
exhumé de nouveau six ans plus tard, dans une tribune que publie le New York
Times sous le titre « The One-State Solution^ ». Bizarrement, la veille de cette
parution, le colonel semble faire machine arrière : lors d’une téléconférence par
satellite, organisée par l’université jésuite de Georgetown (Washington), il omet
de vanter T Isratine et plaide en faveur d’une formule bien moins novatrice, avec
expulsion des Juifs russes, est-européens et éthiopiens, appelés à peupler un
nouvel État, situé en Alaska - on y revient - ou à Hawaï. En avril 2010, nouveau
tête-à-queue : lors d’une vidéoconférence montée par le National Press Club de
Washington, Kadhafi ressort de son calot le concept d’Isratine, présenté comme
la « solution finale » [sfc]. Frémissements réprobateurs dans la salle.
Tout au long de la décennie 2000, le site officiel algathafi.org accorde une
place de choix aux thérapies planétaires du colonel thaumaturge. Ainsi, en 2004,
y figurent les « solutions définitives » aux conflits qui endeuillent alors la
péninsule coréenne, la Sierra Leone, le Sud-Soudan, le Congo-Kinshasa,
l’Érythrée, la Casamance, province sénégalaise, et le Cachemire, objet d’un
lourd contentieux entre l’Inde et le Pakistan. Querelle soldée en l’occurrence
d’une lapalissade : « Le Cachemire est le Cachemire, l’Inde est l’Inde et le
Pakistan est le Pakistan. » Comment n’y avait-on pas songé plus tôt ?
Vecteur de cette ambition médiatrice, l’arsenal de propagande numérique
survivra au colonel. En décembre 2016, soit plus de cinq ans après l’assassinat
de ce dernier, plusieurs sites en demi-sommeil - algathafi.org, algaddafi.org,
alqathafi.org - renvoyaient grosso modo aux mêmes contenus, accessibles en
une vingtaine de langues, dont le chinois, le japonais et l’ukrainien. « Le
Terrorisme, ressasse en boucle un bandeau en page d’accueil, concerne le monde
entier. La coopération ainsi que l’action internationale dans ce domaine sont
nécessaires en tant que légitime défense pour tous. » Quoique présentée comme
« détruite par l’ennemi », une autre déclinaison de la panoplie web, baptisée « Al
Gathafï speaks », se veut tout aussi polyglotte. Car Al Gathafï speaks notamment
en hébreu, en hindi, en haoussa, en swahili et en grec. Cette fois, c’est une
lucarne animée en pied d’écran qui attire l’attention. On y lit, sous un Ronald
Reagan se martelant le front du poing droit, cette légende : « L’acteur raté et
président raté Reagan lors d’une conférence de presse en novembre 1985.
Interrogé sur ce qu’il pense de Muammar Kadhafi, il a répondu, dans un rare
moment de lucidité : “Cet homme est un zélote. Il poursuit un dessein
révolutionnaire qui pourrait affecter de nombreux pays.” »
Quiconque explore plus avant les ultimes articles postés sur le site découvre
non la logorrhée d’un tyran dont le trône vacille, mais les laïus d’un leader sûr de
son assise, avide de partager ses certitudes. Témoin, la transcription de ses
échanges avec les professeurs et les étudiants de la London School of
Economies, le 2 décembre 2010, soit dix semaines à peine avant que ne
résonnent les premiers slogans des insurgés de Benghazi. Au gré des questions,
Kadhafi fait l’éloge de la diffusion par WikiLeaks de millions de documents
confidentiels, initiative « d’une grande utilité quand il s’agit de dévoiler les
conspirations et l’hypocrisie américaines » et confirme l’estime qu’il porte à
l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair, qu’il « rencontre en ami de temps
à autre ». Tout aussi décalé, ce manifeste écologiste intitulé « Laissez le pôle
Nord tranquille ! », daté du 18 novembre de la même année. Quelques mois
auparavant, le colonel, qui a toujours rêvé d’une Méditerranée affranchie de
toute présence militaire américaine comme soviétique, suggérait encore
d’interdire l’accès des « mers fermées » aux navires de guerre étrangers ou
commentait en analyste inquiet l’imbroglio russo-ukrainien et le bras de fer sino-
américain. Autre morceau de bravoure, le « cours magistral » de diplomatie
dispensé en décembre 2009 à l’université Meiji de Tokyo, lors d’un voyage au
Japon.
La vulgate officielle et les incantations révolutionnaires ne changent rien à
l’affaire : étouffée par l’embargo aérien et militaire instauré dès avril 1992 par
l’ONU comme par les sanctions euro-américaines, la Jamahiriya doit infléchir
son cap sous peine de se fracasser sur les récifs de l’isolement. Sur l’échiquier
mondial, il lui faut se délester au plus vite de son statut de paria, abréger sa
quarantaine. La distension des liens tissés avec la nébuleuse terroriste, patente
dès la fin des années 1980, répond à cet impératif. Tout comme la prudente
neutralité affichée lors de la première guerre du Golfe ou les accords
d’indemnisation conclus afin de solder les arriérés des tragédies du Boeing de la
Pan Am et du DC-10 d’UTA. Pour l’Occident, une réparation morale ; pour
Kadhafi, le ticket d’entrée qu’il faut acquitter afin d’effacer le sceau d’infamie,
moins coûteux au fond que les sanctions endurées. Un autre facteur, plus
psychologique, aura pesé : l’effondrement en avril 2003 du régime baasiste
irakien, prélude à la pendaison du raïs Saddam Hussein, le 30 décembre 2006.
Lequel, confie Muammar Kadhafi à Newsweek, ne méritait pas un tel sort en
dépit de son « comportement irrationnel » vis-à-vis de l’Iran, des Kurdes ou du
Koweït=. Signal inquiétant, voici que fleurit sur quelques palissades tripolitaines
ce graffiti : « Aujourd’hui Saddam, demain Kadhafi. »
Salué çà et là, l’effort ne suffit pas. Il faut faire davantage pour accoster sur
l’autre rive de « Taxe du Mal ». Le Guide y parviendra en actionnant deux
leviers : la lutte contre le djihadisme global et le démantèlement de son arsenal
d’armes de destruction massive (ADM). Les attentats qui, le 11 septembre 2001,
meurtrissent l’Amérique et sidèrent la planète lui fournissent l’occasion de hâter
la mue. Parmi les leaders arabes, le colonel sera le plus prompt à offrir ses
condoléances. 11 se dit « horrifié » par le carnage et suggère la tenue d’une
conférence internationale contre le terrorisme, répétant inlassablement qu’il fut,
dès 1995, le premier à dénoncer les agissements d’Oussama Ben Laden, après
l’assassinat à Syrte d’un couple d’agents des services de renseignements
allemands, Vera et Silva Becker, revendiqué par un groupe affilié à al-Qaïda ;
puis le plus prompt à lancer, via Interpol, un mandat d’arrêt international contre
le fondateur de la matrice djihadiste. De même, le repenti ne manque pas de se
prévaloir de l’écrasement sur ses terres, déjà évoqué, des maquis islamistes du
djebel Akhdar. L’ex-« chien enragé » - clixit Reagan - ne mégote pas pour
rentrer, assagi, au chenil. Il ordonne des collectes de sang amplement
médiatisées, avalise l’invasion punitive de l’Afghanistan par PUS Army, et
dépêche à Londres son maître espion Moussa Koussa, muni des dossiers
constitués sur les fous d’Allah libyens. Choix symptomatique :
Muammar Kadhafi confie les rênes de l’intense coopération antiterroriste
instaurée avec l’Occident à celui-là même qui orchestrait la liquidation des
« traîtres » et des dissidents en Europe... Le 31 août 2002 à Sebha, au détour
d’un discours fleuve, le colonel s’emploie à solder son passé-passif. « Nous
acceptons désormais la légalité internationale, fût-elle travestie ou imposée par
les Etats-Unis, déclare-t-il. Les conflits dans le monde ne se règlent plus avec
des fusils et des armes. Ils se règlent selon le droit, même si nous considérons
celui-ci comme injuste. » Si ambivalente soit-elle, la conversion porte ses fruits.
Suspendu pour l’essentiel depuis 1999, l’embargo onusien sera levé en 2003.
Dès 1980, dans leur fameux roman intitulé Le Cinquième Cavalier, Larry
Collins et Dominique Lapierre campent Muammar Kadhafi en Docteur
Folamour, cerveau d’un chantage à l’apocalypse atomique : si Israël ne restitue
pas dans les trente-six heures aux Palestiniens les territoires occupés, la bombe
planquée dans un endroit tenu secret rayera New York de la carte... C’est dire
combien le Libyen incarne alors le spectre de l’anéantissement. Le 19 décembre
2003, au terme de neuf mois de palabres secrètes avec Washington et Londres -
mais sans Paris, tenu à l’écart du processus -, la Jamahiriya consent pourtant à
saborder un arsenal nucléaire, bactériologique et chimique dont elle niait
jusqu’alors l’existence. Mieux, elle « balance » ses fournisseurs, pakistanais et
nord-coréens notamment. « Kadhafi a joué la carte du renoncement d’une
manière magnifique- », admet aujourd’hui Dominique de Villepin, alors ministre
français des Affaires étrangères. Longue de près de six heures, la séance de
travail finale s’était jouée trois jours plus tôt dans les salons cossus du
Traveller’s Club de Londres. Soit le surlendemain de l’humiliante arrestation de
Saddam Hussein. Un autre événement précipite sans nul doute le dénouement :
l’arraisonnement dans les eaux italiennes, le 3 octobre 2003, du cargo allemand
A
BBC China. A son bord, des pièces de centrifugeuses - équipements
indispensables à l’enrichissement de l’uranium - made in Malaysia et en route
pour la Libye. Laquelle, prise en flagrant délit de duplicité, n’a d’autre option
que la reddition. Certes, Tripoli n’a pas atteint le stade de la weaponization, en
clair, de la confection d’une bombe opérationnelle à brève échéance. 11
n’empêche, lorsque, dès l’automne, les experts de la CIA et du MI6 inspectent la
dizaine de sites clandestins que leur ouvrent les Libyens, ils mesurent l’étendue
insoupçonnée d’un programme patiemment conduit à l’insu de l’Agence
internationale de l’énergie atomique (AIEA). Son essor doit beaucoup au
Pakistanais Abdul Sadiq Khan, gourou mondial de la prolifération occulte, mais
repose aussi sur des prestataires malaisiens, turcs, sud-coréens et suisses.
« Faillite totale des contrôles », admet l’Égyptien Mohammed al-Baradei,
directeur de T AIEA. L’armurerie de la Jamahiriya aurait-elle néanmoins été
surestimée, voire sciemment « survendue » par le clan Kadhafi afin d’accroître
le prix de son abandon ? Sans doute, s’agissant du degré de maturité de son volet
nucléaire. Reste que les stocks de gaz toxiques, de type « moutarde », et la
maîtrise des vecteurs - des missiles à moyenne et longue portée - n’ont rien de
virtuel. Pas plus que les travaux menés dans l’enceinte du « complexe
pharmaceutique » de Rabta ; en réalité, une unité de production d’armes
chimiques, bâtie et équipée par des sociétés allemandes dès les années 1980.
« À cette époque, souligne l’ancien ambassadeur de France Jean-Luc
Sibiude, Kadhafi attend un retour sur investissement dans le domaine du
nucléaire civil, son dada du moment. C’est un homme du passé, un homme
dépassé, engagé dans des révisions déchirantes. Pas fou ou extravagant, plutôt
cyclothymique, dans sa bulle. Ce qui l’intéresse vraiment ? Les enjeux
sécuritaires, les équilibres tribaux et l’Afrique, la grande affaire-. »
Bien sûr, jugeant décevantes les retombées de son « sacrifice », le Guide se
plaindra amèrement d’avoir été floué par ses partenaires. « Qu’a gagné la Libye
en démantelant son programme d’armement nucléaire ?, feint-il de s’interroger
en 2010 dans Paris Match. Rien-. » Rien, vraiment ? C’est faire bien peu de cas
des tapis rouges que l’on déroule sous ses pas comme du cortège d’Excellences
qui, bientôt, défilent à Tripoli, moins attirées, il est vrai, par le magnétisme du
colonel que par l’espoir d’y signer contrats et marchés.
Tour à tour, l’Espagnol José Maria Aznar, le Britannique Tony Blair,
l’Allemand Gerhard Schrôder, le secrétaire d’État adjoint américain William
Burns, l’Italien Silvio Berlusconi et le Français Jacques Chirac passent sous la
tente. Dès le 25 mars 2004, le locataire travailliste du 10 Downing Street,
« frappé par la volonté du Colonel de poursuivre dans la voie de la coopération
et d’instaurer une nouvelle relation avec le monde extérieur », conclut un « deal
dans le désert » salutaire pour British Petroleum comme pour les appétits gaziers
de l’Anglo-Néerlandaise Shell. En contrepartie, Londres passe l’éponge sur le
meurtre, vingt ans plus tôt, de la policière Yvonne Fletcher comme sur le crash
de Lockerbie. Considéré par le fils cadet Seif al-Islam comme un « ami
personnel de la famille », Blair récidive trois ans plus tard. À la clé, cette fois, un
partenariat militaire et policier, avec fourniture de fusils et d’équipements
antiémeutes et programmes de formation au profit des forces spéciales
libyennes. En Italie, partenaire commercial et fournisseur d’armements n° 1,
Il Cavalière, fidèle en cela à l’héritage de son rival centriste Romano Prodi,
abreuve d’égards le fratello Muammar. Le 31 août 2008, il enterre au prix fort le
contentieux postcolonial : Rome s’acquittera sur vingt-cinq ans d’environ
3,5 milliards d’euros de dédommagements, sous forme d’investissements. Il faut
dire que, présent via ses fonds souverains dans le capital de maints fleurons de
l’économie transalpine - Fiat, la compagnie pétrolière ENI, la banque
UniCredit -, Kadhafi a su en outre attiser la hantise de l’invasion de migrants
clandestins. Washington se dote également d’un nouveau logiciel.
L’administration républicaine de George W. Bush accélère une normalisation
amorcée sous le démocrate Bill Clinton, retranche en mai 2006 la Libye de la
liste noire des « États soutenant le terrorisme » et lève les sanctions infligées
depuis 1982.
Le 27 avril 2004, deux avions libyens atterrissent à Bruxelles. L’un convoie
le tricard absous et sa suite ; l’autre sa nouvelle Mercedes géante d’un blanc
immaculé, coiffée d’une antenne satellitaire. Voilà près de quinze ans - depuis
un sommet des non-alignés à Belgrade - que Muammar Kadhafi n’a plus planté
sa tente bédouine en Europe. Invité par l’Italien Romano Prodi, désormais
président de la Commission européenne, il déballe cette fois son kit de camping
sur les pelouses du château de Val Duchesse, résidence des hôtes de prestige du
royaume de Belgique. « Pour lui, une consécration, constate alors un diplomate
en poste à Tripoli. Dommage que Prodi en fasse des tonnes. Sa déférence irrite
plus d’une capitale européenne. » Les envolées oratoires du revenant n’arrangent
rien. Qu’il presse toutes les puissances du monde, États-Unis et Chine en tête, à
se dépouiller de leurs stocks de weapons of mass destruction, suivant en cela son
« exemple », soit. Mais on l’entend aussi se livrer à un tortueux plaidoyer
tendant à dédouaner le terrorisme, légitime dès lors qu’il apparaît comme
l’unique instrument laissé à l’opprimé ; et laisser planer le spectre d’un retour
aux années de braises, dans l’hypothèse où l’Occident rechignerait à lui ouvrir
les bras. J’espère, lâche-t-il, que « nous ne serons pas contraints un jour de
revenir au temps où nous devions piéger nos voitures ou placer des ceintures
explosives autour de nos lits et de nos femmes ». Formulation absconse mais
assez belliqueuse pour réveiller les vieux démons à peine assoupis. Ceux-ci
l’escortent d’ailleurs dans chacune de ses sorties européennes. Témoin, la visite
« historique » accomplie en Italie en juin 2009. De nouveau, Kadhafi, qui
bivouaque à Rome dans les jardins d’un palais du xvn e siècle, affiche une
trouble indulgence envers le recours à la violence, justifiant au passage les raids
des pirates somaliens, « contraints » d’assaillir les navires coupables de violer
leur domaine maritime, voire considérés comme les pionniers d’un mode de
développement original. Chez l’ex-tuteur colonial, le forcing de Berlusconi ne
suffit décidément pas à dissiper l’odeur de soufre qui flotte dans le sillage de son
hôte. Disciples et contempteurs du Guide s’empoignent sur les campus et le
Sénat lui refuse l’accès à son hémicycle, tandis que des élus de gauche arborent
au revers de leur veste une photo du Boeing de la Pan Am foudroyé dans le ciel
de Lockerbie. D’autres anicroches balisent ce séjour. Lorsque les Juifs italiens
chassés de Libye en 1967 sollicitent une audience, le colonel leur donne rendez-
vous un samedi, jour du shabbat. L’un d’eux tentera d’ailleurs vainement de lui
remettre en mains propres un doctorat « horroris causa ». Le périple s’achève
sur un ultime accroc diplomatique. Annoncé à la Chambre des députés, le
Libyen tarde tant que son président, Gianfranco Fini, outré par tant de
désinvolture, annule la rencontre après deux heures d’attente stérile. Amende
honorable ? De retour dans la Botte le mois suivant à l’occasion d’un sommet du
G 8, le Guide découvre à la faveur d’une escale fortuite sur la route de L’Aquila,
théâtre de la réunion, le village d’Antrodoco, au pied des Apennins. Enchanté
par l’accueil, il promet aussitôt d’y implanter une usine d’embouteillage et un
hôtel pourvu d’une piscine avec espace d’hydrothérapie.
Enjambons à ce stade l’homérique raid parisien de décembre 2007, objet
d’un prochain chapitre, pour détailler l’extravagante campagne de
communication qui accompagne l’effort de réhabilitation d’un homme jugé
naguère infréquentable. À la manœuvre, Sir Mark Allen, ancien chef du service
Middle East du MI6, ainsi que le cabinet américain de relations publiques
Monitor Group, recruté en 2006 à prix d’or - 3 millions d’euros - afin de
« rehausser l’image de la Libye et de Muammar Kadhafi », et ce, avec le
concours d’une poignée de consultants de luxe. 11 faut dire que ce cabinet basé à
Boston (Massachusetts) connaît la chanson : il avait orchestré les préparatifs de
la thèse, amplement plagiée, livrée par « Seif » à l’époque où il fréquentait en
dilettante la London School of Economies. Les stratèges de l’offensive
s’assignent deux objectifs : inspirer la parution, dans les grands titres de la presse
européenne, d’articles dépeignant la sincère conversion de leur illustre client,
penseur mésestimé ; et instaurer un dialogue entre celui-ci et une cohorte
d’intellectuels de renom. Autre prestataire enrôlé par Tripoli : l’agence de com’
Racepoint, à qui échoit, en 2007, l’honneur de mettre en scène un débat télévisé
réunissant autour du Guide, à l’occasion du trentième anniversaire de la
Jamahiriya, le Britannique Anthony Giddens, théoricien - comme on se
retrouve... - de la « troisième voie » chère aux blairistes, et l’Américain
Benjamin Barber, pionnier de la réflexion sur la mondialisation. C’est que la
propension de Kadhafi à se frotter aux esprits de son temps perdure. Il n’est
d’ailleurs pas peu fier d’évoquer ses échanges avec l’historien Francis
Fukuyama. « Nous avons discuté ensemble du Livre vert, se rengorge-t-il en
septembre 2006. Cet ouvrage lui semble indispensable au Tiers-Monde. » À en
croire un câble WikiLeaks, le « Bédouin philosophe » réclame à l’époque à son
entourage des résumés en arabe d’essais américains à succès. Dont The Post-
American World , de l’éditorialiste Fareed Zakaria, ou The Audacity of Hope, le
credo de Barack Obama.
Aurions-nous fait le tour des redresseurs d’image américains accourus au
chevet du convalescent ? Non, loin s’en faut. Citons les cabinets de lobbying
Fahmy Hudome International et Brown Lloyd James, chargés de faire publier
des tribunes signées Kadhafi, qu’il s’agisse de dénoncer les ingérences
occidentales dans les affaires russes- ou de promouvoir, sur le front israélo-
palestinien, la formule à un seul État. Ou encore, sur un registre plus
institutionnel, The Livingston Group, mandaté en 2009 pour « représenter la
Libye auprès du Congrès et de l’exécutif américains, et promouvoir son image ».
Montant du contrat : 2,4 millions de dollars, dont près d’un tiers englouti par la
rédaction d’un rapport censé décrypter l’évolution du pays entre septembre 2008
et mars 2009-. Jusqu’à son dernier souffle, la Jamahiriya recevra les offres de
service d’agences de conseil. En avril 2011, alors que le trône de Muammar
Kadhafi tremble sur ses bases, le lobbyiste belge Dirk Borgers lui adresse, au
nom de l’American Action Group, une proposition de contrat portant sur la mise
en œuvre d’un plan de sortie de crise négociée. Courrier cosigné notamment par
un « expert en terrorisme » et un ancien spécialiste d’al-Qaïda au sein de la
CIA . Coût de l’opération, qui bien entendu tourne court : 10 millions de dollars,
sous la forme d’un acompte non remboursable. « Nous n’étions pas mus par
l’appât du gain », précisera Borgers. Dans ce cas...
Autre facette du marathon promotionnel, la prise de contrôle de médias en
souffrance. À commencer par l’agence panafricaine de presse Panapress, guettée
par la faillite, et dont le siège déménage de Dakar à Tripoli à la fin de la
décennie 1990 ; ou la radio Africa n° 1, cible en mai 2007 d’une prise de
participation majoritaire, à hauteur de 52 %. De même, le Guide n’a pas à se
plaindre du traitement que lui réserve le magazine francophone Continental,
dont le directeur de la publication Amauld Houndété œuvre pour la Jamahiriya
via son agence Voodoo. Pour preuve, la couverture du numéro d’octobre 2010,
consacrée à l’occasion d’un sommet arabo-africain à « la touche Kadhafi ».
Flagorneur en diable, le dossier magnifie les prouesses de la Libye, « modèle en
matière d’investissements massifs et diversifiés en direction de toutes les régions
du continent africain ».
Dans la vaste bataille engagée pour le retour en grâce de l’ex-damné, aucun
front ne saurait être négligé. Pas même celui de la culture. Le 7 septembre 2006,
sur les planches du prestigieux Coliseum de Londres, l’English National Opéra
présente en ouverture de la saison un spectacle coproduit par la chaîne de
télévision Channel 4 et sobrement intitulé « Kadhafi, un mythe vivant ». Après
l’« opni », objet politique non identifié que constitue la Jamahiriya, puis
l’« orni », objet romanesque non identifié né de la plume du Guide, place à cet
« olni », objet lyrique tout aussi inédit, qui plonge la critique britannique dans
une perplexité teintée d’ironie. Le spectacle marie en un assommant matraquage
électroacoustique rap, reggae, sonorités asiatiques et envolées orientales.
Cocktail relevé d’images d’archives et de longs récitatifs farcis de slogans
jamahiriyens. On doit la musique de ce morceau de bravoure à un certain Steve
Chandra Savale et son livret au dramaturge et scénariste Shan Khan. Lequel
s’est, de son propre aveu, inspiré du Livre vert et des discours du Guide, mais
aussi... des rapports de la CIA et des propos de Ronald Reagan. Quant au rôle-
titre, il revient à Ramon Tikaram, connu outre-Manche pour son rôle de facteur
gay dans la série Ferdy, diffusée sur BBC2. Un acteur consciencieux qui,
apprend-on à la lecture de la presse britannique, travaille la prestance et la
démarche de son modèle, ainsi que son « regard de chameau » errant au loin,
vers l’infini. Le « mythe vivant » a-t-il vu un jour ce chef-d’œuvre à sa gloire ?
Si tel est le cas, nul doute qu’il aura goûté, en VO, la richesse des rimes de ces
deux vers du couplet final : « We never know who you are/ Gaddafi superstar. »
Beaucoup moins chantant dans la langue de Montesquieu : « Nous ne savons
jamais qui tu es/ Kadhafi superstar. » Qu’on se rassure. Comme on le verra sous
peu, le talent scénographique français ne tardera pas à prendre sa revanche.
Superstar ? Sur une scène londonienne, peut-être. Mais sur l’échiquier
arabe... Tandis qu’il courtise, en tombeur impatient et despotique, l’Afrique
subsaharienne, le Guide libyen garde un œil, suspicieux et hautain, sur cette
arène-là. Deux fers au feu, là aussi, mais sans retour de flamme. « Le
panarabisme, assène-t-il en 1999 à un auditoire d’étudiants cairotes, est une
chimère. Un mythe qui n’existe pas. » Constat de carence formulé de façon plus
acide encore à Sebha, le 5 octobre 2003 : « Il n’y avait aucune raison, ressasse-t-
il alors, de douter de la viabilité d’une nation arabe si bien pourvue en ressources
naturelles : du pétrole, du gaz, des minerais. [...] Mais malgré ces atouts, rien
n’a été fait à ce jour. Ce ne sont pas les peuples qu’il faut blâmer mais les
militaires qui ont pris le pouvoir en leur nom. Toute l’erreur est là : les
révolutions, à commencer par celle de Nasser en Égypte, étaient militaires,
même si elles affichaient des slogans populaires et unionistes. Les peuples ont
fait confiance à leurs officiers libres et à leurs armées. Résultat, zéro ! Les
armées arabes ont bâillonné les peuples pour les empêcher de se révolter, de
s’unir. » Quant à l’UMA, cette Union du Maghreb arabe à laquelle il s’était rallié
en 1989, il l’enterre sans fleurs ni couronnes : « Les Arabes sont incapables de
réaliser le moindre projet commun. Ils sont finis. Leurs régimes sont finis. Je
demande au peuple libyen de quitter la Ligue arabe sans délai. »
Avis de recherche. Qu’est-il donc advenu de l’ostensible humilité du
fougueux capitaine ? Son purisme faisait vibrer. Ses diatribes faisaient frémir.
Elles prêtent désormais à rire ou à sourire. Kadhafi n’enfièvre plus, il sermonne,
marmonne et ratiocine. En sa présence, les sommets de la Ligue virent au
vaudeville perpétuel, entre claquements de porte, anathèmes, bouderies et
fracassantes sorties de scène. Lui se fait de plus en plus vindicatif. Tandis qu’au
fil des ans, ses homologues se donnent de moins en moins la peine de feindre
l’intérêt. « Rien ne nous réunit, à part cette salle !, tonne le Guide en mars 2008.
Les Arabes ne sont pas sérieux, ne servent à rien et sont devenus la risée du
monde. » On ne saurait mieux dire. Nous avons déjà, en début d’ouvrage, relaté
quelques accrochages à grand spectacle. Les épisodes qui suivent, choisis dans
un stock inépuisable, balisent l’inexorable déclin de l’aura du Libyen.
Amman, mars 2001. Le cygne noir de la couvée panarabe exige le huis clos,
le temps d’un laïus ébouriffant. « Jérusalem n’est qu’une mosquée, lance
l’imprécateur au risque d’écorner un consensus sacro-saint. Que nous priions là
ou ailleurs, quelle importance ? » On comprend que le roi de Jordanie
Abdallah 11, hôte des travaux, ait décoré à cette occasion Nouri al-Mismari, chef
du protocole libyen. Car la mission de cet onctueux majordome - amortir urbi et
orbi l’impact des foucades du maître - relève du sacerdoce. Lidèle à sa légende,
Kadhafi s’offre une tournée des cafés de la vieille ville, se mêle aux spectateurs
d’un match de foot et boude la suite réservée au Méridien, lui préférant la tente
dressée dans le jardin d’une résidence du défunt roi Hussein, dont on se souvient
qu’il le traita un jour de « crétin ». Quand, le 29 mars 2005, il quitte Alger muni
d’un diplôme honoris causa pour - ne mégotons pas - « son apport à
l’humanité », après avoir fait la leçon aux députés de l’Assemblée nationale
populaire, un soupir de soulagement l’escorte jusqu’à son avion.
Le Guide égaré se paie de mots et se repaît de titres. « Je suis un leader
planétaire, le doyen des dirigeants arabes, le roi des rois d’Afrique et l’imam des
musulmans, martèle-t-il à Doha (Qatar) un an plus tard. Ma stature internationale
m’interdit de m’abaisser en deçà de ce niveau. » Laut-il y voir une prémonition ?
Lorsqu’il flétrit l’apathie de ses pairs face à l’infamante mise à mort de l’Irakien
Saddam Hussein, c’est en vain. « Une puissance étrangère occupe un pays arabe
et pend son leader tandis que nous tous regardons et en rions, s’indigne-t-il.
Votre tour viendra bientôt ! » Hilarité dans les travées. On aperçoit même le
Syrien Bachar al-Assad, cet échalas guindé, glousser sans retenue. L’imprécateur
fourbu insiste : « Même vous, les amis de l’Amérique. Non, je dirais plutôt nous,
nous les amis de l’Amérique. Car l’Amérique pourrait avaliser un jour notre
pendaison. » Les rires redoublent. Votre tour viendra... Le leur, peut-être. Le
sien, à coup sûr. Dès la cérémonie d’ouverture, les cimeterres étaient de sortie.
Quand l’émir qatari adresse au roi Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud, le
souverain saoudien, un message de bienvenue, le colonel s’empare d’autorité de
la parole : « Je tiens à dire quelques mots à mon frère Abdallah. Voilà six ans
que tu m’évites, me fuis, que tu crains la confrontation. » Référence à la passe
d’armes de Charm el-Cheikh (Égypte), lorsque le procureur Kadhafi et le prince
héritier d’alors, accusé de s’être « allié avec le diable » pour avoir accueilli sur
son sol les troupes américaines, s’étaient mutuellement traités de « menteur » : il
avait alors fallu les efforts conjugués de l’Égyptien Moubarak, du Syrien al-
Assad et du Libanais Antoine Éahoud pour dissuader la délégation saoudienne
de quitter les lieux. « Je veux te rassurer et t’inviter à ne pas avoir peur, poursuit
le Libyen. Tu as le mensonge derrière et le tombeau devant toi. Toi qui as été
fabriqué par l’empire britannique puis protégé par les États-Unis. » L’émir al-
Thani coupe le micro ? Peine perdue. Khadafï continue, mais sur un mode plus
conciliant. « Par respect pour la oumma, je considère que le problème entre toi et
moi est clos. Je suis prêt à te rendre visite et à t’inviter en Libye. » Pas sûr
qu’une telle offre suffise à solder le contentieux : à Riyad, nul ne doute qu’au
lendemain de l’escarmouche de Charm el-Cheikh, le colonel a commandité une
tentative d’assassinat d’Abdallah. Projet révélé par le New York Times, qui cite
en juin 2004 les aveux d’un islamiste américain, reçu à deux reprises sous la
tente et gratifié d’une avance en cash de 340 000 dollars. Modus
operandi envisagé : un tir de missile antichar sur le convoi de l’héritier
wahhabite, ou un assaut à l’arme lourde sur sa résidence de La Mecque. Deux
ans après, le royaume saoudien annonce la mise en échec d’un autre complot.
Accusés d’avoir tenté de recruter sur place des dissidents saoudiens, quatre
Libyens, dont l’homme de confiance de Seif al-Islam, sont arrêtés. Ils seront
rapatriés discrètement à Tripoli après dix mois de détention.
La mascarade de Benghazi
Parmi les contentieux qui entravent le retour de la Libye dans le très
cacophonique « concert des nations », il en est un qui révèle la persistance des
tares ontologiques de la Jamahiriya : l’affaire dite des « infirmières bulgares ».
Arbitraire, cruauté, mensonge, cynisme, vénalité, démagogie, tout y est. Le
9 février 1999, la police arrête et incarcère cinq infirmières venues de Sofia ainsi
qu’un généraliste palestinien, Ashraf al-Ajouj, tous employés à l’hôpital
pédiatrique al-Fateh de Benghazi. Leur calvaire durera plus de huit ans. De quel
crime les accuse-t-on ? D’avoir inoculé « sciemment » le sida à plus de
400 enfants. Pure fadaise. L’étude conduite par deux éminents professeurs de
médecine, le Français Luc Montagnier, codécouvreur du VIH, et l’Italien
Vittorio Colizzi, établit dès 2003 de manière indubitable la nature nosocomiale
de l’infection. Mieux, l’examen du génotype du virus prouve que l’épidémie
fatale a gagné l’établissement, où règne au demeurant une hygiène déplorable,
entre 1994 et 1997, donc avant l’arrivée des étrangers incriminés. Condamnés à
trois reprises à la peine capitale sur la base d’aveux extorqués, les six boucs
émissaires subissent à l’abri des murs de la prison d’al-Judaida d’atroces sévices,
viols, chocs électriques, morsures de chiens rendus fous par la faim. Lorsqu’on
l’interpelle, Muammar Kadhafi se retranche derrière la « décision de justice »
dévoilée en mai 2004. En l’occurrence, une condamnation à mort qui sera
annulée en décembre 2005, puis rétablie un an plus tard par un haut magistrat du
nom de Mustapha Abdeljalil, future coqueluche de l’Occident en sa qualité de
figure de proue de la transition post-Kadhafi. Là encore, l’argument ne fourvoie
que les naïfs. En réalité, le pouvoir tente de détourner, dans une cité que l’on sait
rebelle, la colère contagieuse des parents. Il verse ainsi à chaque père de famille
un salaire, assorti pour la plupart d’entre eux d’une voiture ou d’un logement. De
plus, en accablant le sextuor venu d’ailleurs, le clan Kadhafi offre aux boutefeux
nationalistes, exaspérés par les concessions qu’impose Vaggiornamento en
cours, un os à ronger. Tout en gardant sous le coude un atout maître pour les
marchandages à venir. « Un crime abominable, répète le colonel. Nous détenons
les preuves que ces médecins ont reçu l’ordre de pratiquer des expériences sur le
virus du sida sur nos enfants. » « Je persiste à croire, assène-t-il en mai 2010,
qu’il s’agissait d’une conspiration visant à tuer des petits Libyens-. » Admettons,
mais ourdie par qui ? La découverte du mystérieux carnet de l’ex-Premier
ministre Choukri Ghanem, dont il sera de nouveau question bientôt, inspirera en
la matière une hypothèse d’une effarante cruauté. Selon un article publié le
4 novembre 2016 par le site Mediapart, figurent dans ces pages les confidences
d’un haut magistrat libyen familier du dossier, accusant Moussa Koussa et
Abdallah Senoussi, deux des caïds de l’appareil de renseignement, d’avoir eux-
mêmes manigancé la propagation du virus...
Dans la coulisse, deux personnages inconnus du grand public s’échinent à
abréger le cauchemar des captifs. L’Autrichienne Benita Ferrero-Waldner,
commissaire aux Relations extérieures de l’Union européenne (UE) depuis
novembre 2004, et le Français Marc Pierini. Même si, comme on le verra, le
couple Sarkozy rafle les lauriers à l’heure du dénouement de cet imbroglio, c’est
bien ce dernier, chef de la délégation de l’UE à Tripoli, qui négocie pied à pied
les termes d’un accord financier, prélude à la libération des six otages. Montant
de la « rançon » : 450 millions de dollars, soit un million par gamin décédé.
Somme analogue à celle déboursée par la Jamahiriya pour chacune des victimes
de Lockerbie. La preuve s’il en était besoin que Kadhafi et les siens tiennent là
leur revanche... L’argent, soutiennent diverses sources, dont Le Canard
enchaîné-, a été avancé par l’émir du Qatar, personnage que Sarkozy prend soin
de remercier à l’heure de la délivrance. Version contestée par Marc Pierini. « Le
paiement, précise celui-ci, a été opéré par mes soins depuis le Fonds
international de Benghazi (FIB), que je présidais-. » Fonds alimenté par un
emprunt contracté auprès d’une entité libyenne. « Au moment de la libération,
insiste-t-il, le FIB n’avait reçu aucune contribution qatarie. » Quel souvenir ce
diplomate chevronné garde-t-il du Guide ? « Un personnage hiératique, parlant
peu, volontairement mystérieux dans ses propos et son attitude, mais enclin aux
digressions géopolitiques. » L’Europe, insiste le colonel, a tout intérêt à s’allier
avec la Libye, partenaire principal de l’Afrique ; d’autant que les Moyen-
Orientaux sont « fous ». Dès lors qu’elle politise l’affaire, l’irruption dans
l’arène de Cécilia Sarkozy « a indubitablement fait monter les enchères- », note
le même Pierini dans un ouvrage paru en 2008. Mais elle permet aussi « de lever
les derniers obstacles » dans l’ultime ligne droite. « En juillet 2007, au moment
où la France intervient, poursuit-il, la totalité de la négociation avec les familles
- compensation financière et décharge juridique - et avec l’État libyen -
extradition des prisonniers - est déjà bouclée. De même, le programme médical
en faveur des enfants est sur les rails. C’est alors que la position libyenne change
et que surgissent les exigences relatives aux livraisons d’armements, à la
coopération nucléaire civile et à une visite de haut niveau du colonel en
Europe. »
Le 24 juillet, à 6 h 20, un Airbus 319 de l’armée de l’air française décolle de
l’aéroport de Tripoli-Mitiga. À son bord, les cinq survivantes et leur compagnon,
naturalisé bulgare entre-temps, Benita Ferrero-Waldner, Marc Pierini, Claude
Guéant et, bien sûr, la future Cécilia Attias. Dans un essai autobiographique
intitulé Une envie de liberté, publié en octobre 2013 chez Flammarion, celle-ci
s’octroie le beau rôle. Celui de la battante intrépide, prête à se jeter dans l’antre
du fauve pour arracher à ses griffes une poignée d’innocentes. « Le plus étrange,
écrit-elle à propos d’une de ses rencontres avec le Guide, est que, dopée par
l’action entreprise, je n’éprouve aucune peur en pénétrant dans cet endroit. »
Celle qui est encore l’épouse du locataire de l’Élysée atterrit dans une pièce
pourvue de fausses fenêtres, verrouillée aussitôt derrière elle, tandis qu’y
pénètre, par une autre porte, Muammar Kadhafi. Se montre-t-il trop cavalier ?
Cécilia, à l’en croire, le renvoie dans les cordes en ces termes : « Avez-vous
conscience de la manière dont vous vous permettez de me traiter ? Je vous prie
de ne pas vous approcher de moi. » Le Guide, comme vaincu par la fermeté de
cette maîtresse femme, salue paraît-il son « énergie extraordinaire ». Mieux, il
l’aurait alors priée de dispenser ses conseils à sa fille Aïcha, dont il dit vouloir
faire son héritière... Invitée sur la chaîne d’information continue LCI le
11 octobre 2013, l’éphémère Première Dame décrit de nouveau un Kadhafi « très
étonné par [sa] démarche ». Sans doute l’a-t-il été. « Les Bulgares n’en font pas
autant que vous ! », lance-t-il à cette époque à un diplomate français. Retour sur
LCF Pourquoi donc le colonel cède-t-il ?, s’enquiert Guillaume Durand. « Je lui
ai apporté la possibilité de se réhabiliter sur la scène internationale, répond-elle.
C’est l’ego. » Si c’est elle qui le dit...
Trêve d’ironie facile. Les proches de Cécilia n’en démordent pas : son
intransigeance aura été décisive. Notamment lors de l’ultime tête-à-tête du
23 juillet, tel que relaté par Catherine Graciet-. L’arrière-petite-fille du
compositeur catalan Isaac Albéniz exige alors de repartir avec les infirmières,
sermonne le Libyen, lui martèle qu’il tient là sa dernière chance de corriger une
image de tyran cruel. Lui, interloqué, bredouille de geignards « my love » et « my
darling ». Puis rend les armes. « Emmenez-les... », aurait-il marmonné... « Je
viens de commettre le casse du siècle », glisse Cécilia, euphorique, à une amie.
Ambassadeur à Tripoli de 2004 à 2007, Jean-Luc Sibiude tend à accréditer ce
scénario. « Elle a mis les points sur les i à deux reprises. D’abord en juin, puis en
juillet. Là, Cécilia tape du poing sur la table, car ça coince. Personne ne veut
prendre le risque d’ordonner au directeur de la prison de Benghazi de libérer les
détenus. Du fait notamment de l’hostilité de la vieille garde et des comités
révolutionnaires à ce dénouement. A mon sens, la théâtralisation des dernières
heures aura été utile-. » Allusion au dernier acte du psychodrame. C’est qu’en
dépit du feu vert lâché par le colonel, rien ne bouge. « On me ment, c’est
intolérable, je pars ! », s’emporte alors Cécilia, avant de foncer en pleine nuit
vers l’aéroport, où l’on fait chauffer les réacteurs de l’Airbus. Quand, enfin, le
précieux butin humain déboule sur le tarmac. Cette fois, c’est gagné. Aux
antipodes de cette version, Ahmed Kaddaf ad-Dam dénie tout rôle à la future
épouse du publicitaire, lobbyiste et « influenceur » Richard Attias. « Que croit-
elle ?, peste le cousin du défunt Guide. Dans la culture arabe, une femme, ce
n’est rien. Nous voulions solder ce dossier afin de préserver notre relation avec
Paris. Donc donner les infirmières à la France, pas à Cécilia. D’autant que cette
femme n’est pas un ange : elle a quand même quitté son mari pour un autre
homme-. » On ne fait pas plus élégant... Reste que cette aigreur misogyne
reflète l’amertume de Tripoli, où l’on estime que les Européens ont bafoué le
« deal » conclu. « 11 était convenu, argue le même Kaddaf ad-Dam, que ces filles
seraient incarcérées en France ou en Bulgarie. Or, dès le lendemain, nous les
découvrons héroïnes d’un grand carnaval à Sofia. » L’ancien émissaire personnel
du colonel l’admet : il ne faut pas chercher ailleurs le pourquoi de l’accueil
triomphal réservé le 20 août 2009, jour de son retour au pays, à Abdelbaset al-
Megrahi, le seul condamné du drame de Lockerbie, reçu dès le lendemain par le
Guide en personne. Dire que la Jamahiriya avait promis un rapatriement « profil
bas »... La réponse, une fois encore, du berger des Syrtes à la bergère
européenne.
Dans le sillage de Cécilia et de Claude Guéant vogue en cette période
tempétueuse un jeune zélote aux dents longues. Conseiller diplomatique de
Nicolas Sarkozy Place Beauvau pour le Maghreb et le Moyen-Orient, l’arabisant
Boris Boillon a suivi l’ancien maire de Neuilly-sur-Seine à l’Élysée. Où il œuvre
sans états d’âme à la normalisation Paris-Tripoli, travaillant d’arrache-pied aux
préparatifs d’une visite ubuesque, sujet du prochain chapitre. « Les instructions
de notre ministre [des Affaires étrangères] Bernard Kouchner étaient limpides, se
souvient un ex-ambassadeur : Nous, on ne bouge pas un cil ; Guéant et Boillon
s’occupent de tout. » Exalté et narcissique, le trentenaire connaît assez le Guide
pour que celui-ci, attendri par sa fougue, lui donne du « mon fils ». Et c’est avec
un respect filial que le rejeton adoptif plaide encore, le 25 novembre 2010, la
cause du satrape libyen. « Kadhafi a été un terroriste, il ne l’est plus, argue sur
Canal + celui qui règne alors sur l’ambassade de France à Bagdad. 11 a fait son
autocritique. Qui peut se prétendre parangon de vertu et de démocratie ? 11 ne
faut pas laisser libre cours aux clichés. Dans sa vie, on fait tous des erreurs et on
a droit au rachat. » Boillon parle d’or. Le 31 juillet 2013, il est interpellé gare du
Nord, sur le quai d’un Thalys en partance pour Bruxelles. Sans papiers mais
avec, dans son sac de voyage, 350 000 euros et 40 000 dollars en liquide. Pactole
correspondant, explique-t-il, au règlement des prestations de son cabinet de
conseil, très actif en Irak. Argument jugé bancal par la justice de son pays. Le
7 juillet 2017, le tribunal correctionnel de Paris condamne le flamboyant « Sarko
boy » à un an de prison avec sursis pour « blanchiment de fraude fiscale » et
« manquement à l’obligation déclarative de transfert de capitaux ».
Donnant-donnant. Pas de visite en Libye sans libération des infirmières,
martelait-on à l’Élysée. Point de libération sans visite, claironnait-on en écho
chez Kadhafi. Toujours est-il que, élu dix semaines plus tôt, Nicolas Sarkozy
ajoute le 25 juillet 2007 un prologue tripolitain à son voyage initiatique en terre
d’Afrique. Lequel le conduit au Gabon et au Sénégal. Il s’agit bien d’honorer la
dette contractée la veille. « Le prix à payer- », concède-t-il face à l’écrivain
Tahar Ben Jelloun. L’ancien maire de Neuilly-sur-Seine a déjà goûté au rite de la
tente comme à celui de l’attente. Il y eut droit, notamment en octobre 2005, au
temps où il détenait le portefeuille de l’Intérieur. Souvenir mitigé d’un entretien
erratique sous une chaleur torride, en présence de traducteurs baignés de sueur,
s’épuisant à capter les oracles marmonnés par un Kadhafi armé de son chasse-
mouches. L’essentiel n’est pas là. Mais dans le flirt entre la Sarkozie et les
cadors du renseignement de la Jamahiriya, amorcé au nom du combat commun
contre l’hydre djihadiste, et qui doit beaucoup au « fructueux dialogue »
instauré, via l’entremetteur franco-libanais Ziad Takieddine, par le « dircab » du
premier flic de France Claude Guéant et Moussa Koussa.
Avec le recul, les amabilités téléphoniques échangées par le Libyen et le
Français le 28 mai 2007 valent leur pesant de dattes séchées :
« Saïd Sarkozy, je vous félicite pour votre élection. Vous méritez la
confiance du peuple français.
— Monsieur Kadhafi, je suis enchanté de vous parler. [...] Je n’ai pas oublié
notre rencontre et je garde un excellent souvenir de la qualité de vos analyses.
Vous méritez amplement votre titre de Guide.
— Je suis rassuré d’avoir avec vous un ami en Europe. Je vous sais
ambitieux et volontaire.
— J’espère vous recevoir en France ou me rendre en Libye, inch Allah. Je
compte sur votre prière, Monsieur le Guide. Je ne prie pas de la même manière
que vous, mais je prie le même Dieu que vous.
— Chokrane, chokrane [“Merci” en arabe].
— Je vous exprime mes respects et mon amitié, Monsieur le Guide-. »
L’escale estivale de Bab al-Aziziya, dont nous avons esquissé la dramaturgie
dans un chapitre antérieur, fut on s’en souvient aussi brève que convenue. Même
si y fut esquissé le « partenariat stratégique » tant vanté par l’Élysée. On ne
saurait en dire autant du « match retour », disputé à la fin de la même année sur
les bords de Seine.
Le long cauchemar de Sarkozy
Le 10 décembre 2007, c’est à une femme d’intérieur, Michèle Alliot-Marie,
alors locataire de la Place Beauvau, que revient l’honneur d’accueillir Muammar
Kadhafi à Orly. Vêtu d’une gandoura marron et coiffé d’une toque noire, le
Guide débarque sous une pluie fine et glacée, avant de s’engouffrer dans la
limousine blanche qui entraîne dans son sillage une centaine de véhicules. Cap,
dans la lueur bleutée des gyrophares, sur les jardins de l’hôtel de Marigny,
résidence officielle des hôtes de l’État. Car c’est là, à deux pas du palais de
l’Élysée, que se dresse le bivouac du globe-trotteur bédouin. Ainsi commence ce
qu’en privé le successeur de Jacques Chirac, qui ne risque pas d’oublier le
Guide, décrira comme « une semaine épouvantable ». « Ce type est siphonné,
confiera-t-il au printemps suivant à l’Égyptien Hosni Moubarak. Avec lui, j’ai eu
droit à un scandale par jour. Il nous a tout fait, c’était insupportable-. » Rien, au
stade du prologue, ne laissait pourtant entrevoir l’ampleur du fiasco. Au dire
d’un témoin privilégié, le qaïd as-Thawra se fend dans le Salon... vert de
l’Élysée, théâtre du tête-à-tête introductif, d’un mea culpa prometteur. « Mon
frère Sarkozy, assure-t-il alors, j’ai bien changé. J’ai commis beaucoup d’erreurs
dans ma vie. J’ai été nationaliste, socialiste, terroriste, et je me rends compte que
ces idéologies m’ont éloigné des intérêts de mon peuple. J’ai décidé d’en finir
avec tout cela et de me tourner vers l’avenir. »
Sincère ou pas, cet acte de contrition n’empêche pas « Sarko » de se prendre
les pieds dans le tapis rouge déroulé sous les babouches de son encombrant
visiteur, flanqué comme il se doit d’une suite pléthorique, estimée au bas mot à
400 têtes. Son arrivée, fâcheuse collision calendaire, coïncide avec la Journée
internationale des droits de l’homme. Les droits de l’homme... Titulaire du
demi-maroquin qui leur est dédié, Rama Yade se lâche. « Notre pays, grince-t-
elle dans Le Parisien, n’est pas un paillasson sur lequel un dirigeant, terroriste
ou non, peut venir s’essuyer les pieds du sang de ses forfaits. La France ne doit
pas recevoir ce baiser de la mort=. » Pour un peu, on en oublierait qu’à Bab al-
Aziziya, moins de cinq mois plus tôt, l’icône franco-sénégalaise de la diversité
avait, en lui serrant la main, décoché au maître des lieux un sourire enjôleur. Sa
sortie met la République sens dessus dessous. La voilà tancée par Patrick Ollier^,
ancien président de l’Assemblée nationale, dont il préside le groupe d’amitié
France-Libye, et kadhafolâtre impénitent, prompt à louer les « capacités
d’analyse et de décision stupéfiantes » de l’invité, « sa grande culture, son
attachement à l’Histoire, notamment française » et sa passion pour
Montesquieu ; puis convoquée au « Château », le temps d’une avoinée qu’elle
raconte ainsi le 10 mars 2017 au micro d’Europe 1. « Pourquoi ? », lui lance un
Sarkozy furibond avant de l’expédier chez Jean-David Levitte, son conseiller
diplomatique, et Claude Guéant, le secrétaire général de la présidence. « Vous
vous rendez compte ?, s’offusque le tandem. Kadhafi est dans son avion dans le
ciel français et il ne veut plus atterrir ! » Titillé sur le sujet lors d’une conférence
de presse, Sarkozy laisse poindre son exaspération. « C’est bien beau, les leçons
de droits de l’homme et les postures entre le café de Flore et le Zénith. [...] La
France reçoit un chef d’Etat qui a choisi de renoncer définitivement au
terrorisme. »
Suivront cinq longues journées de cauchemar protocolaire, jalonnées de
caprices et de toquades. C’est que le vieux campeur fait durer le déplaisir, bien
au-delà des soixante-douze heures de visite officielle. Pour lui, la préfecture de
police boucle l’accès à tous les ponts qui enjambent la Seine, le temps d’une
mini-croisière en Bateau-Mouche. On improvise aussi une virée privatisée au
Louvre, en vareuse et au pas de charge : trois secondes pour La Joconde ; guère
plus pour Le Radeau de la Méduse , la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace
et Les Noces de Cana. Idem à Versailles, où Kadhafi, blouson de cuir fourré,
écharpe et chapka russe, arpente la galerie des Glaces, pose devant la réplique du
trône de Louis XIV, puis dans la salle du sacre de son idole Napoléon. Et que
dire de la chasse aux faisans d’élevage lâchés pour l’occasion en forêt de
Rambouillet, et rabattus vers l’invité d’honneur dûment botté ? Sinon que, selon
une source élyséenne, l’ancien officier putschiste, moins fine gâchette qu’on le
suppose, en aura tué trois ou quatre après en avoir loupé bien davantage. « 11
faisait un froid de gueux, raconte le diplomate Jean-Luc Sibiude. Au début, ça
ressemblait plus à un ball-trap qu’à une battue. Visiblement déçu, Kadhafi s’est
donc enfoncé dans les sous-bois, flanqué d’un de ses gardes du corps. Le repas
qui a suivi fut des plus mornes. Assis près de lui, j’ai bien tenté d’animer la
conversation. Mais sans grand succès. 11 avait adopté sa posture de Bédouin
taiseux. Là sans être là-. »
A son grand dépit, le colonel n’ira pas fleurir la tombe de Charles de Gaulle
à Colombey-les-Deux-Églises. Pas davantage de rencontre avec les ouvriers de
chez Renault, d’excursion à la Bastille ni de réception au Palais-Bourbon. À
défaut de harangue dans l’hémicycle, Kadhafi devra se contenter le 11 décembre
des parquets et des moulures de l’hôtel de Lassay, résidence du titulaire du
Perchoir. Là, le Libyen inflige un monologue à sa façon à une troupe de députés
et de sénateurs presque aussi clairsemée que la barbiche de l’orateur.
L’interview accordée le soir même à France 2 ne dissipe pas le malaise.
Visage bouffi, chevelure en pétard, Muammar Kadhafi traite par le mépris et le
déni les controverses qui l’escortent. À commencer par le tollé que suscite le
propos tenu quatre jours auparavant à Lisbonne et tendant une fois encore à
légitimer l’usage de l’arme terroriste par les « pays faibles » en butte aux
violations du droit international. « Je n’ai jamais dit cela, objecte le colonel.
C’est une très grande déformation de mes paroles. » David Pujadas évoque-t-il
les condamnations d’agents de la Jamahiriya ? « 11 ne s’agit pas de l’État libyen,
mais d’individus. Faut-il imputer à un pays les crimes commis par ses citoyens ?
La Libye n’a jamais commis d’acte terroriste. » Les droits humains ? « Le
président Sarkozy et moi n’avons pas évoqué ces sujets. [...] La question ne se
pose pas. La Libye est arrivée à bon port en la matière en instaurant la
démocratie directe. Les Libyens n’élisent pas leurs dirigeants ; ils se dirigent
eux-mêmes. 11 n’y a pas de prisonniers politiques en Libye. Pas un seul. » A-t-on
néanmoins le droit de critiquer le Guide ? « Pourquoi voulez-vous que l’on me
critique ? Je ne dirige rien. C’est le peuple... »
Piégé, soucieux d’atténuer l’impact désastreux d’un tel barnum, Sarkozy
invoque la signature de contrats mirobolants, pour un montant total de
10 milliards d’euros. Son entourage prédit la vente de 14 Rafale, le joyau
jusqu’alors inexportable de chez Dassault, d’une vingtaine d’Airbus, de 35
hélicoptères Tigre, de patrouilleurs, de radars, de systèmes de défense aérienne et
de communication militaire, d’un ou plusieurs réacteurs nucléaires de
dessalement d’eau de mer... Autant de marchés de dupes. En fait de Rafale, ce
sont des mirages - et pas des Fl cette fois - qu’écoule la France. Devant une
commission d’enquête parlementaire, ou dans les médias, les acteurs de cette
mascarade enfileront les à-peu-près, la palme revenant à Hervé Morin, alors
ministre de la Défense, pour cette esquive d’anthologie : « Les contrats militaires
n’ont pas été signés en tant que tels. » Certains, hélas, ont été honorés et
continuent de l’être-. Filiale de Bull, la société Amesys a ainsi fourni à Tripoli le
logiciel Eagle, dispositif sophistiqué de surveillance électronique, dont une
douzaine d’officiers de la Direction du renseignement militaire (DRM)
supervisent l’installation et le fonctionnement entre juillet 2008 et...
février 2011-. Un instrument capable d’intercepter toutes les communications
transitant par Internet, aussi précieux dans la traque des dissidents démocrates
que dans celle des islamistes radicaux. Initialement révélé par le Wall Street
Journal, ce ténébreux marché fait l’objet d’une enquête pour « complicité de
tortures », confiée en 2012 aux magistrats spécialisés du pôle « crimes contre
l’humanité et crimes de guerre » du tribunal de grande instance de Paris.
Point d’équipée kadhafïenne, on l’a vu, sans son raout VIP et son adresse
aux femmes. Suivie d’une séance de dédicace, la « rencontre culturelle en
présence du Guide » a pour décor un salon du Ritz, palace de la place Vendôme.
Dans le rôle du maître de cérémonie, Roland Dumas, sollicité via l’ambassade de
la Jamahiriya à Paris. « Vous n’avez ici que des amis », lance d’emblée l’ancien
ministre au conférencier, assis derrière une tribune piquée de bouquets
d’orchidées mauves et de renoncules blanches. 11 sera question du déclin de la
gauche « qui ne représente plus grand-chose », du rôle de l’Europe et de
l’Afrique dans le nouvel équilibre mondial et des mines antipersonnel, dont
Kadhafi réprouve le bannissement. « C’est une arme défensive, argue-t-il. Si on
l’interdit, que nous reste-t-il ? Les couteaux, les haches, les marteaux ? » Pour le
reste, que du classique. L’islam « est la religion de Jésus, de Moïse et de
Mohammed, le dernier des prophètes ». Quant au Christ, il n’a jamais été
crucifié, de sorte que « la croix que vous portez n’a aucun sens, pas plus que vos
prières ». Refoulé de Marigny, l’ancien ambassadeur Christian Graeff figure en
revanche parmi la cinquantaine de happy few rassemblés cette fois au Crillon,
place de la Concorde. « On nous place, mon épouse et moi, au milieu du premier
rang, car Kadhafi ne connaît guère l’auditoire et souhaite accrocher son regard à
des visages familiers et bienveillants. 11 nous adresse d’ailleurs un signe de
complicité, mais je remarque d’emblée qu’il n’est guère fringant. “Ton chéri,
dis-je alors à Maria, c’est pas la grande forme-.” »
Les « sœurs », elles, ont rendez-vous en lisière des Champs-Élysées au
pavillon Gabriel, pavoisé de drapeaux verts. Elles sont environ 600, Africaines
en boubou et Maghrébines plus ou moins voilées, réunies dans une ambiance
festive, avec youyous, mélopées et roulements de tam-tams. Pas vraiment le
style de l’hôtesse mandatée pour accueillir le Lrère Guide Muammar, une jeune
Vendéenne costumée en reine de Lrance. « Le colonel adore Louis XIV »,
explique la très sarkozyste Khadidja Khali, présidente de l’Union française des
femmes musulmanes et pilier de la grande mosquée de Paris. L’orateur ravit son
auditoire chamarré quand il dénonce l’injustice que subit en Afrique la mère
abandonnée par son mari polygame ; moins lorsqu’il déplore le sort « tragique »
de sa cousine européenne, contrainte d’accomplir un travail dont elle ne veut
pas, et qu’il convient d’éloigner de la mécanique et de la boucherie. En guise
d’épilogue, un opulent buffet, avec canapés au foie gras et noix de Saint-Jacques
sur lit de betterave.
Reste à riposter à la ruade inaugurale de Rama Yade. Ce sera chose faite au
détour d’un colloque à l’Unesco, où Mohammed Bechari, secrétaire de la
Conférence islamique européenne, rassemble un millier de musulmans africains,
acheminés par une noria d’autocars. « Avant de parler de droits de l’homme dans
les autres pays, ironise le Guide, vérifiez que les immigrés chez vous en
bénéficient. » Allusion transparente aux tensions qui, à l’époque, enfièvrent les
banlieues. Propos « assez pitoyables », cingle le lendemain le locataire du Quai
d’Orsay Bernard Kouchner, harcelé à l’Assemblée par des députés sarcastiques.
Peu à son aise, l’ancien French doctor avait d’emblée pris soin de zapper le
dîner officiel du 10 décembre, invoquant le rendez-vous qui, « par un heureux
hasard », l’appelle ce soir-là à Bruxelles auprès de son homologue allemand.
Tant pis pour le couscous aux légumes servi sous les ors de l’Élysée.
A en croire son cousin et confident Ahmed Kaddaf ad-Dam, qui
l’accompagnait alors, le colonel tient sa visite dans la Ville Lumière pour un
succès. « S’il avait été déçu, assure-t-il neuf ans après, il ne serait pas resté une
heure de plus. Or, il a prolongé son séjour très au-delà de l’échéance initiale. En
revanche, ce qui lui déplaît, ce sont ces gens qui se précipitent à Tripoli pour lui
serrer la main, plaisantent avec lui puis lui tournent le dos brutalement-. »
Relecture un rien idyllique. Kadhafi voit bien que le temps est à l’orage. « Je sais
que la presse critique ma visite, glisse-t-il à Nicolas Sarkozy lors de leur second
entretien. Désolé pour vous. » Désolé et amer. En réalité, il se sent trahi, au point
de s’en ouvrir à son ami Patrick Ollier. « Pourquoi me traitez-vous ainsi ?, lui
aurait-il demandé. Chez nous, quand on reçoit, on reçoit bien. Ou alors, il ne
fallait pas me faire venir. » Comment lui donner tort ?
11 n’empêche. Quand, le 15 décembre, son Airbus A340 aux couleurs
d’Afriqiyah Airways décolle pour Séville, un formidable soupir de soulagement
l’accompagne. Destinée singulière que celle de cet appareil équipé d’un lit king
size, d’une salle de bains, d’un salon, d’un bureau et d’une salle à manger. Le
24 août 2012, il se pose à Perpignan, après un vol à petite vitesse et à basse
altitude, train d’atterrissage sorti. C’est que le quadriréacteur a entre-temps perdu
de sa superbe. Pour preuve, sa cabine dépressurisée et son fuselage constellé
d’impacts de balles, vestiges de l’effervescence révolutionnaire. On le reverra
ensuite à plusieurs reprises sur l’aéroport de la cité catalane, maintenance oblige.
À l’été 2016, l’Airbus s’y trouvait encore, cloué en bout de piste par une guérilla
judiciaire puis par le poids des factures d’entretien impayées... Troublant
raccourci aéronautique : au terme du pénible festival de Muammar Kadhafi, la
France de Sarkozy n’en a donc pas fini avec ce long courrier, et moins encore
avec son embarrassant passager. La preuve ? Dès le 10 juin 2008, lors d’un mini¬
sommet arabe convoqué à Tripoli, le Guide torpille en ces termes le projet
d’Union pour la Méditerranée si cher à l’Élysée, et censé associer l’UE aux pays
de la rive sud de la Mare Nostrum : « Nous ne sommes ni des chiens ni des
affamés pour qu’ils nous jettent un os. »
Les derniers feux du showman
On n’a pas tous les jours deux fois 20 ans. En 2009, la révolution d’al-Fateh
souffle ses quarante bougies. Et Tripoli tient à donner à cet anniversaire un éclat
et un rayonnement ineffaçables. D’autant que l’Union africaine new look fête au
même instant sa première décennie. « Muammar Kadhafi, souligne l’ancien
ambassadeur Sibiude, a toujours été ébloui par les feux d’artifice, les sons et
lumières, les vastes fresques épiques et historiques-. » Diagnostic amplement
accrédité par la stupéfiante débauche de moyens déployés à l’occasion de ces
festivités. Du 1 er au 6 septembre 2009, une sarabande pharaonique enfièvre la
Jamahiriya, à Tripoli certes, mais aussi à Benghazi et Ghadamès. Sarabande
orchestrée par la société Le Public Système (LPS), alors n° 1 de l’événementiel
en France, en partenariat avec Grey Mena, la filiale libanaise de Grey Group,
l’une des plus puissantes agences de communication de la planète 2 .
Thème choisi : « Libye, porte de l’Afrique. » La cérémonie d’ouverture donne le
ton de ce péplum high tech. Trois heures durant, sous un gigantesque chapiteau
aux lignes bédouines, se succèdent sur une scène large de 120 mètres tableaux
vivants, fantasias, farandoles et ballets chatoyants, dans un déluge de décibels,
de poursuites lumineuses, d’arabesques laser et de fumigènes. « Le plus grand
show jamais produit en terre d’Afrique », claironnent ses concepteurs. De fait,
l’exploit n’est pas mince. Au début de l’exercice 2009, les autorités libyennes
approchent plusieurs agences italiennes et françaises. Toutes déclinent, effrayées
soit par la brièveté des délais, soit par la réputation méphitique du client. Le
temps presse. En mai, Philippe Skaf, directeur de Grey Mena, sollicite donc
Frédéric Bedin, le patron de LPS, avec qui il lui est arrivé de travailler dans le
passé. C’est parti, à marche forcée et, lit-on dans un document du prestataire
tricolore, « sans (presque) se soucier du coût ». Mieux vaut qu’il en soit ainsi,
car le cahier des charges a de quoi donner le tournis : outre la soirée d’ouverture,
il s’agit d’assurer des projections vidéo sur les plus beaux monuments du pays,
trois banquets de prestige concoctés par la maison Lenôtre, un lâcher de
montgolfières en plein désert et une démonstration de « cirque aérien » à
Benghazi. « Il y en a au minimum pour 50 millions d’euros », estime à l’époque
un expert du secteur. À propos de cirque aérien, deux avions-cargos Antonov
acheminent en une vingtaine de rotations, au départ de l’aéroport de Vatry
(Marne), 4 500 tonnes de fret. Car toute la logistique - machinerie, décors,
nourriture - est importée de l’Hexagone. De même que les acteurs,
chorégraphes, danseurs, acrobates, techniciens et... chevaux. À la mi-août,
1 500 Français s’affairent frénétiquement sur les sites retenus, dans une
atmosphère survoltée et teintée d’espionnite. « À peine arrivés, confie un
machiniste, nous avons été briefés par les cadres de LPS. Interdiction de
prononcer le nom de Kadhafi. Il fallait dire “le Leader”, mais entre nous, on le
surnommait Bernard. » Une semaine avant le jour J, vers 23 heures, la panique
s’empare des coulisses de la scène tripolitaine. « Bernard » et son escorte, toutes
sirènes hurlantes, débarquent en 4x4. En clair, le colonel tient à voir en avant-
première un extrait du spectacle et à tester le confort visuel et acoustique réservé
aux hôtes de la tribune d’honneur.
Que la fête commence. Le 1 er septembre, une quarantaine d’Excellences
africaines, convoyées par une flotte de voiturettes, prennent place dans ladite
tribune. Dont le Tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, qui sera chassé du pouvoir
seize mois plus tard, le Tchadien Idriss Déby Itno et le Soudanais Omar el-
Béchir, épinglé par la CPI pour crimes contre l’humanité. L’ami vénézuélien
Hugo Châvez a lui aussi fait le déplacement. La France ? Représentée à plus
d’un titre. Modestement dans le carré des officiels, par le secrétaire d’État à la
Coopération et à la Francophonie, Alain Joyandet ; de manière plus tonitruante
dans le ciel des Syrtes, puisque l’illustre patrouille bleu-blanc-rouge, flanquée
d’un duo de Rafale, colore de son panache la parade militaire, tandis que la
musique de la Légion étrangère fait donner les cuivres ; et massivement sur la
scène, livrée le soir venu à l’édifiant récit de la geste kadhafienne.
Premier tableau. Un noble vieillard - l’icône de la résistance au joug italien
Omar al-Mokhtar - raconte à un garçonnet prénommé Muammar trois mille ans
d’histoire libyenne, avant de lui transmettre l’étendard de la révolte. « Je serai
digne de toi, mon père », glapit le gamin. « Je serai fier de toi, Muammar »,
répond l’aïeul. Deuxième tableau : alors que des écrans géants diffusent les
harangues les plus fameuses du tombeur d’Idris, filmé dans tous ses atours, des
figurants miment le ralliement des foules subjuguées à un Bédouin au galop
altier. « Le peuple, lit-on en sous-titre, est comme un pur-sang arabe qui mérite
le meilleur des cavaliers. » Et la plus révolutionnaire des voitures : voici que
passe, en version baudruche, la fameuse Coccinelle des temps héroïques.
Kadhafi lisant le communiqué n° 1 du CCR. Kadhafi tout de blanc vêtu sur un
cheval cabré comme il sied. Kadhafi proclamant la naissance de la Jamahiriya.
Place aux répliques géantes des trois tomes du Livre vert, qui, montées sur
roulettes, traversent le plateau. D’ailleurs, tout ici est grandeur. Honneur à la
grande marche verte, à la grande rivière artificielle, à la Grande Charte verte des
droits de l’homme, fondement d’une Libye « citadelle de la liberté ». Rien ne
manque. Ni la prison éventrée au bulldozer, ni le poste-frontière tunisien défoncé
de la même manière, ni « l’agression manquée » de Reagan, en 1986... Expédié
en vingt-cinq minutes, l’acte trois consiste pour l’essentiel en un ballet exaltant
l’unité africaine. Mais il annonce le bouquet final, une orgie pyrotechnique
jaillissant de barges amarrées dans le port voisin. Un peu comme si la Jamahiriya
devait jeter ici ses derniers feux. Doit-on y voir le signe avant-coureur de la
levée des vents contraires ? Le surlendemain, 3 septembre, le dîner présidentiel
préparé en plein désert sombre corps et biens : l’équipe dépêchée sur place, déjà
ébranlée par les ravages d’une tempête inattendue, découvre que la plupart des
convives VIP, informés trop tardivement, ont regagné leurs pénates. Autant dire
que l’envol au coucher du soleil de 40 ballons dirigeables, clou du happening
saharien, se joue à huis clos. À l’inverse du show new-yorkais programmé moins
de trois semaines plus tard...
Pour Muammar Kadhafi, la longue marche vers le rachat passe naturellement
par New York, siège de l’ONU. En quarante ans de règne, le colonel n’y a jamais
mis les pieds. Encore faut-il, à la veille de la 64 e Assemblée générale des
Nations unies, dénicher l’endroit où planter la tente. Son entourage guigne
d’abord, en vain, Central Parle, puis se rabat sur une villa d’Englewood (New
Jersey), propriété depuis 1982 de la mission libyenne à l’ONU. Nouvel échec.
Il faut dire que l’accueil triomphal réservé à Tripoli le mois précédent au
condamné de Lockerbie Abdelbaset al-Megrahi a ravivé la fureur des familles
endeuillées ; et qu’un voisin de la résidence choisie, le rabbin Shmuley Boteach,
auteur d’un best-seller sur le Kasher Sutra - version orthodoxe du Kama Sutra -,
combat opiniâtrement la venue de l’indésirable. On met alors le cap sur le parc
d’un somptueux manoir de la banlieue chic de Bedford, fleuron de l’immense
patrimoine immobilier d’un certain Donald Trump. Las ! Le futur président des
États-Unis annule in extremis la location, justifiant a posteriori sa volte-face et le
mauvais tour ainsi joué à Kadhafi avec sa finesse proverbiale : « Je lui ai loué
une partie du terrain. Il m’a payé plus pour une nuit que ce que ça valait pour
deux ans. Et puis je ne l’ai pas laissé occuper ce terrain. Je ne veux pas utiliser le
mot niquer, mais je l’ai niqué-. » Faute de mieux, c’est donc dans les locaux de
la mission new-yorkaise de la Jamahiriya que le Guide passera la nuit. Autre
déception, les autorités américaines n’accèdent pas à son souhait de visiter
Ground Zéro, le site du carnage du 11 septembre 2001. Qu’à cela ne tienne, le
colonel aura sa revanche.
Elle s’étirera sur une heure et trente-cinq minutes, soit la durée du discours
confus, redondant, rageur et grandiloquent prononcé le 23 septembre 2009. Dire
que le protocole onusien avait insisté sur le respect du temps de parole accordé à
l’orateur, soit une dizaine de minutes tout au plus... Chacun, dans le vaisseau de
verre que longe l’East River, redoute que l’ancien paria n’enfile son boubou
bariolé d’imprécateur. Lorsque « le Guide de la révolution, président de l’Union
africaine et roi des rois d’Afrique », calot noir, cape marron, écharpe ton sur ton
posée sur l’épaule droite, s’installe à la tribune, on craint donc le pire. Et l’on n’a
pas tout à fait tort. Devant un mur de marbre aux dalles veinées de gris, le
colonel commence pourtant mezza voce. 11 adresse ses félicitations à « notre fils
le président Obama », puis égrène en une longue litanie les défis et fléaux du
temps. Dans l’ordre d’apparition en scène, le changement climatique, le déclin
de l’économie capitaliste, la pénurie d’eau, les crises alimentaires, la
désertification, le terrorisme, l’immigration, la piraterie, les épidémies, les virus
cultivés en laboratoire et répandus accidentellement, la prolifération nucléaire,
l’hypocrisie, la pauvreté, la peur, le matérialisme et l’immoralité. Suit un
réquisitoire, argumenté pour le coup, contre le dévoiement de la Charte des
Nations unies, dont le Libyen écorne ostensiblement les pages, et le Conseil de
sécurité, symbole du féodalisme. Sus aux privilèges iniques concédés à ses cinq
membres permanents, à commencer par le droit de veto, instrument de la
tyrannie des grands. « On ne devrait pas l’appeler Conseil de sécurité, résume-t-
il, mais Conseil de la terreur. » À l’évidence, le Frère Guide improvise sur un
canevas sommaire. 11 brasse ses notes, jongle avec les feuillets d’une liasse
indocile, rajuste son écharpe, plaque son écouteur à l’oreille pour vérifier la
traduction en anglais d’une expression idiomatique arabe, alterne phrases
inachevées et longs silences. Dans l’immédiat, reprend-il, les ex-puissances
coloniales doivent accorder à l’Afrique « 777 trillions » - milliers de milliards -
de dollars d’indemnités pour l’avoir réduite en esclavage avant de piller ses
ressources. A la 43 e minute, retour sur la fierté qu’inspire au continent noir
l’accès à la Maison-Blanche d’un de ses enfants. Prémonition ? « Pour moi,
nuance Kadhafi, Obama n’est qu’un soulagement temporaire, pour les quatre ou
huit prochaines années. Personne ne peut garantir comment l’Amérique sera
gouvernée après lui. Nous serions heureux qu’Obama puisse rester éternellement
à la tête des États-Unis. » Vient alors le moment d’aborder un « point sensible » :
la localisation du siège de l’ONU. « Vous avez traversé des océans et des
continents pour venir ici, lance-t-il aux délégués. Vous êtes éreintés, endormis,
vous souffrez du décalage horaire. Vous êtes tous assoupis, fatigués d’avoir
malmené votre horloge biologique. [...] Pour votre bien-être, et pour délester les
États-Unis du fardeau de la sécurité des délégations, ce bâtiment risquant de
devenir la prochaine cible d’al-Qaïda, il faudrait le transférer soit au centre du
globe, à Vienne ou à Syrte, soit en Orient, à New Delhi ou Pékin. »
Place maintenant à la séquence flashback, avec une longue évocation des
guerres d’hier : la Corée, Suez, le Vietnam, le Panama, la Grenade, la Somalie,
l’ex-Yougoslavie. L’orateur exige la traduction devant la Cour pénale
internationale des commanditaires des massacres commis en 1982 dans les
camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila (Liban), ainsi que des
cerveaux de l’invasion de l’Irak et défend le droit des taliban à instaurer un
émirat islamique en Afghanistan. « Ils souhaitent établir un Etat religieux ? Où
est le problème ? Voyez le Vatican. Constitue-t-il une menace pour nous ?
Non ! » Autre tâche assignée à l’Assemblée générale : rouvrir les enquêtes sur
divers assassinats. Notamment ceux de Patrice Lumumba, de John Fitzgerald
Kennedy et de Martin Luther King. A partir de là, le colonel perd le fil, si fil il y
eut jamais. 11 faut sans tarder mettre au point un vaccin contre la grippe porcine,
voire contre celle à venir du poisson, puisque les sociétés pharmaceutiques
capitalistes liées aux services de renseignements propagent les virus afin de
grossir leurs profits. Le monologue dure depuis plus d’un tour d’horloge quand
Muammar Kadhafi amorce un nouveau virage sur l’aile. Cap sur le Proche-
Orient, le temps d’enterrer pour la énième fois la formule à deux États.
« Renoncez-y, enjoint le Guide à ceux qui l’écoutent encore. La solution, c’est
un seul État démocratique où cohabiteraient juifs, musulmans, palestiniens et
chrétiens. Les Arabes n’ont pas d’animosité envers les Israéliens. Ils sont
cousins et vivent ensemble en paix. [...] C’est vous qui les avez brûlés, vous les
responsables de l’Holocauste, vous qui avez construit les chambres à gaz en
Europe. C’est vous qui haïssez les juifs, pas nous. Nous leur avons donné refuge
sous l’ère romaine, quand ils ont été expulsés d’Andalousie, ou encore à
l’époque d’Hitler, des fours crématoires et des chambres à gaz. Nous les avons
protégés. » À l’instant de livrer cet ultime assaut, le marathonien de la harangue
balance derrière lui son « Livre blanc », remède supposé miraculeux à
l’imbroglio israélo-palestinien. Le livret atterrit sur le perchoir où trônent le
secrétaire général de P ONU Ban Ki-moon, et l’impavide Ali Triki, qui préside
au nom de la Libye cette 64 e session. Impavide, mais atterré. « J’avais honte, au
point de me couvrir le visage de la main- », confiera-t-il au journaliste libanais
Ghassan Charbel. Le Sud-Coréen Ban, précise Triki à son confesseur, voulait
abréger le calvaire. « Je l’ai invité à prendre son mal en patience, tant je
craignais l’esclandre. »
ACTE VII
DÉBÂCLE
Avis de tempête
Sans doute est-ce le propre du vieil autocrate. 11 voit ses pairs chavirer puis
sombrer. 11 les devine happés par le néant, acculés à l’exil, à la prison ou à la
potence. 11 entend, fussent-elles couvertes par les odes que lui ânonne sa cour de
flagorneurs craintifs, les clameurs rageuses de la foule de Tunis ou du Caire.
Parfois, bien sûr, une sourde angoisse l’étreint, aussitôt balayée. Et si... Mais
non ! Jamais ici, jamais sur mes terres. Ces raïs déchus ont été trop faibles, trop
indécis ou trop aveugles pour déjouer le complot. Mais moi, je ne suis pas fait de
ce bois-là. J’y vois clair. Moi, j’ai survécu à tout. Aux cabales des factieux, aux
embuscades et aux bombes de Reagan. Ma main ne tremble pas. Et puis mon
peuple m’aime. 11 se lèvera, se dressera pour écraser les traîtres, les minables
agents de l’Occident comme les sicaires du djihad global. Pour quiconque
visionne les archives du premier semestre 2011, lit ou relit les discours et les
interviews de Muammar Kadhafi, voilà ce qui frappe le plus : ce mélange de
pensée magique, de déni compulsif et d’incrédulité.
« Que sont mes amis devenus. Que j’avais de si près tenus. » S’il ignore tout
de Rutebeuf, nul doute que le Guide connaît sa complainte. Le temps a fait son
œuvre, la mort la sienne. Les défections et les disgrâces ont dégarni les rangs des
compagnons des heures héroïques. Abdessalam Jalloud lui-même, le bras droit,
le fidèle, Yalter ego ou peu s’en faut, a disparu du premier cercle. Mais en ce
millénaire finissant, un noyau dur, soudé par les épreuves, les communes
turpitudes et tant de noirs secrets, entoure encore le chef. On appelle ses
membres les rejal al-kheima, les « hommes de la tente ». Tous unis, d’une
manière ou d’une autre, par les liens du sang. Celui qui coule dans leurs veines,
celui qu’ils ont répandu. 11 y a là le beau-frère Abdallah Senoussi, le stratège de
l’appareil de renseignements, cible d’un mandat d’arrêt international, condamné
par contumace en France à la réclusion criminelle à perpétuité pour son rôle dans
l’attentat du DC-10 d’UTA ; Moussa Koussa, patron des services secrets depuis
1994, devenu le missus dominicus du régime en Occident ; le cousin Ahmed
Ibrahim, pilier du Centre d’études internationales du Livre vert et des comités
révolutionnaires ; le neveu Abdessalam al-Hadi, chef de la sécurité de Tripoli ; le
général Sayed Kaddaf ad-Dam, qui fut chef militaire en Cyrénaïque,
commandant des bérets rouges de la Garde républicaine, et demeure l’une des
clés de voûte du réseau d’allégeance tribal ; son frère cadet Ahmed Kaddaf ad-
Dam, général lui aussi, émissaire tout-terrain et coordonnateur des relations avec
Le Caire, où il s’éclipsera d’ailleurs dès février 2011 au risque d’encourir un
procès en défection. « On m’a souvent confondu avec mon aîné Sayed, avance
aujourd’hui ce dernier. Je n’ai jamais été en charge de la sécurité personnelle de
notre cousin Muammar. En revanche, celui-ci m’a envoyé en mission dans une
centaine de pays. Notamment là où ça coinçait. Je comprenais instantanément
ses attentes et ses souhaits, sans qu’il ait besoin de les formuler. 11 m’est aussi
arrivé d’agir sans son aval préalable-. » Ainsi lorsque fleurit, au début de la
décennie 1980, la rumeur d’un « complot » parrainé par Washington, visant à
étrangler une Libye fragilisée par l’engagement de ses troupes sur le front
tchadien. « Selon ce plan, soutient Kaddaf ad-Dam junior, l’Égypte devait
prendre le contrôle du pays par l’est, jusqu’à Benghazi ; et la Tunisie par l’ouest,
jusqu’à Tripoli. J’ai donc pris l’initiative d’aller voir Anouar al-Sadate, persuadé
quant à lui que nous nous apprêtions à attaquer Alexandrie et à bombarder
le barrage d’Assouan... Autant dire qu’il fallait d’urgence calmer le jeu. À mon
retour, je rends compte au Guide de ma démarche. 11 paraît surpris, mais pas en
colère. “Tiens !, plaisante-t-il, nos amis ne t’ont pas mis en prison ? Mais
pourquoi as-tu omis de m’avertir ?” “Parce que tu m’aurais interdit de partir”, lui
réponds-je. 11 a ri, avant de rédiger un courrier d’apaisement à l’attention de
Sadate. »
Un autre personnage, déjà croisé dans ces pages, gravitera dans l’orbite du
Guide jusqu’à l’heure de la débâcle : Béchir Saleh. Le parcours de ce fils
d’infirmier, « sudiste » d’ethnie toubou, épouse les méandres de la Jamahiriya. 11
sera tour à tour ambassadeur en Centrafrique, en Tanzanie, puis en Algérie,
gouverneur du Lezzan, « secrétaire aux Relations extérieures » - en clair,
ministre des Affaires étrangères -, puis patron du protocole d’État (1994). En
1998, le Guide fait de lui son directeur de cabinet et son émissaire personnel
auprès des chefs d’État d’Afrique. C’est ainsi que celui que l’on surnomme « le
Noir de Kadhafi » devient la cheville ouvrière de l’OPA de Tripoli sur l’Union
africaine. De même, Saleh se voit confier un temps les rênes du Libya Africa
Investment Portfolio, ou LAP, fonds d’investissement doté de 8 milliards de
dollars et vecteur de la puissance libyenne au sud du Sahara. Une mission que le
« dircab » tente de décliner. En vain. « Ce n’est pas ta décision, lui rétorque le
colonel. C’est la mienne. » En mai 2007, lorsque Muammar Kadhafi appelle
Nicolas Sarkozy, fraîchement élu à l’Élysée, pour le féliciter, le successeur de
Jacques Chirac lui soumet cette question : « Qui sera, dans votre entourage,
notre interlocuteur pour les dossiers délicats ? » Réponse du Libyen : « Béchir. »
Lequel a, en la matière, de la bouteille. Un ancien conseiller Afrique de l’Élysée
se souvient ainsi l’avoir reçu à propos des tapageuses frasques parisiennes
d’Hannibal, l’un des fds du chef. Sur un registre bien moins anodin, le confident
jouera, côté libyen, un rôle clé dans deux affaires ô combien délicates :
l’indemnisation des familles des victimes du DC-10 et la libération des
infirmières bulgares. Francophone et francophile, l’ancien prof de maths et de
biologie doit d’ailleurs aux liens tissés avec le « clan Sarko » une double
exfiltration salvatrice. D’abord de Tripoli vers la France en août 2011, à l’heure
où l’étau rebelle se resserre sur la capitale. Puis, en mai 2012, de Paris vers
Niamey, en dépit du mandat d’arrêt international qui le vise. Aujourd’hui installé
en Afrique du Sud, l’ex-apparatchik de la Jamahiriya préfère camper dans
l’ombre. Contacté par divers canaux pour cet ouvrage, il n’a pas souhaité en
recevoir l’auteur. Dommage...
Ceux qui franchissent fin 2010 le seuil de Bab al-Aziziya trouvent le maître
des lieux irritable ou éteint. Alors ambassadeur d’Égypte à Tripoli, Mohammed
al-Nokaly y accompagne le 23 décembre son ministre de tutelle, porteur d’un
message sur les inquiétudes que suscite au Caire le régime soudanais. « Laissez
donc le Soudan !, s’emporte Kadhafi. Vous l’avez perdu. Occupez-vous de vous-
mêmes 2 . » Trois jours plus tard vient le tour de Jean Ping. Cette fois, ni
anathème ni brimade : « Le Guide m’a paru hagard, anxieux, absent, se souvient
l’ex-président de la Commission de l’Union africaine. L’audience a d’ailleurs été
écourtée. Et lui a séché le mois suivant le sommet d’Addis-Abeba 2 . »
S’il avait écouté non ses courtisans, mais les rumeurs de la rue, s’il avait
renoncé à s’enivrer de slogans éculés, le qaïd as-Thawra aurait compris que
l’harmattan démocratique soufflant alors de la Tunisie à l’Égypte ne pouvait
contourner la frange littorale libyenne. 11 aurait aussi mesuré le déclin de son
magnétisme, l’usure de l’utopie jamahiriyenne et l’affaissement de ses relais
militants. L’idéal socialiste n’a pas survécu aux va-et-vient erratiques entre
Yimperium étatique et les demi-audaces libérales. La rente pétrolière ne suffit
plus à combler le fossé entre les élites du régime et les laissés-pour-compte.
L’appareil répressif, s’il effraie encore, n’étouffe plus les voix dissidentes.
Quoique sous surveillance, la jeunesse urbaine, mondialisée par la grâce de la
panoplie numérique, voit sur ses écrans vibrer le monde arabe. Tandis que se
propagent les anathèmes que les boutefeux islamistes lancent contre Kadhafi le
kofir , l’infidèle. Du despote éclairé, sinon illuminé, ne reste que le despote, mais
sans la lumière.
C’est à Benghazi l’insoumise que jaillit l’étincelle. Depuis l’éclosion, chez le
petit voisin tunisien, de la « révolution de jasmin », les gardes-chiourmes du
régime traquent le moindre symptôme de contagion. Le 15 février 2011, sept
voitures de la Direction de la sécurité intérieure convergent sur le domicile de
Fathi Terbil, au cœur de la capitale de la Cyrénaïque. Sur place, une vingtaine de
gros bras interpellent le jeune avocat, connu pour ses engagements sur le front
des droits de l’homme, saccagent son logement et malmènent sa mère. Aussitôt,
les familles des prisonniers tombés en 1996 lors du massacre d’Abou Salim, que
défend maître Terbil, se rassemblent devant le quartier général de la police et aux
abords du tribunal. Soucieuses de désamorcer la colère, les autorités relâchent
l’avocat dans la nuit. Vaine reculade. Les insoumis benghaziotes s’enhardissent,
d’autant que la rumeur, propagée via Facebook, annonce la tenue de
rassemblements contestataires le 17, ce « jour de la Colère » institué en souvenir
des émeutes meurtrières survenues cinq ans plus tôt devant le consulat d’Italie.
Émeutes déclenchées alors par l’inepte provocation d’un député néofasciste
italien venu parader sur le plateau de la RAI, vêtu d’un T-shirt à la gloire des
« caricatures de Mahomet », ces dessins satiriques dont la publication dans un
journal danois avait embrasé le monde musulman. À l’époque, la foule avait sur
sa lancée mis à sac plusieurs bâtiments officiels, dont quelques mathabat, sièges
des comités révolutionnaires locaux. Tandis que les cris hostiles à la Jamahariya
couvraient les slogans italophobes.
Le sang coule de nouveau. À Tripoli, l’armée et ses snipers parviennent à
mater les insoumis. Mais pas à Benghazi. En militarisant sa riposte, le clan
Kadhafi transforme en guérilla une révolte civique. Cette fois encore, il s’en
remet, face à l’insurrection qui vient, aux vieilles recettes : une répression
féroce, confiée à des unités spéciales ; un ample remaniement ministériel, fatal
au Premier ministre Choukri Ghanem, artisan précautionneux mais obstiné d’une
mue vers l’économie de marché, recasé au ministère du Pétrole puis à la tête de
la NOC, la société nationale en charge de l’or noir ; et une avalanche de
promesses. Comme à son habitude, le Guide virevolte, alterne les postures,
tantôt patriarche magnanime, tantôt garde-chiourme fulminant. Il cajole les
leaders tribaux, annonce des coups de pouce salariaux, décore les proches des
« martyrs » d’Abou Salim. Et, bizarrement, dépêche sur place « le Hooligan »,
Saadi, personnage tellement honni qu’il faudra l’exfiltrer promptement de sa
suite de l’hôtel Ozo. Prisonnier d’un logiciel usé, Kadhafi croit enrayer le
soulèvement à coups de meetings à sa dévotion et de parades motorisées dans les
artères de Tripoli. « Le peuple, martèle-t-il, ne peut pas se révolter contre lui-
même » ; tandis que ses disciples rodent le mantra qu’ils scanderont ad nauseam
jusqu’à la débâcle : « Allah, Muammar, ou Libya ou bès ! » Allah, Muammar, la
Libye et rien d’autre.
Un peu court, d’autant que la machine propagandiste a des ratés. Témoin, cet
impromptu télévisé fugace et fantomatique, improvisé au soir du 21 février pour
tuer dans l’œuf la rumeur d’une fuite en exil. Le Guide y apparaît à la portière
d’un 4x4, sous un parapluie blanc, bougon, mal rasé, coiffé d’une chapka
fourrée. « Vous voyez, insiste-t-il, je suis bien à Tripoli et non au Venezuela. Ne
croyez pas ce que disent les médias des chiens errants. Je voulais me rendre sur
cette place Verte au milieu des jeunes. Mais il s’est mis à pleuvoir. Dieu en soit
loué, car c’est une bonne chose. » Le lendemain, devant les bataillons de fidèles
réunis à Bab al-Aziziya, il retrouve sa verve rageuse et heurtée, pour plus d’une
heure d’un monologue incantatoire, mêlant les hauts faits du passé aux
tourments du moment. « Rendez vos armes immédiatement, sinon il y aura une
boucherie », vocifère-t-il, enturbanné dans son chèche, le Livre vert à la main.
Feu sur les jeunes drogués qui sèment le chaos, feu sur les islamistes et
hommage aux tribus. Le colonel fait don aux Libyens d’un pouvoir qu’ils sont
censés exercer depuis plus de trente ans et d’une manne pétrolière qu’on leur a
déjà, du moins en théorie, cédée dix fois. « Nous marcherons sur eux par
millions, tonne le colonel, pour purger la Libye bit bit, dar dar, zenga zenga. »
Pouce par pouce, maison par maison, ruelle par ruelle. Matraquée sous forme de
clips vidéo, scandée, chantée, slammée, rappée, la formule devient bientôt le cri
de ralliement des phalanges kadhafïstes ; et offre au trentenaire israélien Noy
Alooshe, auteur d’une version hip-hop à l’audience virale, son quart d’heure
warholien. Puis vient ce serment, si souvent ressassé par la suite : le qaïd as-
Thawra est prêt à « mourir en martyr » et luttera « jusqu’à la mort », « jusqu’à la
dernière goutte de [son] sang ». Qu’on se le dise : « Muammar est le leader de la
révolution jusqu’à la fin des temps. »
Sur le front de l’Est souffle pour les siens un vent mauvais. Maîtres de
Benghazi, les thuwar - rebelles - progressent au pas de charge, raflant au
passage plusieurs bastions pétroliers. L’armée supposée régulière ? Ses effectifs
officiels - environ 80 000 hommes, dont 50 000 « terriens » - ne sauraient faire
illusion. La troupe bat d’ailleurs en retraite, parfois sans combattre. Logique : la
hantise du putsch a conduit l’ex-officier des transmissions à lui rogner les ailes
au profit d’unités d’élite réputées loyales, telle la 32 e brigade blindée du fiston
Khamis. Autre indice inquiétant, les défections, rares certes, mais
symboliquement ravageuses, de hauts gradés et vétérans de l’appareil. Citons
celles, dès le 22 février, du général Abdelfattah Younès, ministre de l’Intérieur et
chef des forces spéciales, et de Mustapha Abdeljalil, titulaire du portefeuille de
la Justice. Imités cinq semaines plus tard par le champion du renseignement
Moussa Koussa, qui s’éclipse à Londres. Il faut de toute urgence resserrer les
rangs. Kadhafi envoie donc à Paris ses héritiers Moatassem et Saadi, chargés
d’arracher à sa retraite dorée Abdessalam Jalloud, le compagnon des heures
épiques. Peine perdue.
« Son ego l’a rendu autiste, constate l’ancien ambassadeur français Christian
Graeff. Au point de le précipiter dans une galopade mégalomane-. » Quiconque
doute de la justesse de ce constat doit revoir l’entretien accordé le 28 février, en
anglais, à CNN et à la BBC. Il faut en écouter les paroles, mais aussi l’étrange
musique. « Allez-vous quitter le pays ? », s’enquiert Christiane Amanpour.
« Comment peut-on quitter son pays ?, riposte le Frère Guide après avoir lâché
un rire forcé et rajusté ses lunettes fumées. Pourquoi devrais-je quitter mon
pays ? [...] Mypeople loves me. Ils m’aiment tous. Ils sont prêts à mourir pour
me protéger, moi et mon Livre vert. » L’insurrection de Benghazi ? « C’est al-
Qaïda, c’est al-Qaïda ! Ce n’est pas mon peuple. » La journaliste s’obstine-t-
elle ? « Il n’y a pas de manifestations dans les mes. Personne n’est contre moi.
Pourquoi le serait-on ? Je ne suis pas président. » Galéjade resservie quelques
jours plus tard dans Le Figaro : « Si on utilisait la force, il nous suffirait d’une
seule journée. [...] Ici, il n’y a pas d’opposition. Toutes les manifestations que
vous voyez actuellement sont organisées par les masses qui me soutiennent. »
With friends like these, you don ’t need ennemies, dit un célèbre adage anglais.
« Avec de tels amis, nul besoin d’ennemis »...
Le 2 mars, le trente-quatrième anniversaire de l’instauration de la Jamahiriya
fournit au colonel l’occasion d’une nouvelle philippique. Celle-là durera trois
heures. L’orateur arrive seul au volant d’une voiturette de golf beige, que suivent
une dizaine de 4x4 bourrés d’anges gardiens rogues à souhait. Sous les cris
d’amour et les serments d’allégeance, il promet cette fois à ses adeptes des
crédits immobiliers à 0 %, et aux Américains la géhenne, pour peu qu’ils osent
s’aventurer en terre libyenne. « Ils doivent savoir qu’ils se jetteraient alors dans
un enfer et une mer de sang pire que l’Irak ou l’Afghanistan [...]. Nous
distribuerons les armes par millions et ce sera un nouveau Vietnam. »
Kadhafi a choisi son champ de bataille : le verbe et l’arène médiatique. A
l’évidence, il consacre plus de temps aux journalistes - occidentaux de
préférence - qu’à l’examen des cartes d’état-major, enchaînant inlassablement
les mêmes rengaines, tel un vieux crooner. Son tube favori : ne sacrifiez pas le
meilleur rempart qui soit contre le terrorisme djihadiste et le déferlement de
migrants. Refrain entonné, par exemple, lorsqu’il reçoit en anorak de ski et près
d’un brasero à roulettes Laurent Valdiguié, l’envoyé spécial du Journal du
dimanche : « Si on menace, si on déstabilise, on ira à la confusion, à Ben Laden,
à des groupes armés. Voilà ce qui va arriver. Vous aurez l’immigration, des
milliers de gens qui iront envahir l’Europe depuis la Libye. Et il n’y aura plus
personne pour les arrêter. [...] Il y aura un djihad islamique en face de vous, en
Méditerranée. [...] Cette catastrophe va s’étendre du Pakistan et de
l’Afghanistan jusqu’en Afrique du Nord. Vous aurez Ben Laden à vos portes. On
reviendra au temps de Barberousse, des pirates-. » Prophétie alarmiste, certes,
mais dont nul ne peut plus aujourd’hui nier la pertinence. À l’inverse, toute
analogie avec les turbulences qui secouent les voisins, Égypte et Tunisie,
provoque une mise au point aussi anachronique que le Livre vert qui l’inspire.
« Notre situation ici est vraiment très différente, objecte son auteur. Chez nous,
le pouvoir est au peuple. Nous n’avons pas de président qui démissionne, pas de
Parlement à dissoudre, pas d’élection qu’on falsifie, pas de Constitution qu’on
peut amender. Nous n’avons pas de réclamations de justice sociale, parce qu’ici,
c’est le peuple qui décide. Moi, je n’ai pas de pouvoir comme en avaient Ben Ali
ou Hosni Moubarak. Moi, je ne suis qu’un référent, une référence pour le peuple
libyen. »
Dans le même entretien, et sur un tout autre registre, l’imprécateur bédouin
se dit favorable à la venue en Libye d’une commission d’enquête mandatée par
l’ONU et rUnion africaine, placée le cas échéant sous la conduite de la France.
Pas anodin : épinglée par la résolution 1970 du Conseil de sécurité, qui
condamne la férocité de la répression, instaure un embargo sur les armes et gèle
les avoirs du régime à l’étranger, la Jamahiriya voit poindre à nouveau le spectre
de l’isolement. Elle s’efforce donc de labourer le champ diplomatique, dépêche
ses émissaires de Bruxelles à Lisbonne et de Londres au Caire, siège de la Ligue
arabe. Le Verbatim de l’échange téléphonique, daté du 9 mars, entre Muammar
Kadhafi et le chef d’État sénégalais Abdoulaye Wade, alors président de
l’Organisation de la conférence islamique (OCI), donne une idée assez édifiante
de l’univers mental dans lequel erre le Guide. D’emblée, il demande à son
interlocuteur une « prise de position africaine très forte » lors de la réunion du
Conseil paix et sécurité de l’Union africaine, programmée le lendemain à Addis-
Abeba, afin de mettre un terme aux « convoitises coloniales ». Puis il livre sa
vérité : « 11 y a des cellules dormantes d’al-Qaïda, infiltrées en Libye. » Elles ont
« pris d’assaut les casernes et les commissariats de police, raflé des armes ».
Kadhafi confesse ensuite avoir été « vraiment surpris » car « le pays était en paix
et le peuple exerçait le pouvoir ». « Et soudain, poursuit-il, on s’est aperçu que le
monde entier, intoxiqué par le truchement des téléphones portables, était contre
nous, même certains ambassadeurs libyens. » Allusion à la défection du
représentant de la Jamahiriya aux Nations unies, « recruté par les services secrets
américains ». Retour aux méfaits de « ces bandes qui ont envahi la région de
Benghazi, attaqué les prisons, libéré les détenus de droit commun, les criminels,
les voleurs, armé ces gens-là, ont choisi des jeunes gens et leur ont distribué des
cachets hallucinogènes ». De même, les ennemis ont « pris en otages des
avocats, des officiers, qu’ils liquideront plus tard, et leur ont demandé de mettre
en place un conseil à Benghazi ». Référence cette fois au Conseil national de
transition (CNT), créé dix jours plus tôt. Leur dessein ultime ? « Transformer la
région en une sorte d’émirat islamique. » Le long préambule du Guide ne
s’arrête pas là. 11 dénonce ensuite les appétits pétroliers de Washington, Paris et
Londres, puis la résolution 1970, « vraiment pas raisonnable », car « basée sur
des récits médiatiques, des reportages, une campagne de mensonges ». Alors
même que « le peuple libyen tout entier est avec la révolution ». Silencieux
jusque-là, Wade intervient enfin pour fustiger les « procédés inacceptables »
d’une armée qui « tire sur les civils, y compris des femmes et des enfants », puis
hausse la voix quand Kadhafi objecte qu’il ne s’agit là que « de résistance contre
les bandes armées uniquement ». « Tu sais que je suis un homme de vérité, un
homme libre vis-à-vis de tout le monde, lance l’ancien avocat au crâne poli. En
plus, je suis musulman, et à mon âge, un musulman ne ment pas. [...] Nous
avons souvent travaillé ensemble pour faire avancer les États-Unis d’Afrique,
mais tu n’as jamais rien fait pour le Sénégal. Pas une seule école, pas une
université, pas une maternité. Des promesses, mais après, rien. [...] Les
revendications, il faut les écouter. La Libye a les moyens de les satisfaire grâce
aux milliards de dollars que vous gardez à l’extérieur. [...] Ce que je ne peux pas
comprendre, c’est qu’avec tous ces moyens-là, tu ne contribues pas à la
construction de l’Afrique ; et pendant ce temps, les Africains mendient de l’aide
partout dans le monde. » « C’est la Libye qui a bâti l’Afrique, réplique le
colonel. Il y a beaucoup d’investissements libyens dans tous les pays africains. »
Mais le « Gorgui » - le « Vieux », en langue wolof- tient son cap. « Les chefs
d’État à qui tu donnes de l’argent ne te diront jamais la vérité. » La conversation,
d’une durée d’une demi-heure environ, touche à sa fin. Et Abdoulaye Wade
revient à la charge : « Il s’agit à présent de faire cesser les tueries. Il faut qu’on
arrête ça. [...] Il faut un cessez-le-feu. Au moment où je te parle, il faudrait que
tu proclames un cessez-le-feu unilatéral. [...] Il faut que tu parles aux
populations, que tu rassures tout le monde. » Jamais « les groupuscules de Ben
Laden » ne respecteraient la trêve, esquive le colonel, à court d’arguments.
Avant d’appeler à la rescousse la lutte engagée par le Nigeria contre les
séparatistes du delta pétrolier du Niger ou le précédent de la Russie qui, elle, « a
bien détruit la Tchétchénie ». Alors que s’achève l’échange, Kadhafi tient à
préciser, quitte à nier l’évidence, qu’il n’a « pas d’argent à l’extérieur du pays ».
« Mais l’État libyen en a ! », riposte le successeur d’Abdou Diouf. « C’est
vrai... », concède Muammar.
Le jour même de ce dialogue de sourds, LCI diffuse un entretien
crépusculaire, obtenu par l’entremise du ministre du Pétrole, Choukri Ghanem,
et enregistré dans un salon cossu, au sous-sol de l’hôtel Rixos. « Ambiance
sépulcrale et climat hystérique au sein du dernier carré des fidèles, se souvient le
journaliste Vincent Hervouët, transféré depuis lors à Europe 1. Trois caméras de
la télé libyenne filment l’entrée en scène du colonel. Lui a le visage fripé, flapi,
figé, et refuse le maquillage. J’ai parfois l’impression de me trouver en présence
d’un homme piégé, aux abois, écrasé par le fatum, qui fait le job sans trop y
croire. Comme un joueur de poker qui ferait tapis avec une paire de deux en
main. Les gardes du corps sont sur les dents. Le traducteur semble terrorisé.
Quant à Kadhafi, il comprend mal les questions, s’emporte, tape du poing sur la
table. Puis soudain s’absente, le regard errant au loin-. » Sus cette fois au
« complot colonialiste », même si le colonel envisage, « après tout ça », de
replanter un jour sa tente en France ou en Amérique. Les officiels qui le lâchent
pour rallier le CNT ? « Ils sont cernés par les bandes de Ben Laden, prisonniers.
Soit ils obéissent, soit ils sont égorgés. Eux-mêmes m’ont contacté avant la
création de leur prétendu Conseil. Je leur ai conseillé d’obéir jusqu’à ce que le
peuple les libère. » L’épilogue de l’interview sera aussi surréaliste que son
contenu. « Quand j’y mets un terme, raconte Hervouët, il semble scandalisé que
l’affaire se termine d’une façon si abrupte, sans qu’il en décide ainsi et donne le
clap de fin. Il contemple, incrédule, les techniciens occupés à remballer le
matériel. Et glisse à un de ces gardes du corps : “Plus jamais ! C’est la dernière
fois.” » Pas tout à fait. Six jours plus tard vient le tour de l’envoyée spéciale du
Figaro. Retour sous la tente cette fois, mais diagnostic similaire quant au
comportement du colonel et à la psychose ambiante. « Ambiance parano,
témoigne aujourd’hui Delphine Minoui. Avec un dispositif sécuritaire
hallucinant. Plusieurs barrages, passage sous un portique d’aéroport et dévissage
des stylos. Puis, en face de moi, un personnage paumé, sorte de Michael Jackson
ravagé par la chirurgie esthétique, tiré de partout, planqué derrière ses grosses
lunettes de soleil et armé d’une tapette à mouches, qu’il brandit durant tout
l’entretien. Kadhafi semble nerveux, stressé, agite sans cesse les jambes, lâche
des réponses courtes, stéréotypées, que traduit un interprète rongé par la trouille.
À la fin, je le vois partir dans sa mini-voiture de golfeur, entre brebis et
chameaux-. »
Le déni et le défi
Le « bouillant colonel » bout-il encore ? De rage, sans doute. De cette fureur
qui tétanise les tyrans frappés d’impuissance ou avides de vengeance. Un temps,
ses apparitions furtives et ses imprécations radiotélévisées, assénées d’une voix
éraillée et bégayante, ont semblé baliser une inéluctable déchéance. Mais le
Bédouin pugnace puise dans sa capacité à nier la réalité une énergie dévastatrice.
Le roi est nu certes, mais armé jusqu’aux dents. Voilà d’ailleurs que le vent
tourne. La rébellion s’essouffle. Sa ferveur la portait. Son amateurisme l’entrave.
Et la contre-offensive lancée en mars attise les fantasmes de reconquête. La
propagande annonce la reprise de Misrata, Tobrouk, Zawiyah, Ras Lanouf, Ben
Jawad et prédit celle, à très brève échéance, de Benghazi. Le 10 mars, James
Clapper, qui, en sa qualité de directeur national du renseignement, coordonne
l’action des seize agences américaines, souligne que les forces régulières, mieux
équipées, ont « repris l’initiative » ; et estime qu’avec le temps, Kadhafi
« l’emportera ». Lequel Kadhafi semble ne pas en douter. Témoin, ce message
radio diffusé peu après que la rébellion a cédé le verrou pétrolier d’Ajdabiyah :
« C’est bon. L’affaire est réglée. Nous arrivons. [...] Attaquez ces salauds
d’athées et ces traîtres. Pas de pitié ni de clémence pour eux. Demain, nous les
humilierons devant la Terre entière. » Dans le quotidien italien II Giornale, le
colonel octroie aux insurgés cette alternative : la reddition ou la fuite. Et,
magnanime, s’engage à laisser la vie sauve à ceux qui se rendront.
À 8 000 kilomètres de là, la France livre sur le front onusien une autre
bataille. Et arrache le 17 mars, avec l’aval de la Ligue arabe, l’adoption par le
Conseil de sécurité de la résolution 1973. Au nom du devoir de protection des
civils libyens, le texte instaure une « no fly zone » - zone d’exclusion aérienne -
et autorise le recours aux bombardements et à « toute mesure nécessaire ». Seule
option bannie, le déploiement terrestre. 11 était temps. L’armée kadhafïste
approche des faubourgs de Benghazi, précédée du serment de ses chefs : « 11 n’y
aura ni pardon ni pitié. » Aurait-elle vraiment anéanti la cité rebelle sous un
déluge de feu ? Jamais on ne le saura. Qu’importe, les jeux sont faits. Le
19 mars, une patrouille française, composée notamment de huit Rafale et de
quatre Mirage, déclenche les premières frappes, vitrifiant une colonne blindée
des forces « loyalistes ». L’aviation britannique suit de près, tout comme
TUS Air Force, qui impose bientôt dans le ciel libyen sa suprématie. Ce raid
initial n’est donc que le prologue d’une intense campagne.
Un homme aura intensément œuvré, dans la coulisse comme devant micros
et caméras, pour que la France montre la voie, fût-elle sans issue :
l’ex-« nouveau philosophe » Bernard-Henri Lévy. Bien sûr, BHL excelle à
mettre en scène, quitte à l’enluminer quelque peu, sa geste héroïque. Bien sûr, en
quête depuis des lustres de sa guerre d’Espagne, ce corsaire germanopratin n’en
finit plus de courir après le fantôme d’André Malraux, de Sarajevo à
l’Afghanistan. 11 n’empêche. Qu’il s’agisse de la reconnaissance hâtive du
Conseil national de transition, vitrine politique de l’insurrection, comme « seul
représentant légitime du peuple libyen » ou de l’engagement tricolore, son
influence sur Nicolas Sarkozy s’avère décisive. Bien davantage que celle
d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères en titre. Le 28 février 2011,
c’est avec la bénédiction de « Sarko » qu’il s’envole via Le Caire pour Tobrouk
et Benghazi, où il offre aux pontes du CNT de plaider leur cause à Paris-. Le
7 mars, à son retour, il « briefe » à l’Élysée le maître de céans et son conseiller
diplomatique., Jean-David Levitte. Trois jours plus tard, c’est en sa présence que
le chef de l’État reçoit deux émissaires du Conseil rebelle, ainsi adoubé, et leur
fait part de sa volonté d’intervenir militairement, avec ou sans mandat
international. Le 15 septembre de la même année, qui apparaît dans le sillage du
Premier ministre britannique David Cameron et de l’ex-époux de Cécilia lorsque
ceux-ci s’offrent un trekking triomphal dans les rues de Benghazi ? L’infatigable
penseur-essayiste-reporter-dramaturge-cinéaste. « Sarkozy, avait-il claironné le
mois précédent, a réalisé en Libye ce que Mitterrand n’avait pas fait en Bosnie. »
Entendez : BHL, aiguillon des princes, réussit aujourd’hui là où il échoua hier.
Un autre facteur peut éclairer l’emballement de « l’hyperprésident » : la parution
dans Le Monde daté du 22 février d’une tribune signée « Marly », pseudonyme
d’un collectif de diplomates atterrés par l’indulgence de Paris envers les
potentats arabes. Que cette corporation, que « Sarko » tient en si piètre estime,
ose lui faire ainsi la leçon l’irrite au plus haut point. Un motif de plus de changer
de posture et de costume. Kadhafi, Fregoli des dunes, a trouvé son maître : le
raïs français tombe la robe d’avocat pour enfiler, avec le zèle des convertis, le
treillis de combat. Sur place, des officiers de la DGSE promettent aux meneurs
du soulèvement l’aide de la France. Promesse tenue, comme l’attesteront l’envoi
de « conseillers » militaires et les livraisons d’armes. Outre-Atlantique, on
impute mezza voce l’empressement tricolore à une volonté très gauloise
d’asseoir un leadership contesté ainsi qu’à des appétits plus prosaïques,
notamment pétroliers. Les courriels d’Hillary Clinton déclassifiés en
janvier 2016 témoignent du degré de suspicion de « l’allié » américain^. Dans un
mémorandum adressé à la secrétaire d’Etat de l’époque, un certain Sidney
Blumenthal avance un scénario des plus romanesques. Selon cet ami et
conseiller du couple Clinton, des agents des services français auraient découvert
l’existence d’un stock de 143 tonnes d’or et de quasiment autant d’argent,
transféré de Tripoli à Sebha deux semaines après les premiers raids occidentaux ;
un pactole initialement amassé en vue du lancement d’une monnaie panafricaine
appelée à supplanter le vieux franc CFA, survivance coloniale, et adossée au
dinar libyen. Voilà pourquoi votre fille est muette ; et vos canons si loquaces...
Revenons sur terre. Entre Élysée et Quai d’Orsay, on mise sur une déroute
rapide des assaillants. « Une affaire de jours ou de semaines, mais pas de mois »,
hasarde Alain Juppé. Erreur. L’opération internationale Aube de l’Odyssée, qui,
en passant très vite sous pavillon de l’Otan, se fond dans le dispositif baptisé
« Protecteur Unifié », durera plus d’un semestre. Pourquoi ? Trois facteurs
éclairent l’étirement de l’échéancier. D’abord, les Occidentaux sous-estiment la
pugnacité de la garde prétorienne de la Jamahiriya, alliage de régiments d’élite
commandés par des fils ou de zélés féaux de Kadhafi. Ensuite, et
symétriquement, ils tendent à idéaliser la performance au combat de la nébuleuse
insurgée, assemblage hétéroclite de volontaires à l’indéniable vaillance, mais
dépourvus pour la plupart de savoir-faire militaire. Si maints officiers, sous-
officiers et hommes du rang ont embrassé la cause, on croise surtout au gré des
lignes de front étudiants, enseignants, ouvriers, ingénieurs, magistrats ou
infirmiers ; et, plus rarement, de discrets djihadistes avides de venger les
« martyrs » liquidés par le régime. « Pathétiques », se désole l’amiral Édouard
Guillaud, alors chef d’état-major des armées. Dernier écueil, très vite palpable :
l’hétérogénéité d’un Conseil national de transition où se coudoient monarchistes,
libéraux, islamistes, résistants de l’intérieur et « revenants » de la diaspora ; mais
aussi la persistance, au sein de cette galaxie, de vieilles lignes de faille
régionalistes. Historiquement perméables à la tentation séparatiste, les pionniers
de Benghazi n’ont souvent que mépris pour la tiédeur révolutionnaire des
Tripolitains. Quant aux assiégés de Misrata, acteurs d’une résistance homérique
soudés par une conscience identitaire aiguë, ils revendiqueront un statut
privilégié à la hauteur de leurs mérites. À la fin du printemps, la hantise de
l’enlisement affleure. Sur le terrain, l’insurrection collectionne les revers. Et le
canardage à distance ne suffit plus. Voilà pourquoi, dépité d’avoir dû céder les
commandes à l’Otan, donc au Pentagone, Paris engage des hélicoptères
d’attaque, parachute dans les sanctuaires rebelles de l’armement dernier cri et
infiltre, à l’instar de l’allié britannique, les as de ses forces spéciales dans l’Est,
au cœur de l’enclave de Misrata et dans le djebel Nefussa.
Une fois encore, Muammar Kadhafi tombe de haut. Malgré les signes avant-
coureurs et les mises en garde, il refusait de croire que son « ami Sarkozy » le
trahirait ainsi. Pour autant, si le déluge de missiles venus d’en haut l’ébranle, sa
rhétorique, d’une vigueur intacte, n’en laisse rien paraître. « Nous ne nous
rendrons pas », jure-t-il le 23 mars. Hors de question de courber l’échine devant
« une bande de fascistes qui finiront dans les poubelles de l’Histoire ». Dans les
jours qui suivent, le Guide persiste à abreuver d’anathèmes les « jeunes débiles »
bourrés de drogues venues d’ailleurs, sommant leurs parents de les empêcher
d’avaler ces « pilules ». On l’entend même, le 27, affirmer sur la télé serbe
RTV Pink que « le calme règne en Libye », et que seuls subsistent quelques
« groupes rebelles qui sèment le chaos », promis à une déroute prochaine.
Tout indique que le Guide aux abois n’écoute plus. Tout suggère qu’il
s’enferre et s’enferme. Sourd à toutes les objurgations, même quand elles
émanent de son fils cadet Seif al-lslam, exaspéré dit-on par l’intransigeance
paternelle. Les vieux compagnons, eux, broient du noir. Au reporter français de
passage, l’idéologue Rajab Boudabbous, directeur de « l’Amphithéâtre vert »,
institut voué à l’édification de l’élite étudiante, réserve un accueil frisquet.
« C’est à cause de vous tout ça, peste-t-il. Votre Sarkozy veut à tout prix effacer
les traces du financement libyen de sa campagne électorale, se délester de sa
dette et de son sentiment d’infériorité. » Suit un amer réquisitoire contre le
« libéralisme débridé » de Seif al-lslam et de son clan, teinté de nostalgie.
« Quand Kadhafi exerçait vraiment le pouvoir, tout allait mieux, soupire le vieux
philosophe sartrien. Nos plus grands acquis datent de l’époque du CCR. Mais
aujourd’hui, ni le Guide ni le peuple ne gouvernent... »
Dans les chancelleries, il se murmure fin mars que Seif a envoyé son fidèle
second Mohammed Ismaïl tester à Londres ce schéma de « sortie de crise » : une
phase de transition - que le cadet se dit prêt à conduire -, prélude à des élections
libres, en échange de l’immunité garantie au Guide et aux siens... Il y aura bien
d’autres plans, tous voués à l’échec. Ainsi, le 10 avril, Kadhafi reçoit une
délégation africaine, emmenée par le président sud-africain Jacob Zuma, et
entérine une « feuille de route » aux contours flous. Il y est question d’une
cessation des combats et de l’ouverture d’un dialogue, prélude à une transition
démocratique censée aboutir à « la mise en œuvre d’une politique apte à
répondre aux aspirations du peuple libyen de façon pacifique et
démocratique »... Vu de Paris, où l’on a un temps envisagé la relégation de
Kadhafi dans une fonction honorifique, l’affaire est désormais entendue. « La
question n’est pas de savoir s’il doit partir, tranche en juillet Juppé, patron du
Quai d’Orsay, mais quand et comment. » Comment ? Le cousin Ahmed Kaddaf
ad-Dam croit le savoir. « Le Guide m’a alors mandaté pour discuter de l’issue au
plus haut niveau, y compris à T ONU, soutient son émissaire de l’époque. Il est à
cet instant prêt à partir. Mais seulement après l’arrêt des bombardements. C’est
là-dessus que ça coince. Lui veut le cessez-le-feu d’abord ; les Occidentaux
exigent sa reddition préalable. En fait, ils veulent sa mort, surtout cette Hillary
Clinton, et ferment toutes les portes. Quant à l’hypothèse de l’exfiltration vers
Caracas, chez son ami Châvez, elle n’a jamais été sérieusement envisagée.
Kadhafi préférait mourir que de finir sa vie en exil . » Le colonel disposé à
s’effacer, vraiment ? Un autre intime y aura cru l’espace d’un malentendu :
Béchir Saleh. Dans l’édition française de Vanity Fair, l’ancien directeur de
cabinet affirme avoir reçu l’aval du chef pour échafauder un scénario de retrait.
Avant que ne tombe le contrordre : « Attends un peu. Seif prépare des réformes.
Tout va s’arranger-. »
Les tractations engagées dans l’ombre achoppent d’ordinaire sur le sort
réservé au père de la « troisième théorie universelle ». S’il consent à s’effacer,
peut-il rester sur la terre natale ou doit-il finir ses jours dans la peau d’un exilé ?
Et s’il part, quel pays d’accueil ? La rumeur évoque l’Algérie, le Niger, le
Burkina Faso, l’Égypte, le Maroc. Ceux qui, chez ses partisans, imaginent à
reculons une telle issue privilégient bien entendu les pays qui, ayant refusé de
ratifier le traité de Rome, fondement juridique de la Cour pénale internationale
(CPI), ne l’extraderaient à aucun prix vers La Haye. À l’image du Zimbabwe, de
l’Érythrée ou du Venezuela, déjà évoqué... Selon le fidèle cousin Mansour
Dhaw, chef de la Garde populaire, qui se tiendra à ses côtés jusqu’à la mort, le
Frère Guide a bien envisagé en mars de jeter l’éponge. Mais les imprécations
martiales de son cadet Seif al-Islam, qui a brutalement basculé du côté des
boutefeux, ont couvert les sages conseils de quelques proches. Proches que les
mandats d’arrêt délivrés par la CPI le 27 juin réduisent bientôt au silence.
« Plutôt mourir en Fibye qu’être jugé par [le procureur en chef Fuis Moreno]
Ocampo- », aurait-il alors tranché. Ironie du sort : le même Ocampo admettra en
décembre 2011 que la liquidation de Kadhafi peut s’apparenter à un crime de
guerre. Ironie du sort, bis : alors réfugiée en Algérie, Aïcha, la fille du qaïcL loue
au même moment les services de l’avocat israélien Nick Kaufman, ancien
procureur au sein de la Cour de Fa Haye.
Quel Kadhafi faut-il croire ? De tous les costumes qu’il endosse, lequel lui
sied le mieux ? On l’a vu tour à tour dans le rôle de l’imprécateur éructant puis
dans celui du puncheur groggy. Le voici, début mai, en chef bravache, défiant
l’Otan à la tête d’un convoi de 4x4, chapeau de broussard, sous-pull à col roulé,
veste noire et poing brandi. Puis, le 7 juin, jour d’intense pilonnage aérien, en
gourou de secte millénariste. « Peu nous importe la vie, prêche-t-il alors à la
radio. Peu nous importe même la victoire, et peu nous importe la mort. Ce qui
nous importe à cet instant, c’est le devoir. Que nous mourrions, que nous
devenions des martyrs, que nous nous suicidions ou que nous vainquions. [...]
Nous saluons la mort. Le martyre est un million de fois préférable à la
capitulation. » Le 1 er juillet, au 100 e jour de la campagne de bombardements,
place au cavalier de l’Apocalypse à la voix rauque, menaçant et sarcastique : « À
toi, mon pauvre ami Berlusconi, à toi mon pauvre ami Sarkozy, à toi mon fils
Obama, à toi l’Anglais dont j’ai oublié le nom - Caméra ? ah oui, Cameron. À
vous tous je dis ceci : regardez la télévision libyenne et regardez-moi, mais
n’oubliez pas auparavant d’avaler une dose de tranquillisants, car vous allez être
traumatisés. Vos maisons, vos bureaux, vos familles sont désormais nos cibles
légitimes. [...] Dent pour dent, œil pour œil, enfant pour enfant. Rentrez chez
vous ou nous irons chez vous, nous nous abattrons sur l’Europe comme des
criquets, comme des abeilles. » Puisque « nos morts vont au paradis et les leurs
en enfer », il ne reste plus, pour les agresseurs « croisés », que la voie du
repentir. Et pour les patriotes, celle de l’héroïsme. « Vous devez, leur enjoint le
Guide, ramper jusqu’aux montagnes de l’ouest, puis vous irez libérer Misrata.
Marchez sans armes, désarmez les milices et libérez Misrata, puis Benghazi.
Puis vous irez par millions jusqu’aux terminaux pétroliers. [...] Ne trahissez pas
vos ancêtres, votre passé, votre avenir. Au front ! Au front ! » Quand
l’incantation tient lieu de plan de bataille... 11 y a, enfin, ce Kadhafi ivre
d’orgueil et d’arrogance, l’unique, l’irremplaçable, perché sur son Olympe. « Je
suis, tonne-t-il en plein tumulte, une gloire à laquelle ne peut renoncer ni la
Libye, ni le peuple libyen, ni la nation arabe, ni la nation islamique, ni l’Afrique,
ni l’Amérique latine, ni aucune des nations qui désirent la liberté, la dignité
humaine, et résistent à la tyrannie. Mouammar Kadhafi est histoire, résistance,
liberté, gloire, révolution. »
À quoi joue-t-il ? Aux échecs, au moins pour la galerie. On le voit ainsi le
12 juin, penché sur le damier aux 64 cases en face de son ami Kirsan
llioumjinov, président de la Kalmoukie - république nichée au sud-ouest de la
Russie - de 1993 à 2010, et par ailleurs patron de la Fédération internationale
d’échecs depuis 1995. Étrange personnage que ce bouddhiste dont les journées,
étirées selon ses dires par la méditation, comptent vingt-cinq heures et qui
prétend avoir été enlevé à bord d’un vaisseau spatial extraterrestre le
18 septembre 1997 ; mais assez attaché aux richesses d’ici-bas pour se voir placé
sur liste noire par les États-Unis du fait de ses liens financiers avec le régime
baasiste syrien. « Avec Kadhafi, confiera-t-il à l’AFP en janvier 2016, nous
avions signé un accord sur des programmes d’enseignement des échecs dans les
écoles. Où est le problème ? Cet homme m’a impressionné. Saviez-vous qu’il
écrivait des poèmes ? » Filmé dans le lobby d’un hôtel tripolitain, ce tête-à-tête
surréaliste, ultime apparition publique d’un Guide tout de noir vêtu, lunettes et
calot compris, aura un prolongement. Peu avant la fuite vers Syrte, Mohammed,
le fils aîné, appelle ce cher Kirsan. « Mon père, lui confie-t-il, veut vous parler. »
Échange bref, tant le Libyen craint l’acuité des satellites ennemis. Son message,
tel que résumé par llioumjinov : « Je veux vous dire que je n’abandonnerai pas
mon pays. Je me battrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang. » Échec et mat ?
Pas encore. Pour l’heure, on en est encore à la diagonale du fou.
Tout vacille, tout se fissure, mais le Néron des sables s’accroche. 11 peut
encore rassembler des foules, orchestrer des marches sur lesquelles flotte, dans
la houle des banderoles vertes, son effigie. Même si sa télé recycle, plus souvent
qu’à son tour, de trompeuses archives. En août, le colonel rappelle son interprète
francophone Moftah Missouri et le prie de traduire une lettre cousue de griefs
adressée à Nicolas Sarkozy. « Elle n’est jamais partie, confiera plus tard
Missouri. Lui ne comprenait pas que tout était fini. » Le colonel se fend aussi
d’une missive au Congrès américain. 11 y accable la Lrance, prétend détenir
moins de pouvoirs que la reine d’Angleterre et signifie son attachement à
l’établissement d’une « relation spéciale » avec les États-Unis. Mieux, avec le
concours de son Premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi et d’un cabinet de
lobbying, il tente de persuader l’élu démocrate de l’Ohio Dennis Kucinich,
réputé hostile à l’intervention de l’Alliance atlantique, d’entreprendre à Tripoli
une « mission de paix » tous frais payés. L’ancien maire de Cleveland hésite
puis, invoquant l’insécurité qui règne en Libye, décline l’offre.
L’aigle et la buse
L’heure est aux manœuvres de la dernière chance. Celle que relate, sous la
plume d’Hervé Gattegno, la version française de Vanity Fair- mérite à coup sûr
l’oscar de la mise en scène. Selon le mensuel, Dominique de Villepin, médiateur
mandaté par l’Élysée en juin 2011, aurait ainsi retrouvé au cœur de l’été
Muammar Kadhafi dans son bunker tripolitain. « Le dictateur, lit-on, n’est plus
que l’ombre de lui-même, tantôt extatique, tantôt abattu. Son visage semble
tuméfié. 11 porte un gilet pare-balles sous sa toge et sa coiffe dissimule un casque
en kevlar. » « Scénario romancé, nuance aujourd’hui l’ancien locataire du Quai
d’Orsay puis de Matignon. Je n’ai jamais rencontré à cette époque Kadhafi en
territoire libyen ni traité directement avec lui. Tout s’est joué à Djerba (Tunisie),
avec les deux émissaires qu’il avait désignés : son directeur de cabinet Béchir
Saleh et un diplomate de haut rang 2 . » S’il conteste aussi le rôle prêté à son
sulfureux complice Alexandre Djouhri, « DDV » confirme en revanche la réalité
de la mission conduite alors ainsi que le contenu du compromis ébauché avec les
envoyés du Libyen. « Nicolas Sarkozy et Claude Guéant m’avaient
effectivement demandé d’explorer les pistes menant à la mise à l’écart négociée
du Guide et à un schéma de sortie de crise », précise-t-il. Le texte, rédigé en trois
langues - arabe, français, anglais -, prévoit l’éloignement physique du qaïd en
perdition, assuré en contrepartie d’un régime d’immunité, et l’instauration d’un
exécutif transitoire, prélude à la tenue d’élections libres ; processus supervisé par
les dignitaires des principales mouvances tribales. Kadhafi ayant
catégoriquement récusé l’hypothèse d’un exil à l’étranger, envisagé dans une
première mouture, le document l’autorise à se retirer en son fief de Syrte. « À un
moment, nous avons été très proches de la conclusion d’un accord, confie l’ex-
Premier ministre de Jacques Chirac. D’autant qu’une ferme volonté d’aboutir
anime alors Saleh et son associé ; et que le Guide lui-même fait un temps mine
d’accepter. On avance, me font savoir mes interlocuteurs. Puis il y a revirement,
et tout vacille. » Quels grains de sable enrayent donc le fragile mécanisme ?
« Peut-être aurait-il fallu, au regard des usages du monde arabe, un tête-à-tête
avec Muammar Kadhafi, avance Villepin. Matériellement très délicat à
organiser, la route entre Djerba et Tripoli étant fréquemment coupée par les
combats. » Pour autant, T ex-patron du Quai impute aussi et surtout l’échec de
l’entreprise à la psyché de l’intéressé : « Son isolement, son enfermement, sa
paranoïa ont pesé à coup sûr. L’idée même de s’effacer, de renoncer au statut de
seul référent et unique incarnation du peuple libyen, de voir l’Histoire s’écrire
sans lui était insupportable à ses yeux. Une fonne de déchéance. » Une autre
ombre plane sur ce montage aléatoire : si elle tenait à manifester son désir
d’œuvrer à une issue pacifique, la France de « Sarko » souhaitait-elle vraiment
sauver la mise à l’irascible Bédouin ? « On est en droit d’en douter, admet un
initié attaché à son anonymat. La mise en œuvre d’un tel pacte aurait sans doute
été plus complexe à gérer que le dénouement militaire. Surtout avec un Guide
présent en terre libyenne, spectre flottant sur un “après” incertain. »
Tel que décrit par Vanity F air, l’épilogue de la vaine équipée s’avère aussi
houleux que rocambolesque. « La signature de l’accord, écrit Gattegno, est
maintenant prévue entre le 21 et le 23 août à Paris. Le 16 août, Béchir Saleh part
rejoindre Dominique de Villepin à Djerba, d’où ils comptent s’envoler pour
Doha afin de régler les derniers détails. À mi-chemin, Kadhafi l’appelle dans sa
voiture et lui ordonne de faire demi-tour. » « Tu as donné ton accord », tente
d’objecter le « dircab ». « Si tu vas au Qatar, aboie en réponse le reclus de
Tripoli, on te coupera en mille morceaux. » « J’ignore les modalités précises de
la volte-face, admet l’ex-spadassin de la Chiraquie. Une certitude : nous tenions
les puissances du Golfe informées. Car il devait s’agir non d’un arrangement
franco-libyen, mais d’un accord avalisé par les pays arabes. » C’est ainsi : même
si la Jamahariya glisse droit vers le récif, son orchestre continue de jouer. Faux,
certes, mais il joue. Dans un salon du Rixos, l’un des palaces où les reporters
étrangers sont assignés à résidence, le ministre des Finances et de la
Planification détaille une flopée de projets d’infrastructures, qu’il s’agisse de
routes, d’assainissement ou d’électricité. Tandis que Dieudonné, humoriste
dévoyé accouru au secours du kadhafïsme, éreinte aigrement les médias
impérialistes et leur indigne acharnement...
La pression sur la capitale, prise en tenaille entre les rebelles venus de l’est
et les assaillants berbères descendus du djebel Nefussa sur le flanc sud-ouest,
devient intenable. Au point que le clan Kadhafi déserte Bab al-Aziziya quelques
jours avant le 22 août, date de la chute de Tripoli, fruit de cette offensive
coordonnée in situ par la crème des services secrets occidentaux. « Repli
tactique », prélude à un « nettoyage » définitif de la capitale, prétend Muammar
dans un message radio qui, bien sûr, ne trompe personne. Pas plus que les
rodomontades ultérieures, relayées par la chaîne syrienne Arraï. C’est par ce
même canal que, le 8 septembre, le qaïd en cavale jure de ne jamais quitter la
terre de ses ancêtres et d’intensifier le harcèlement des « rats » et des
« mercenaires ». Quatre semaines plus tard, Muammar Kadhafi livrera, via un
enregistrement à peine audible, une manière de testament crachoté. « N’ayez
peur de personne. Vous êtes le peuple. »
Les thuwar, pendant ce temps, n’en finissent plus d’explorer les entrailles du
fortin abandonné et les villas au luxe obscène de la nomenklatura, exhibant leurs
trophées avec un mélange de rage et d’allégresse. Ici, un pistolet plaqué or ; là,
une des fameuses chapkas doublées de fourrure ; ailleurs, des albums de photos
ou un coffret de DVD de la série Sex and the City. Sidérés, ils découvrent aussi
un réseau de tunnels ventilés à l’épreuve des bombes et, derrière les portails
blindés dont des lecteurs d’empreintes digitales commandent l’ouverture, des
bunkers tout confort. Gymnase, piscine intérieure chauffée, salon de coiffure, lit
à baldaquin, four à pizza importé d’Italie : la légende du Bédouin austère et
frugal y laisse des plumes-. L’abri souterrain déniché derrière l’une des villas du
fils Moatassem recèle quant à lui deux bars, un bloc opératoire, une penderie
100 % Versace et quelques tableaux abstraits-. Il faut se rendre à l’évidence :
dans la course au tape-à-l’œil, les enfants Kadhafi, friands de jacuzzis géants, de
zoos familiaux et de night-clubs privés, devancent très largement le patriarche.
D’un palmarès l’autre... Parmi les ennemis que le Guide déboussolé a, au
long du semestre écoulé, abreuvé d’invectives, Nicolas Sarkozy, que l’on sait
fondu de cyclisme, décroche le maillot jaune. Pour preuve, la volée de flèches
décochées le 16 mars à Tripoli, devant un parterre de fidèles : « La France se
prend pour qui ? Elle veut nous attaquer ? Tu penses qu’attaquer la Libye, c’est
facile, espèce de crétin ? Nous, on va t’attaquer. Tu veux attaquer ? Essaye donc
pourvoir- ! » Résumons d’une formule le procès qu’instruisent sans désemparer
Kadhafi et son entourage : cet ingrat, ce félon, dont nous avons garni les coffres
au temps de sa marche triomphale sur l’Élysée, a pris les commandes de la
conspiration. « C’est mon ami, mais je crois qu’il est devenu fou, accuse le
Guide au détour d’un entretien diffusé la veille de cette sortie hargneuse sur la
chaîne allemande RTL. Il souffre d’une maladie psychique ; c’est ce que dit son
entourage. » Dans l’interview recueillie le même jour par Delphine Minoui (Le
Figaro), il se fait plus explicite. « Moi je pense que mon cher ami Sarkozy
souffre d’un désordre mental. C’est moi qui l’ai fait arriver au pouvoir. »
Comment ?, relance la journaliste. « Nous lui avons donné le financement
nécessaire pour qu’il puisse gagner les élections chez lui. [...] Il est venu ici sous
cette tente et m’a demandé un soutien financier. Nous l’avons aidé
financièrement. Et il a gagné les élections. » Pourquoi un tel coup de pouce ?
« Pour nous, en tant que Libyens, si le président de la République française
gagne les élections grâce à nos fonds, c’est vraiment un atout {rires). »
Combien ? « Je ne sais pas. Je ne suis pas concerné par ces choses. Il nous a
demandé un montant et nous lui avons donné ce montant. J’ai transmis les
instructions au comptable. » En liquide, par chèque, par virement ? « Je
l’ignore. » À en croire Moftah Missouri, le traducteur francophone, le colonel lui
aurait précisé ultérieurement le montant de la contribution : une vingtaine de
millions de dollars. D’autres chiffres circulent. À commencer par celui
qu’avance le 28 avril 2012 le site Mediapart - 50 millions d’euros -, sur la base
d’une note d’instruction à en-tête de la Jamahiriya, adressée en décembre 2006 à
Béchir Saleh, le directeur de cabinet de Kadhafi, et signée par le très influent
Moussa Koussa. « Faux grossier », assure Saleh. Document authentique, affirme
à l’inverse Koussa aux enquêteurs venus l’entendre en son refuge qatari, à ceci
près que la signature qui y apparaît ne serait pas la sienne. Ce que contestent
pourtant un quatuor d’experts graphologues, dûment mandatés. Mais quel crédit
accorder in fine à un homme frappé, si l’on s’en tient au courrier envoyé en
avril 2016 par un magistrat de l’émirat à ses homologues français, d’« incapacité
physique et mentale permanente » ?
Saisie fortuitement par la justice française, au détour d’une enquête sans
rapport aucun avec les turpitudes franco-libyennes, une autre pièce figure dans le
dossier : l’agenda personnel de l’ex-Premier ministre Choukri Ghanem. Au
29 avril 2007 y figure la mention détaillée de trois versements au profit du
candidat de l’UMP, pour une somme totale de 6,5 millions d’euros. Si le carnet
parle, Ghanem, lui, n’en dira pas plus. Le 29 avril 2012, soit cinq ans jour pour
jour après la date de cette inscription et le lendemain même de la sortie du scoop
de Mediapart, on retrouve son cadavre flottant dans les eaux du Danube, à
Vienne. Sur l’étagère des éléments dignes d’intérêt, on rangera aussi le
témoignage de l’ancien député européen radical de gauche Michel Scarbonchi-.
Au premier semestre 2012, celui-ci a vent, via un contact libyen, de l’existence
d’environ 70 cartons de cassettes audio retrouvés dans une villa ayant appartenu
à Abdallah Senoussi, maître espion et beau-frère par alliance du colonel. 11 y
aurait là la totalité des enregistrements des audiences du Guide entre 1991
et 2011, réalisés d’ailleurs à l’insu de ses visiteurs. Et l’on y trouverait trace des
versements allégués. À l’en croire, l’ancien élu, devenu consultant, confie un
échantillon de ce trésor sonore à son cousin Bernard Squarcini, ancien patron de
la Direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI), lequel l’aurait transmis
pour expertise à un collègue de la DGSE. Et c’est là que se perdrait la trace des
fameuses bandes...
Autre témoin à charge, Senoussi, cité ci-dessus. Interrogé en juin 2012 dans
sa prison tripolitaine par des enquêteurs de la Cour pénale internationale, F ex¬
pilier du renseignement de la Jamahiriya leur aurait affirmé avoir
« personnellement supervisé » un transfert de 5 millions d’euros fin 2006-début
2007. Sans doute manquait-il à ce casting foisonnant un intermédiaire levantin
familier de la Libye comme de la Sarkozie. Le voici donc : le 17 novembre
2016, devant les limiers de l’OCLCIFF, l’Office anticorruption de la police
judiciaire, Ziad Takieddine confirme les confidences filmées cinq jours plus tôt
par Mediapart et l’agence Premières Lignes. Le Franco-Libanais, qui se prévaut
d’avoir introduit le futur président auprès de Kadhafi, affirme précisément avoir
convoyé entre novembre 2006 et les premières semaines de 2007, à la demande
de Senoussi, trois mallettes de cash. Une remise au futur tombeur de Ségolène
Royal, deux à son « dircab » Claude Guéant-. Montant cumulé : 5 millions
d’euros... Qu’en dit, en son asile du Caire, le cousin Ahmed Kaddaf ad-Dam ?
Ceci : le document révélé par le site d’Edwy Plenel est un faux, mais la
Jamahiriya a bien mis la main à la poche. « C’était à l’époque où Nicolas
Sarkozy, ministre de l’Intérieur, préparait sa candidature à l’Élysée, avance l’ex¬
émissaire spécial. Le Guide le reçoit sous la tente et, au sortir du tête-à-tête,
m’emmène faire quelques pas. “C’est un type bien, me dit-il, et nous avons
besoin d’un ami à l’Élysée. Notamment pour construire l’Union africaine sans
que la France interfère. Il faut donc soutenir ce Sarkozy par tous les moyens.”
Muammar donne alors des instructions et un comité spécial se charge du reste. Je
crois que des preuves subsistent. Certaines ont été détruites dans les
bombardements. D’autres sortiront un jour. »
Soyons honnête : s’il existe un dense faisceau de présomptions qu’étayent
des archives et des aveux troublants, si l’enquête opiniâtre de Mediapart
accrédite la thèse libyenne, il manque toujours a minima une preuve absolument
irréfutable. À l’été 2017, les juges français Serge Tournaire et Roger Grouman
enquêtaient toujours sur des flux financiers suspects, sans pour autant être en
mesure d’établir que ceux-ci avaient alimenté le trésor de guerre du candidat
« Sarko ». On se permettra, à ce stade, de livrer un souvenir personnel. Le
16 mars 2011, Seif al-Islam Kadhafi accorde à la chaîne Euronews un entretien
fracassant. « Il faut que Sarkozy rende l’argent qu’il a accepté de la Libye pour
financer sa campagne, tempête-t-il. C’est nous qui avons financé sa campagne et
nous en avons la preuve. La première chose que l’on demande à ce clown, c’est
de rendre l’argent au peuple libyen. [...] Nous avons tous les détails, les comptes
bancaires, les documents et les opérations de transfert. Nous révélerons tout
prochainement. » Or, à cette période, l’auteur de ces lignes couvre pour
L’Express les convulsions tripolitaines, et fait part à Mohammed Ismaïl,
l’homme de confiance de Seif, de son souhait de publier, sous bénéfice
d’inventaire, les pièces promises. Ismaïl semble intéressé, au point de s’enquérir
du jour de parution de l’hebdomadaire, de ses délais de bouclage et de l’audience
du site web du titre. Mieux, il s’engage à soumettre sans délai la requête au cadet
du Guide et à se manifester dans les quarante-huit heures. Or, rien ne vient. Et
toutes nos relances téléphoniques se heurtent à une boîte vocale saturée. D’où
ma perplexité. Si le clan Kadhafi détenait, à un instant crucial de l’empoignade,
de quoi discréditer sa bête noire, pourquoi a-t-il omis de le faire ?
Aurait-il dégainé alors une preuve dorée sur tranche que celle-ci n’aurait pas
suffi à enrayer la débâcle. « Ée Frisé » - surnom peu flatteur inspiré par sa
tignasse indomptée - a bel et bien fui son antre. Dès lors, le moulin à rumeurs
s’emballe. Où se cache-t-il ? On le dit planqué à Bani Walid, bastion des
Warfalla, à Ghat, chez les Touareg, ou à Syrte, son fief familial. Voire en route
pour le Niger ou l’Algérie, sinon en quête d’un asile plus lointain. Le Nicaragua
le lui offre, l’Afrique du Sud dément et Malte exclut de se prêter au jeu. Ni
vraiment présent, ni tout à fait ailleurs. Dans cet entre-deux s’engouffrent la rage
et les angoisses de ses « sujets ». Et partout flotte son fantôme : quarante-deux
ans de règne sans partage, c’est bien plus qu’il n’en faut pour squatter les esprits.
Persistance rétinienne. Voici Ramadan, 24 ans, croisé à Zawiya. « 11 faut qu’il
soit jugé et pendu ici, assène ce salarié d’une entreprise gazière. Ici, sur le lieu de
ses crimes. Je veux voir de mes yeux son cadavre étendu sur le sol. Le sien et
celui de ses fils. » « Ni la potence, ni le peloton, nuance Hosni Bey Hosni, patron
d’une société de transport. Mais la prison à perpétuité. 11 la mérite six millions de
fois, une par citoyen de ce pays. » Un long silence, puis : « D’une façon ou
d’une autre, nous avons aimé celui qui a été notre geôlier, notre bourreau et notre
assassin. On ne peut faire grief aux Libyens d’avoir été couards. Car ce type,
dont aucun mot du dictionnaire ne saurait refléter la malignité, a très
méthodiquement asservi ses compatriotes. Pour asseoir son emprise, il a cogné
tour à tour sur les politiciens, les banquiers, les ministres, les fonctionnaires, les
dignitaires locaux, la hiérarchie tribale, les sociétés d’État, l’entreprise privée,
l’armée... Un Machiavel bédouin. Je crois qu’il lisait Le Prince toutes les
nuits. »
C’est bien à Syrte qu’échoue fin août, via Bani Walid, le Prince détrôné.
Acheminé là secrètement par son fils Moatassem, gouverneur militaire de la
région. Et entouré d’un contingent de 400 à 500 Guedadfa, milice tribale dont les
effectifs fondront au fil des semaines. D’abord l’hôtel, puis des logis de passage,
maison ou appartement abandonnés, dont on change tous les quatre ou cinq
jours. Une aire peau-de-chagrin bientôt circonscrite au seul secteur 2, quartier
encastré au cœur de la cité côtière, sous la menace des missiles Grad de la
rébellion et des raids de l’Otan, qu’on craint bien davantage. Planqué de son
ultime phalange de fidèles, le fils du désert, qui exècre tant les villes et leurs
murs, erre et se terre d’une planque à l’autre dans cette enclave, sanctuaire
devenu traquenard. Croit-il encore au miracle ? Rêve-t-il toujours de
reconquête ? Lui seul le sait. Bien sûr, au début de septembre, il a dépêché deux
de ses lieutenants à Sebha pour tenter d’y ranimer la flamme, vacillante, des
loyautés tribales. Mais là, coincé dans ce réduit... Le colonel en cavale, prostré,
mutique, s’abîme dans la lecture du Coran, couvre de notes son carnet, somnole
souvent, arpente les pièces exiguës, s’échine à rompre un isolement qui lui pèse
à l’aide de son téléphone satellitaire. 11 y a les appels qu’il passe, notamment à la
radio locale, pour grappiller quelques informations ; et ceux qu’il reçoit de Syrie
ou du Liban, le temps d’une interview hâtive, saturée de parasites. Appels brefs :
il s’agit de ménager une batterie anémique, mais plus encore de déjouer la traque
électronique des avions ennemis qui, là-haut, captent le moindre signal émis.
Quasiment coupé du monde, le reclus s’agace du manque d’eau, des coupures
d’électricité, de plus en plus fréquentes, de l’épuisement des vivres. 11 faut se
contenter de riz et de pâtes, glanés au hasard des logements d’emprunt, et que
l’on doit bientôt préparer soi-même : un tir de roquette a blessé le cuisinier de la
troupe-. Au moins peut-il, faute de mieux, remâcher son amertume, maudire les
faux amis d’hier, tous ceux qui l’ont trahi. Sarkozy, Berlusconi, Blair, le Turc
Erdogan, et une poignée d’obligés africains. Le « roi des rois » sent-il que la fin
approche ? À la mi-octobre, il compose le numéro d’un chef d’État d’Afrique
centrale. « Je viens de terminer ma prière, lui dit-il. Je me sens serein et je vous
demande de reprendre le flambeau. » L’ancien « officier libre » nassérien ne tire
pas un coup de feu. 11 confie les galons de stratège à son fils Moatassem, va-t-en-
guerre exalté. Pauvre plan de bataille : tenir, durer, dans l’attente d’un prodige
divin. Le 19 octobre au soir, tandis que les bombes pleuvent dru, les naufragés
décident de quitter leur îlot du moment, une école désaffectée. Et, n’ayant plus
d’autre atout que l’effet de surprise, programment le départ avant l’aube, vers
3 h 30. Mais le jour point sur une promesse de déroute. Car le temps file tandis
que l’on peine à entasser les caisses de munitions, les jerricans d’essence et les
blessés dans la cinquantaine de 4x4 du convoi. Pis, il n’est aucun cap sûr pour
cette flottille fantomatique. Un premier raid de l’Otan enraye une percée plein
sud, brisant net le cortège, dont le plus gros file maintenant côté ouest. Donc
vers le village natal et les tombes des aînés. S’agit-il, consciemment, de boucler
la boucle, de clore un cycle ? Pas si simple. Car ce faisant, la colonne fonce sur
le QG des Assad al-Wadi - les Lions de la Vallée -, milice venue de Misrata,
ville portuaire meurtrie des mois durant par un siège implacable, et dont les fils
brûlent de venger le calvaire. Le missile lâché par un drone Predator américain
anéantit la tête de la méharée motorisée, soudain figée à découvert et en rase
campagne, dans une banlieue connue sous le nom de Mazrat Zafaran. Les
rescapés subissent dès lors les assauts furieux de deux katibat - brigades -
rebelles, fortes au total de plusieurs centaines d’hommes. En fin de matinée, les
deux bombes GBU-12 à guidage laser que largue un Mirage 2000-D français
scellent le sort de la bataille. Un carnage, dont ne subsistent que des carcasses de
pick-up dévorés par les flammes et des cadavres calcinés. Touché par des éclats
à la tête et aux jambes, Muammar Kadhafi s’extirpe de son Land Cruiser Toyota
blindé, dont les vitres ont explosé. Était-il visé ? Oui, affirme Le Canard
enchaîné : selon des sources militaires, citées par l’hebdomadaire satirique, un
officier du Pentagone a suggéré d’en finir avec le fuyard, « véritable charge
atomique » ; de même, avance le Volatile paraissant le mercredi, des commandos
des forces spéciales américaines et françaises auraient pris part à la traque,
supervisée à Paris par le général Benoît Puga, chef d’état-major particulier de
Nicolas Sarkozy. Pour l’heure, le péril nucléaire supposé a mauvaise mine.
Entouré par le très dévoué Mansour Dhaw, son ministre de la Défense Abou
Bakr Younès Jaber, Moatassem et une demi-douzaine de gardes du corps, le
colonel, à demi groggy, boitille jusqu’à une villa en chantier déserte pour s’y
mettre à couvert. Mais l’abri, pris d’assaut, se fait piège. Reste à claudiquer vers
le prochain mirage : un ruban d’asphalte posé sur un talus que transpercent deux
canalisations. Le Guide se glisse dans celle de gauche et s’y enfonce en rampant.
Répit éphémère : une demi-douzaine de combattants de la katibat al-Khirane ont
remarqué le manège. D’autant qu’un des anges gardiens de l’illustre fugitif vend
la mèche. « Mon maître est ici, dans ce trou !, hurle-t-il en agitant un bout de
tissu blanc. Blessé ! » Qu’il ait voulu le sauver ou le livrer, le troufion affolé
abrège la chasse à l’homme. Espérant encore desserrer l’étau, la garde
rapprochée balance trois grenades. L’une d’elles ricoche et explose, fauchant le
général Jaber. C’est alors qu’un étudiant en électricité misrati, Omran Chaban,
s’engouffre dans la conduite bétonnée. À l’en croire, il arrache le pistolet
Smith & Wesson de la main du Guide et haie celui-ci vers la sortie, par le col de
sa veste. Omran ne jouira pas longtemps de sa notoriété toute neuve : kidnappé
en juillet 2012 à Bani Walid par des miliciens pro-Kadhafï, il meurt deux mois
plus tard dans un hôpital parisien des suites des tortures endurées en captivité.
« Que se passe-t-il ? Ne tirez pas ! », radote Muammar en clignant des yeux au
sortir de la buse, le visage poissé de sang et de poussière. Lors d’une fouille
brutale et fébrile, on découvrira aussi sur le captif une amulette et un
Browning GP35 Parabellum 9 mm made in Belgium, rangé dans son étui. Sur ce
bijou plaqué or à la crosse de bois précieux, orné de motifs végétaux finement
ciselés, cette inscription en arabe : « La clé pour la vie. » Elle n’ouvrira plus
aucune porte. L’Histoire vient de changer les serrures.
La suite ? Un long et lent hallali que détaillent les séquences vidéo
chaotiques et saccadées captées par des dizaines de téléphones portables. L’heure
de la curée a sonné. Mohammed, le patron de la brigade, tente bien de protéger
le prisonnier, traîné vers une Jeep par une mêlée haineuse. Peine perdue. Les
coups pleuvent dru. « Ça va, ça va. Que me voulez-vous ? », implore Kadhafi,
adossé à l’avant d’un pick-up, tentant de parer du bras les coups de poing et de
crosse. Ensanglanté, le « Vieux frisé » perd dans la cohue des touffes de cheveux
qu’arrachent des mains voraces. Quand elles ne lui assènent pas une volée de
gifles. « Tiens, ça, c’est pour Misrata ! » Pis, voilà le qaïd brièvement sodomisé
au moyen d’une baïonnette. « Mes fils ! Mes fils !, couine le supplicié. Qui êtes-
vous ? Ne faites-vous pas la différence entre le Bien et le Mal ? » Si, ils la font.
À leur façon : eux sont les justes, lui incarne le péché. « Lerme-la, chien ! »
Nouvelle raclée à coups de rangers. Une voix : « Laissez-le en vie ! » Une autre :
« Allah akbar ! » Lui, la main droite levée pour une ultime et vaine supplique :
« Haram alaykoum. » « C’est interdit par la religion. » A genoux, le despote
déchu vomit des caillots rouge sang. A cet instant, on entrevoit un revolver
braqué sur le visage tuméfié. Puis plus rien. Sur le plan suivant de ce film gore à
ellipses, un corps étendu à même le bitume, inerte, des épaules dénudées et une
tête aux yeux mi-clos sur un regard éteint, qui semble dodeliner. Encore vivant ?
Déjà mort ? Le quasi-cadavre sera jeté sur le plancher métallique d’un minibus.
Ainsi, l’Aigle a fini dans une buse. Le vol erratique du rapace hautain s’est
achevé un jeudi d’automne au débouché d’une conduite de drainage en béton, à
quelques battements d’ailes de son aire natale de Syrte, cette cité côtière qu’il
avait tant choyée avant qu’elle ne devînt le terminus de sa cavale. Lui qui raillait
les rebelles et leurs chefs, ravalés au rang de « rats », aura donc abdiqué dans un
égout asséché. Épilogue piteux. L’acharnement de ses bourreaux, leur allégresse
barbare renvoient aux rites codés des séances d’exorcisme. Avilir ainsi le tyran
honni et redouté, c’est se laver à vil prix d’une longue peur et d’une vieille
honte. À plus de six décennies d’intervalle, Kadhafi rejoint ainsi dans la
nécropole des satrapes profanés celui qu’il avait appris à haïr dans l’enfance :
Benito Mussolini, fusillé puis pendu par les pieds à l’auvent d’une station-
service milanaise...
Le lendemain, une odeur nauséeuse, mélange de chair carbonisée et de
caoutchouc brûlé, flotte encore sur le champ de bataille, où gisent corps inertes
et squelettes de 4x4. Dans un rapport publié un an plus tard, l’ONG Human
Rights Watch affirme que les insurgés ont sommairement exécuté, au minimum,
66 membres de l’escorte kadhafiste, dont certains abattus les mains menottées
dans le dos. Sur le décès du Guide, le document reste évasif. « 11 n’y a pas de
preuve claire qu’on lui a tiré dessus, écrit son auteur Peter Bouckaert, et aucune
autopsie n’a été pratiquée ; aussi les causes de la mort demeurent-elles
incertaines. » Prudence aussi louable que rarissime. Car la plupart des
protagonistes, libyens comme étrangers, professent en la matière des certitudes
définitives et contradictoires. Sinon saugrenues. Les pontes du Conseil national
de transition (CNT) l’imputent à un échange de tirs entre thuwar et loyalistes,
voire à une balle perdue. Tandis que d’autres croient dur comme fer à une
liquidation perpétrée par un agent français infiltré parmi les insurgés et chargé de
faire taire à jamais « l’homme qui en savait trop ». Telle est la conviction de
Roland Dumas ou de T ex-ambassadeur de France Christian Graeff, mais aussi
celle de Mahmoud Jibril, premier chef de gouvernement de facto de l’ère post-
Kadhafï. « Les services secrets de la France, avance-t-il dans un entretien diffusé
le 28 septembre 2012 par la chaîne égyptienne Dream-TV, ont joué un rôle direct
dans sa mort. » Quant à Rami al-Obeidi, un temps chargé des relations avec les
agences de renseignements étrangères au sein du CNT, il se veut plus précis
encore : le Guide en cavale, affirme-t-il dans une interview accordée au même
média cairote, a été localisé grâce à un appel émis depuis son téléphone
satellitaire, dont Damas avait fourni les coordonnées à la DGSE. « Pure
foutaise », réplique-t-on alors à la « Piscine ». Certes, rien n’est exclu ici-bas.
D’autant que d’éminents galonnés tricolores alimentent mezza voce la suspicion.
Invité le 3 avril 2017 du « Talk stratégique » du Figaro , l’ancien chef d’état-
major Henri Bentégeat suggère qu’en Libye, « on en a profité pour faire
disparaître Kadhafi- ». Reste qu’à notre connaissance, aucun indice probant ne
vient étayer cette théorie aussi attrayante que rocambolesque.
Le parcours du corps de Muammar Kadhafi laisse en revanche peu de place
au doute. Qu’il soit ambulance ou corbillard, le véhicule qui l’arrache à la fureur
rebelle file, après une brève escale dans la villa d’un notable, jusqu’aux
faubourgs de Misrata. Là, le médecin légiste commis d’office rend son verdict :
le trépas est dû à deux balles, dont les impacts n’apparaissaient nullement au
moment de la capture. Une dans la tempe gauche, une autre entre la poitrine et
l’abdomen. D’ailleurs, plus d’un thuwar se vantera d’avoir infligé au « Frisé » le
coup de grâce. Çà et là surgissent des régicides impatients de relater par le menu
l’estocade, sans doute imaginaire, exhibant qui une bague, qui un pan de
chemise, un chèche ou un bottillon noir.
À compter du vendredi 21, la dépouille repose dans la chambre froide d’un
entrepôt à viande de Souk al-Arab, le marché de gros de Misrata. Drapée dans
une couverture grise, posée sur un matelas souillé de sang, entre le cadavre du
général Abou Bakr Younès Jaber et celui de Moatassem, exécuté d’une balle
dans la nuque, lui qui avait été vu assis sur un lit, fumant une cigarette, buvant
un verre d’eau, et défiant, bravache, ses geôliers. On vient en famille contempler
sous la lueur bleutée d’un néon le défunt torse nu au visage sommairement
nettoyé. Malgré les heures d’attente, malgré la puanteur qu’atténuent à peine les
masques chirurgicaux distribués et une climatisation à bout de souffle. Le défilé
durera trois jours, avant que les gisants ne soient escamotés et enterrés en
catimini. Où ? En plein désert, dans un lieu tenu secret à dessein, dit-on. Près du
village natal, suggèrent d’autres sources—. À moins que... En juin 2016, on
trouvait encore des Misrati persuadés que le corps avait été incinéré nuitamment
dans l’un des hauts-fourneaux de l’aciérie de la ville, exfiltré clandestinement
vers le Qatar ou largué en mer. « Fadaises, s’insurge Mohammed Kaddaf ad-
Dam. En réalité, le Guide a bien été inhumé dans un secteur désertique au côté
de Moatassem et du général Jaber, en présence des deux fils de ce dernier et d’un
cheikh fidèle à notre régime, qui a prononcé la prière rituelle—. » Selon
l’hebdomadaire Jeune Afrique —, plusieurs membres incarcérés des deux familles
auraient même été extraits de leur cellule pour procéder à la toilette mortuaire.
Reste une énigme : si les intimes connaissent le site de la sépulture, pourquoi
Safiya, la veuve du défunt qaïd, écrit-elle en octobre 2013 à l’ONU et à l’Union
européenne pour les prier de « dévoiler le lieu où se trouvent les dépouilles et les
remettre à leurs familles » ?
D’où que vînt le tireur, la balle fatale au Guide déchu a aussi foudroyé, le
20 octobre 2011, le témoin clé des compromissions de l’Occident envers un
autocrate d’autant plus honni qu’il fut assidûment courtisé. Avec lui, Paris,
Londres, Rome et Washington auront enseveli en catimini la mauvaise
conscience du « monde libre » sous les pelletées d’une terre où se mêlent
remords, cynisme et mercantilisme. Nul doute que Nicolas Sarkozy espérait
cueillir, à la faveur de sa campagne libyenne millésime 2011, son bâton de
maréchal, voire un précieux viatique en vue de l’échéance présidentielle de
l’année suivante. Sans doute croyait-il aussi solder ainsi à bon compte les
égarements et les palinodies de Paris envers le prologue d’un tumultueux
Printemps arabe. Et escamoter le souvenir du traitement princier réservé à l’ex¬
paria. Quant à la « Libye nouvelle », État failli de naissance et livré d’emblée à
l’arbitraire de phalanges rivales, puis aux convoitises des djihadistes de l’État
islamique, elle ne s’est affranchie de son tyran que pour plonger dans une
sanglante pagaille. Là est le legs mortel de Kadhafi, sa vengeance posthume.
Notes
ACTE I
PROMESSES
Un berceau sous la Botte
1. Alison Pargeter, Libva, The Rise andFall of Qaddafi, Yale University Press, 2012.
2. Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, Actes Sud, 2011.
3. The New York Times, 11 janvier 1986.
4. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
5. Hélène Bravin, Kadhafi. Vie et mort d’un dictateur, François Bourin, 2012.
6. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
7. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
8. Maghreb, novembre-décembre 1971.
9. Guy Georgy, Kadhafi, le berger des Syrtes, Flammarion, 1996.
10. Hervé Bleuchot, « Les fondements de l’idéologie du colonel Mouammar el-Kadhafi », in
Maghreb-Machrek, mars-avril 1974.
L enfance du chef
1. Mouamar Kadhafi, Escapade en enfer et autres nouvelles, présenté par Guy Georgy, Favre,
1996.
2. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
4. Edmond Jouve, Dans le concert des nations, L’Archipel, 2004.
5. Mirella Bianco, Gadafi. Voice front the Desert, Longman, 1975.
6. Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
7. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
8. Entretien avec l’auteur, 24 février 2017.
9. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
10. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
U. Yasmina Khadra, La Dernière Nuit du Raïs, Julliard, 2015.
12. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
13. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
14 . Ghassan Charbel, Sous la tente de Kadhafi. Les compagnons du Colonel révèlent les secrets
de son règne (texte en arabe, non traduit), éditions Riad al-Rayyes, Beyrouth, 2013.
15. US News and World Report, 10 novembre 1986.
A l ’école de la subversion
1. Hamid Barrada, Marc Kravetz et Mark Whitaker, Kadhafi : je suis un opposant à l ’échelon
mondial, Favre/ABC, 1984.
2. Mirella Bianco, Gadafi. Voice front the Desert, op. cit.
3. Ibid.
4. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
5. Guy Georgy, Kadhafi, le berger des Syrtes, op. cit.
6. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
7. Edmond Jouve, Dans le concert des nations, op. cit.
8. Yasmina Khadra, La Dernière Nuit du Raïs, op. cit.
9. Roumania Ougartchinska et Rosario Priore, Pour la peau de Kadhafi. Guerres, secrets,
mensonges, l’autre histoire 1969-2011, Fayard, 2013.
10. Mirella Bianco, Gadafi. Voice front the Desert, op. cit.
U. Le Figaro, 20 avril 2012.
12. Il faudra pourtant attendre le 9 juillet 2002 et le sommet de Durban (Afrique du Sud) pour
que l’UA se substitue formellement à l’OUA.
13. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
14 . Le Monde, 6 mai 1971.
Il était une fois sa révolution
1. Edmond Jouve, Dans le concert des nations, op. cit.
2. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
3. Cité par David Blundy et Andrew Lycett dans Qaddafi and the Libvan Révolution, Little
Brown & Co„ 1987.
4. Guy Georgy, Kadhafi, le berger des Svrtes, op. cit.
5. The New Yorlcer, 11 novembre 2011.
6. David Blundy et Andrew Lycett, Qaddafi and the Libvan Révolution, op. cit.
7. Formule empruntée au chercheur Jean-Yves Moisseron, auteur dans Libération du 24 février
2011 d’une analyse éclairante sur « la fin du pacte tribal ».
8. Dirk Vandewalle, A Historv of Modem Libya, Cambridge University Press, 2006.
9. Anecdote rapportée par Alison Pargeter, Libya. The Rise and Fall of Qaddafi, op. cit.
10. The Guardian, 2 février 2011.
H. Le Monde, 1 er septembre 2009.
12. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
J_3. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
14. Guy Georgy, Kadhafi, le berger des Svrtes, op. cit.
15. Le Figaro, 30 septembre 1969.
ACTE II
EMPRISE
Un prologue orageux
I. Sur le panarabisme contrarié, voir ici ; sur la « chimère tchadienne ». voir ici . Muammar
Kadhafi a toujours considéré que la frange nord du Tchad relevait historiquement et culturellement de
la souveraineté libyenne.
2. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
3. Le Nouvel Observateur, 9 avril 1973.
4. François Burgat et André Laronde, La Libye, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996.
5. Alison Pargeter, Libva. The Rise andFall of Qaddafï, op. cit.
6. René Otayek, La Politique africaine de la Libye, 1969-1985, Karthala, 1996.
7. Roumania Ougartchinska et Rosario Priore, Pour la peau de Kadhafi. Guerres, secrets,
mensonges, l'autre histoire 1969-2011, op. cit.
Dans les serres de Nasser ?
1. Hamid Barrada, Marc Kravetz et Mark Whitaker, Kadhafi : je suis un opposant à l ’échelon
mondial, op. cit.
2. David Blundy et Andrew Lycett, Qaddafi and the Libvan Révolution, op. cit.
3. L’Express, 6 août 1973.
4. Entretien avec Fauteur, 27 février 2016.
5. Entretien avec Fauteur, 11 novembre 2016.
6. François Burgat et André Laronde, La Libye, op. cit.
7. Entretien avec Fauteur, 29 septembre 2016.
Un mythe oriental
1. Le Nouvel Observateur, 29 septembre 1969.
2. Le Monde, 13 décembre 1969.
3. Le Monde, 6 mai 1971.
4. The Guardian, 13 octobre 1972.
5. Valeurs actuelles, 2 mars 1970.
6. L’Express, 24 août 1970.
7. L’Express, 8 novembre 1971.
8. Mirella Bianco, Gadafi. Voice from the Desert, op. cit.
9. Jeune Afrique, 22 novembre 1978.
10 . Herald Tribune, 25 novembre 1976.
11. Guy Georgy, Kadhafi, le berger des Syrtes, op. cit.
L'ours, l ’Oncle Sam et les faux frères
1. L’Express, 6 août 1973.
2. Ibid.
3. Jean-Pierre Bat, Le Syndrome Foccart. La politique française en Afrique de 1959 à nos jours,
Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2012.
4. Secte dissidente et radicale du Fatah, la mouvance dominante de l’Organisation de libération
de la Palestine (OLP), fondée en 1974.
5. Alexandre Najjar, Analomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
6. Le Nouvel Observateur, 14 janvier 1974.
7. Jeune Afrique, 30 avril 1986.
Un désamourpharaonique
1. Entretien avec l’auteur, 27 février 2016.
2. Le Monde, 23 octobre 1973.
3. Le Monde, 19 novembre 1973.
4- Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
5. Hélène Bravin, Kadhafi. Vie et mort d ’un dictateur, op. cit.
6. L’Express, 21 janvier 1974.
Une femme à son chevet
1. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
2. Paris Match, 15 septembre 1973.
3. France-Soir, 29 août 1983.
4. Entretien avec l’auteur, 15 septembre 2015.
5. Cité dans Courrier international du 7 juillet 2011.
6. Patrick Haimzadeh, Au cœur de la Libye de Kadhafi, JC Lattès, 2011.
7. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
France terre d ’idylle
1. Hamid Barrada, Marc Kravetz et Mark Whitaker, Kadhafi : je suis un opposant à l ’échelon
mondial, op. cit.
2. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
3. Paris Match, 7 octobre 2010.
4. Guy Georgy, Kadhafi, le berger des Svrtes, op. cit.
5. Catherine Graciet, Sarkozy-Kadhafi. Histoire secrète d’une trahison, Seuil, 2013.
6. Jeune Afrique, 8 décembre 1973.
7. Le Monde, 13 décembre 2007.
8. Paris Match, 12 mai 1978.
9. Le Monde, 5 novembre 1973.
ACTE III
RAIDISSEMENT
Vers la Jamahiriya
1. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
2. Entretien avec l’auteur, 2 juin 2015.
3. The New York Times, 14 mars 2011.
4. Entretien avec l’auteur, 18 octobre 2016.
5. Maria Graeff-Wassink, La Libye de Kadhafi revisitée, 1982-1985, Karthala, 2015.
6. François Burgat et André Laronde, La Libye, op. cit.
Le Livre vert à livre ouvert
1. Wall Street Journal, 2 mars 2011.
2. Alison Pargeter, Libva. The Rise and Fail of Qaddafi, op. cit.
3. Entretien avec l’auteur, 27 février 2016.
4. Le Monde, 15 novembre 1977.
5. The Observer, 6 décembre 1981.
Un rebelle mondialisé
1. Hamid Barrada, Marc Kravetz et Mark Whitaker, Kadhafi : je suis un opposant à l ’échelon
mondial, op. cit.
2. Entretien avec l’auteur, 20 octobre 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 18 octobre 2016.
4. Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
5. Giovanni Martinelli, avec Samuel Lieven, Évêque chez Kadhafi, Bayard, 2011.
6. Ibrahima Signaté, Jean-Pierre Sereni et Sergueï Popov, Kadhafi parle, ABC, 1993.
7. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
8. Maria Graeff-Wassink, La Libye de Kadhafi revisitée, 1982-1985, op. cit.
Muammar en ligne de mire
1. Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
2. Roumania Ougartchinska et Rosario Priore, Pour la peau de Kadhafi. Guerres, secrets,
mensonges, l’autre histoire 1969-2011, op. cit.
3. Ibid.
4. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
5. Le Figaro, 11 février 2012.
6. Le Monde, 17 septembre 1984.
7. Roumania Ougartchinska et Rosario Priore, Pour la peau de Kadhafi. Guerres, secrets,
mensonges, l’autre histoire 1969-2011, op. cit.
8. Pascal Airault et Jean-Pierre Bat, Françafirique. Opérations secrètes et affaires d’État,
Tallandier, 2016.
9. Informations confirmées par l’intéressé à l’auteur, à la faveur d’un échange de courriels,
14 septembre 2016.
10. Pascal Airault et Jean-Pierre Bat, Françafrique. Opérations secrètes et affaires d’État, op. cit.
U. Vincent Nouzille, Dans le secret des présidents. Fayard, 2010.
12. Franz-Olivier Giesbert, Mitterrand, une vie. Seuil, 1996.
13. Jeune Afrique, 28 juin 2015.
14. Roumania Ougartchinska et Rosario Priore, Pour la peau de Kadhafi. Guerres, secrets,
mensonges, l’autre histoire 1969-2011, op. cit.
15. Corriere délia Sera, 22 juin 2008.
16 . La Repubhlica, 30 janvier 2009.
17. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
18. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
La providence des assassins
1. The Sunday Times, 29 mars 2009.
2. Le Figaro, 20 avril 1973.
3. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
4. Hamid Barrada, Marc Kravetz et Mark Whitaker, Kadhafi : je suis un opposant à l ’échelon
mondial, op. cit.
5. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
6. Le Figaro, 2 septembre 1991.
7. Le Monde, 21 juillet 1983.
8. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
9. Ghassan Charbel, Sous la tente de Kadhafi. Les compagnons du Colonel révèlent les secrets de
son règne, op. cit.
10. Hamid Barrada, Marc Kravetz et Mark Whitaker, Kadhafi : je suis un opposant à l’échelon
mondial, op. cit.
Le miraculé de Bab al-Aziziya
1. Jeune Afrique, 12 septembre 1984.
2. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 24 janvier 2017.
4. Al-Hayat, 31 octobre 2011.
5. Le Point, 1 avril 2011.
6. The Observer, 1 er mars 1987.
7. Le Nouvel Observateur, 2 août 2007.
8. Time, 25 septembre 2009.
Terreur à 30 000pieds
1. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
2. Guillaume Denoix de Saint Marc, Mon père était dans le DC10, éditions Privé, 2006. L’auteur
de ce témoignage a fondé et préside l’association Les Familles de l’attentat du DC10 d’UTA.
3. Catherine Graciet, Sarkozy-Kadhafi. Histoire secrète d’une trahison, op. cit.
4. Entretien avec l’auteur, 5 novembre 2016.
5. Pierre Péan, Vol UT772 : contre-enquête sur un attentat attribué à Kadhafi, Stock, 1992.
Kleenex, lait d'oiseau et chiens errants
1. Alison Pargeter, Libva. The Rise and Fail of Qaddafi, op. cit.
2. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
4. Le Monde, 13 juin 1980.
5. Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
6. Hisham Matar, La terre qui les sépare, Gallimard, 2017. Cet ouvrage a été couronné par le prix
Pulitzer de la biographie 2017.
7. Roumania Ougartchinska et Rosario Priore, Pour la peau de Kadhafi. Guerres, secrets,
mensonges, l’autre histoire 1969-2011, op. cit.
Une chimère tchadienne
1. Guy Georgy, Kadhafi, le berger des Syrtes, op. cit.
2. Entretien avec l’auteur, 22 novembre 2016.
3. Alison Pargeter, Libva. The Rise and Fall of Qaddafi, op. cit.
4. Roland Dumas, Politiquement incorrect. Secrets d’Etat et autres confidences, Cherche-Midi,
2015.
5. Entretien avec l’auteur, 2 juin 2015.
6. Jacques Attali, C’était François Mitterrand, Fayard, 2006.
7. Entretien avec l’auteur, 20 janvier 2015.
8. Entretien avec l’auteur, 16 septembre 2015.
ACTE IV
OBSESSIONS
Escapade en enfer
1. Mouamar Kadhafi, Escapade en enfer et autres nouvelles, Favre, 1996.
2. Entretien avec l’auteur, 20 octobre 2016.
3. L’Événement du jeudi du 22 mars 1995.
Le Fregoli des sables
1. Leopoldo Fregoli (1867-1936) fut un illustre acteur et transformiste italien, capable de jouer
une centaine de rôles costumés dans le même spectacle.
2. Entretien avec l’auteur, 19 septembre 2014.
3. El Pais, 11 mars 2015.
4. Libération, 21 octobre 2011.
5. The Independent, 22 février 2011.
6. Dr Philippe Siou, Propofol, éditions Léo Scheer, 2015.
7. Komsomolskaïa Pravda, 5 avril 2011.
8. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
9. Entretien avec l’auteur, 17 novembre 2016.
10. Entretien avec l’auteur, 3 juillet 2015.
U. Entretien avec l’auteur, 27 décembre 2016.
12. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
Les lubies du Libyen
1. Entretien avec l’auteur via échange de courriels, 14 septembre 2016.
2. Entretien avec l’auteur, 27 février 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 18 janvier 2017.
4. Le Point, 25 août 1986.
5. Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
6. The Financial Times, 23 mai 1996.
7. Entretien avec l’auteur, 24 janvier 2017.
8. Entretien avec l’auteur, 5 novembre 2016.
9. Ghassan Charbel, Sous la tente de Kadhafi. Les compagnons du Colonel révèlent les secrets de
son règne, op. cit.
10. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
U. Le Figaro, 20 avril 2012.
12. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
13. Entretien avec l’auteur, 5 novembre 2016.
Une cécité bien de chez nous
1. Vincent Hugeux, Les Sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique, Fayard,
2007.
2. Muammar Kadhafi, Dans le concert des nations. Libres propos et entretiens avec Edmond
Jouve, op. cit.
3. Les Nouvelles littéraires, 14 février 1980.
4. Entretien avec l’auteur, 11 novembre 2016.
5. Entretien avec l’auteur, 24 janvier 2017.
Ton corps m ’appartient
1. Entretien avec l’auteur, 17 avril 2017.
2. Ibid.
3. Entretien avec l’auteur, 3 juillet 2015.
4. Ghassan Charbel, Sous la tente de Kadhafi. Les compagnons du Colonel révèlent les secrets de
son règne, op. cit.
5. Vincent Hugeux, Reines d’Afrique. Le roman vrai des Premières Dames, Perrin, 2014. Une
version enrichie et actualisée de cet essai est parue en 2016 en poche, dans la collection « Tempus ».
6. Annick Cojean, Les Proies. Dans le harem de Kadhafi, Grasset, 2012.
7. Frédéric Mitterrand, Mes regrets sont des remords, Robert Laffont, 2016.
8. The New York Times, 11 octobre 2011.
9. Entretien avec l’auteur, 5 novembre 2016.
10. Ibid.
U . Le Monde, 16 novembre 2011.
12 . Annick Cojean, Les Proies. Dans le harem de Kadhafi, op. cit.
13. Entretien avec l’auteur, 5 février 2017.
14. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
15. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
16. Vincent Hugeux, Afrique : le mirage démocratique, CNRS Editions, 2012.
17. L’Hebdo, 9 mars 2011.
18 . The Guardian, 18 avril 1995.
19. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
20. Maria Graeff-Wassink, La Femme en armes. Kadhafi féministe ?, Armand Colin, 1991.
21. Hamid Barrada, Marc Kravetz et Mark Whitaker, Kadhafi : je suis un opposant à l’échelon
mondial, op. cit.
22 . Ibid.
Enfants gâtés, enfants perdus
1. L’Express, 23 avril 2014.
2. La procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a aussitôt réclamé l’arrestation du « Glaive »,
soulignant que le mandat d’arrêt délivré à son encontre en 2011 « est toujours en vigueur ». Elle a par
la même occasion demandé l’arrestation et le transfert à La Haye de Khaled al-Touhami, ancien chef
de l’« Organe de sécurité intérieure » du régime Kadhafi, cible d’un mandat lancé dès 2013 mais
maintenu secret jusqu’alors.
3. Entretien avec l’auteur, 27 juillet 2011.
4. Entretien avec l’auteur, 28 juillet 2011.
5. Libération, 22 octobre 2011.
ACTE V
MAGIE NOIRE
Rêves d’Afrique
1. Entretien avec l’auteur, 20 janvier 2015.
2. Alison Pargeter, Libya. The Rise and Fall of Qaddafi, op. cit.
3. Jeune Afrique, 30 avril 1986.
4. Entretien avec l’auteur, 15 septembre 2015.
5. Sur Mobutu Sese Seko, lire l’excellente biographie de Jean-Pierre Langellier (Perrin, 2017).
6. Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran, Mouammar Kadhafi, op. cit.
7. Le Monde, 13 décembre 1985.
A marche forcée
1. Entretien avec l’auteur, 15 septembre 2015.
2. Entretien avec l’auteur, 17 février 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 18 novembre 2014. L’ex-chef d’Etat mauritanien est décédé en
mai 2017.
Le calvaire de « Ya Bing »
1. Entretien avec l’auteur, 3 juillet 2015. Candidat à la présidentielle gabonaise du 27 août 2016,
Jean Ping a été devancé d’un souffle, fraude grossière à l’appui, par le sortant Ali Bongo Ondimba.
2. Entretien avec l’auteur, 7 juillet 2014.
3. Le Monde, 24 septembre 2010.
4. L’Express, 19 octobre 2011.
5. « Cerveau » d’un putsch déclenché à quelques semaines du terme de l’ultime mandat d’ATT,
cet officier formé pour l’essentiel aux Etats-Unis a précipité la faillite d’un pays fragile, facilitant de
facto la percée des hordes djihadistes au Nord-Mali.
6. Ghassan Charbel, Sous la tente de Kadhafi. Les compagnons du Colonel révèlent les secrets de
son règne, op. cit.
7. Le Monde, 26 février 2011.
Des orphelins inconsolables
1. Jeune Afrique, 15 avril 2015.
2. Entretien avec l’auteur, 8 septembre 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 15 septembre 2015.
4. The Sunday Times, 26 janvier 2003.
ACTE VI
VA-TOUT
Le prix de la rédemption
1. The New York Times, 22 janvier 2009.
2. Newsweek, 20 janvier 2003.
3. Entretien avec l’auteur, 24 janvier 2017.
4. Entretien avec l’auteur, 27 octobre 2014.
5. Paris Match, 7 octobre 2010.
6. International Herald Tribune, 29 décembre 2008.
7. Jeune Afrique, 10 mai 2009.
8. The New York Times, 17 novembre 2011.
La mascarade de Benghazi
1. Der Spiegel, 3 mai 2010.
2. Le Canard enchaîné, 1 er août 2008.
3. Échange de courriels avec l’auteur, 30 janvier 2017.
4. Marc Pierini, Le Prix de la liberté. Libye, les coulisses d’une négociation. Actes Sud, 2008.
5. Catherine Graciet, Sarkozy-Kadhafi. Histoire secrète d’une trahison, op. cit.
6. Entretien avec l’auteur, 27 octobre 2014.
7. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
8. Le Monde, 16 avril 2011.
9. La teneur de cette conversation a été dévoilée par Antoine Vitkine, auteur d’un remarquable
documentaire intitulé Le Président et le Dictateur.
Le long cauchemar de Sarkozy
1. Le Point, 7 avril 2011.
2. Le Parisien, 10 décembre 2007.
3. Maire de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine) et, depuis janvier 2016, président de la Métropole
du Grand Paris, Patrick Ollier est par ailleurs le compagnon à la ville de Michèle Alliot-Marie.
4. Entretien avec l’auteur, 27 octobre 2014.
5. L’Express, 26 octobre 2011.
6. Le Canard enchaîné, 7 septembre 2011.
7. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
8. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
Les derniers feux du showman
1. Entretien avec l’auteur, 27 octobre 2014.
2. L’Express, 2 février 2011.
3. Le Canard enchaîné, 16 novembre 2016.
4. Ghassan Charbel, Sous la tente de Kadhafi. Les compagnons du Colonel révèlent les secrets de
son règne, op. cit.
ACTE VII
DÉBÂCLE
Avis de tempête
1. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
2. Entretien avec l’auteur, 27 février 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 3 juillet 2015.
4. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2016.
5. Le Journal du dimanche, 6 mars 2011.
6. Entretien avec l’auteur, 17 novembre 2016.
7. Entretien avec l’auteur, 5 octobre 2016.
Le déni et le défi
1. lepoint.fr, 22 mars 2011.
2. Voir l’analyse de Pierre Haski sur le site tempsreel.nouvelobs.com, 9 janvier 2016.
3. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
4. Vanity Fuir, décembre 2013.
5. Le Monde, 3 novembre 2011 et 25 octobre 2012.
L 'aigle et la buse
1. Vanily Fuir, décembre 2013.
2. Entretien avec l’auteur, 7 août 2017.
3. The New Yorker, 7 novembre 2011.
4. The Washington Post, 26 août 2011.
5. La scène figure dans le documentaire d’Antoine Vitkine, déjà cité.
6. Le Monde, 5 juin 2013 et Le Journal du dimanche, 5 avril 2014. Cette facette de l’affaire a fait
l’objet d’un épisode de l’émission « Secrets d’info » (France Inter), diffusé le 21 janvier 2017.
7. Le 20 juin 2017, le quotidien Le Parisien révélait que les juges d’instruction Serge Tournaire
et Roger Grouman, chargés de l’enquête sur les soupçons de financement libyen, avaient pris cinq
jours plus tôt une ordonnance de saisie visant les biens immobiliers détenus par Claude Guéant, à
savoir son appartement du XVI e arrondissement de Paris et une résidence secondaire située dans le
Maine-et-Loire.
8. Le Monde, 3 novembre 2011 et 25 octobre 2012 ; The New York Times, 22 octobre 2011.
9. Le Canard enchaîné, 1 juin 2017.
10. Hélène Bravin, Kadhafi. Vie et mort d’un dictateur, op. cit.
11. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2016.
12. Jeune Afrique, 16 octobre 2016.
Les dates clés de la Libye de Kadhafi
De l’Antiquité à l’indépendance
Entre le vn e siècle avant Jésus-Christ et l’an 643 de notre ère, date de la
conquête arabe, l’actuelle Libye a été tout ou partie soumise à la tutelle des
Phéniciens puis des Carthaginois (Tripolitaine), des Grecs (Cyrénaïque) et des
Romains. Carrefour commercial prisé, la région de Tripoli aura également
suscité les convoitises des Normands au xn e siècle, des Génois au xiv e et des
Espagnols au début du xvi e , mais aussi entretenu un flux d’échanges soutenu
avec le port de Marseille, et ce, jusqu’à la Révolution française...
1835 L’Empire ottoman, déjà maître du territoire depuis le xvi e siècle, restaure
son emprise sur les trois pôles régionaux, Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan.
25 février 1912 L’Italie annexe la Tripolitaine et la Cyrénaïque, conformément à
un décret royal émis le 5 novembre précédent.
16 septembre 1931 Figure mythique de la résistance en Cyrénaïque, Omar al-
Mokhtar est exécuté par pendaison quatre jours après son arrestation par
l’occupant mussolinien.
Juin 1942 Naissance de Muammar Kadhafi au foyer d’un berger des environs de
Syrte.
1943 Après avoir bouté les forces italo-allemandes hors d’Afrique du Nord, les
Alliés placent la Libye sous administration militaire : aux Britanniques la
Tripolitaine et la Cyrénaïque ; aux Français le Fezzan.
21 novembre 1949 L’Assemblée générale des Nations unies adopte la
résolution 289, qui prescrit la création avant l’échéance du 1 er janvier 1952 de
l’« Etat indépendant et souverain » de Libye.
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24 décembre 1951 A Benghazi, le « Royaume uni de Libye » proclame son
indépendance sous l’autorité du monarque Idris al-Senoussi. Une indépendance
dans l’indigence : à cette date, le taux de mortalité infantile est de 40 % et le
pays compte dix-huit diplômés de l’enseignement supérieur, aucun docteur en
médecine et 94 % d’analphabètes.
26 juillet 1953 La Libye signe un accord de coopération militaire avec la
Grande-Bretagne ; elle fera de même le 9 septembre 1954 avec les États-Unis.
25 octobre 1961 La première cargaison de pétrole libyen quitte le port de Brega.
L’irruption de l’or noir, survenue au milieu des années 1950, procure au royaume
un afflux de recettes inespéré.
De la Révolution à la Jamahiriya
1 er septembre 1969 Un putsch orchestré par le lieutenant Muammar Kadhafi,
chef de file d’un groupe d’« officiers libres », dépose le roi Idris et met fin à la
monarchie. Le pouvoir échoit à un Conseil de commandement de la révolution
(CCR).
16 juin 1970 Imitant en cela leurs homologues britanniques, évincés de la base
aérienne de Tobrouk, les derniers soldats américains évacuent celle de Wheelus
Lield, immense emprise située à l’est de Tripoli.
5 juillet 1970 La Libye nouvelle amorce la nationalisation de l’industrie
pétrolière, bouclée en février 1974. Le processus touchera les banques en
décembre puis les compagnies d’assurances en octobre 1971.
28 septembre 1970 Mort du président égyptien Gamal Abdel Nasser, idole de
Kadhafi et de ses compagnons.
12 juin 1971 Création de l’Union socialiste arabe (USA), formation à la
dévotion du nouveau régime. Un an plus tard, toute activité politique en dehors
du parti unique devient passible de la peine de mort.
28 octobre 1971 Le CCR crée une commission appelée à mettre les normes
juridiques en vigueur en conformité avec la loi coranique.
1 er janvier 1972 Naissance officielle de l’Union des Républiques arabes (URA),
alliance formée par la Libye, l’Égypte et la Syrie.
15 avril 1973 A la faveur d’un discours prononcé à Zouara, le colonel Kadhafi
énonce sa « troisième théorie universelle » et lance une « révolution culturelle »,
aussitôt mise en œuvre avec un zèle dévastateur par les « comités populaires »,
qui prendront le contrôle des médias, du système éducatif, de la culture, des
administrations, mais aussi des activités agricoles, industrielles et commerciales.
23 novembre 1973 Premier séjour en France du colonel Kadhafi, reçu à l’Élysée
par Georges Pompidou.
14 janvier 1974 Signature à Djerba du traité instituant la République arabe
islamique, née de la fusion entre la Libye et la Tunisie. Traité dénoncé quarante-
huit heures plus tard par Tunis. 11 s’agit de la plus brève des nombreuses unions
mort-nées forgées par la Libye avec ses voisins arabes, Égypte en tête.
7 avril 1974 Muammar Kadhafi troque les commandes de l’exécutif contre le
titre de qaïd as-Thawra (Guide de la révolution) ; il cède l’essentiel de ses
prérogatives à son bras droit Abdessalam Jalloud mais garde les rênes de
l’armée.
2 mars 1975 Manifestations hostiles au pouvoir à l’université de Benghazi,
étouffées au prix d’une féroce répression. D’autres soulèvements étudiants
subiront le même sort en avril 1976.
13 août 1975 Tentative avortée de coup d’État ourdie par deux membres du
CCR.
26 août 1975 Création des tribunaux révolutionnaires, instruments implacables
du raidissement dogmatique du régime.
Novembre 1975 Lancement des premiers « congrès populaires de base », censés
constituer le socle de la « démocratie directe » prônée par Kadhafi.
5 janvier 1976 Ouverture de la session inaugurale du Congrès général du peuple
(CGP), instance à mi-chemin entre le gouvernement et le parlement, dont
Kadhafi occupe le secrétariat général jusqu’à sa démission trois ans plus tard.
17 septembre 1976 Publication officielle du premier des trois tomes du Livre
vert, consacré à la démocratie et paru un an plus tôt dans le quotidien L’Aube
nouvelle. Le deuxième, qui porte sur « la solution du problème économique »,
sortira en novembre 1977. Quant au troisième, dédié aux « fondements sociaux
de la troisième théorie universelle », il paraît le 1 er juin 1979.
28 février 1977 Réuni à Sebha, le Congrès général du peuple ratifie la
« Déclaration sur l’avènement du pouvoir du peuple », ouvrant ainsi la voie à la
création, deux jours plus tard, de la Grande Jamahiriya - ou République des
masses - « arabe libyenne populaire socialiste ».
Le temps des turbulences
20 juillet 1977 Refoulée à la frontière, une « marche sur Le Caire » ordonnée
par Muammar Kadhafi dégénère en une guerre éclair de quatre jours avec
l’Égypte. La signature en septembre 1978, par le raïs Anouar al-Sadate et le
Premier ministre israélien Menahem Begin, des accords de Camp David, prélude
au premier traité de paix entre l’État hébreu et un pays arabe, empoisonnera un
peu plus la relation bilatérale.
Mars 1978 Proclamation de l’abolition de la propriété privée.
2 mars 1979 Le dernier carré du CCR « canal historique » se voit démis de ses
fonctions. Le Congrès général du peuple entérine la séparation entre « les
instruments de la Révolution » et « les instruments de gouvernement ».
Juillet 1985 Invoquant des contraintes budgétaires consécutives à la chute des
revenus pétroliers, Tripoli entreprend une expulsion massive de travailleurs
étrangers.
1 er septembre 1979 Les ambassades libyennes deviennent des « Bureaux
populaires ».
3 février 1980 Le colonel Kadhafi appelle à la liquidation des dissidents établis
à l’étranger, relégués au rang de « chiens errants ». Besogne confiée à des
escouades de tueurs qui sillonnent l’Europe.
7 octobre 1981 Création à Khartoum (Soudan) du Front national pour le salut de
la Libye, ou FNSL, le plus structuré des mouvements d’opposition armée au
régime Kadhafi.
10 mars 1982 Après avoir inscrit la Libye sur la liste des « États soutenant le
terrorisme » puis fermé le Bureau populaire de Washington, la Maison-Blanche
décrète un sévère train de sanctions : interdiction des exportations vers Tripoli,
honnis les vivres et les médicaments, mais aussi de toute importation de pétrole
extrait en Jamahiriya.
Juin 1983 L’ année libyenne s’empare de la bande d’Aouzou, à la lisière nord du
Tchad, déjà investie en 1973. Contrecarrée par les puissances occidentales,
France en tête, cette tentative d’annexion virera au fiasco militaire et politique.
17 avril 1984 Lors d’un rassemblement d’opposants, le tir d’un agent du Bureau
populaire de Londres cause la mort de la policière britannique Yvonne Fletcher.
Le Royaume-Uni rompt ses relations diplomatiques avec la Libye.
8 mai 1984 Vain assaut d’un commando du FNSL sur la caserne de Bab al-
Aziziya, centre névralgique du pouvoir et lieu de résidence du colonel Kadhafi.
Août 1985 Expulsion de 30 000 travailleurs tunisiens. Rupture des relations
diplomatiques entre Tripoli et Tunis.
15 avril 1986 Dix jours après un attentat meurtrier fatal à deux GI’s dans une
discothèque berlinoise, Washington lance sur Tripoli et Benghazi une campagne
de raids aériens brève mais intense. Kadhafi échappe de peu à la mort.
26 mars 1987 Le régime engage un processus de libéralisation économique,
baptisé infitah.
22 novembre 1987 Le CGP dénonce les outrances des « comités
révolutionnaires », instaurés dix ans plus tôt. Tout comme les tribunaux du
même métal, ces cellules militantes, reflets de la dérive autoritaire et milicienne
du régime, seront mises au pas l’année suivante.
12 juin 1988 Adoption de la Grande Charte verte des droits de l’homme.
21 décembre 1988 Un attentat terroriste, imputé à la Libye, provoque le crash
d’un Boeing de la Pan Am sur le village écossais de Lockerbie (270 morts).
19 septembre 1989 Un DC-10 d’UTA, foudroyé lui aussi par l’explosion d’une
bombe en plein vol, s’écrase au Niger, dans le désert du Ténéré (170 tués).
1993 Outrés par leur marginalisation au sein de la haute hiérarchie militaire, des
officiers de la tribu des Warfalla échafaudent un putsch, avec le concours de
gradés d’autres obédiences tribales. Le coup de force, éventé in extremis, est
écrasé dans le sang et donne lieu à de féroces représailles.
Octobre 1994 Une mutinerie d’envergure éclate près de Misrata ; elle sera
étouffée par des unités loyales au régime.
2 septembre 1995 Muammar Kadhafi ordonne l’expulsion de
30 000 Palestiniens en signe de désaveu vis-à-vis des accords d’Oslo, conclus
entre Israël et l’OLP. La même année, la Libye bannit plus de 300 000 étrangers
« en situation irrégulière ».
29 juin 1996 La répression d’une émeute survenue dans le pénitencier d’Abou
Salim vire au massacre. Elle sera fatale à près de 1 300 détenus.
Un paria si fréquentable
5 avril 1999 Soumise depuis le 31 mars 1992 à un régime draconien de
sanctions onusiennes, la Jamahiriya s’engage à livrer les deux Libyens suspectés
d’avoir orchestré l’attentat de Lockerbie, afin qu’ils soient jugés par un tribunal
spécial siégeant aux Pays-Bas. L’un sera condamné à la perpétuité, l’autre
acquitté. Tout en clamant son innocence, la Jamahiriya consent à indemniser les
familles des victimes. Elle fera de même cinq ans plus tard en faveur des ayants
droit endeuillés par la tragédie du DC-10 d’UTA.
Septembre 2000 Des émeutes racistes aux allures de pogroms causent la mort
de dizaines d’immigrants africains dans le nord-ouest du pays.
19 décembre 2003 La Libye annonce l’abandon de son programme d’armes de
destruction massive et le démantèlement de son arsenal nucléaire -
embryonnaire -, biologique et chimique. Ce renoncement, négocié secrètement
avec Londres et Washington, hâte la « normalisation » des relations avec
l’Occident, que consacre bientôt le défilé à Tripoli de leaders européens, dont le
Britannique Tony Blair, l’Italien Silvio Berlusconi, l’Allemand Gerhard
Schrôder et le Lrançais Jacques Chirac.
27 avril 2004 Pour la première fois depuis quinze ans, le qaïd as-Thawra foule
le sol du Vieux Continent. Invité par la Commission européenne, il plante sa
tente bédouine à Bruxelles.
25 juillet 2007 Sur le chemin de sa première tournée africaine, Nicolas Sarkozy,
fraîchement élu à la présidence, improvise une escale à Tripoli. Cette visite
figure parmi les contreparties exigées par Kadhafi, qui a ordonné la veille la
libération de cinq infirmières bulgares et d’un médecin palestinien, injustement
accusés d’avoir sciemment inoculé le virus du sida à plusieurs centaines
d’enfants hospitalisés à Benghazi, et condamnés à plusieurs reprises à la peine
capitale.
10 décembre 2007 Le Guide libyen débarque à Paris pour une visite de cinq
jours ô combien controversée. « Un cauchemar », confessera Sarkozy.
5 septembre 2008 Deux ans après le rétablissement des relations diplomatiques
entre les États-Unis et la Libye, la secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice
se rend à Tripoli, où elle a droit à une audience sous la tente.
2 février 2009 Muammar Kadhafi, qui revendique le statut de « roi des rois
traditionnels d’Afrique », accède pour un an à la présidence de l’Union africaine.
10 juin 2009 Première visite d’État du Guide libyen en Italie, ancienne
puissance coloniale.
20 août 2009 Libéré pour raisons médicales, Abdelbaset al-Megrahi, l’agent
libyen condamné dans l’affaire de Lockerbie, rentre au pays, où l’attend un
accueil triomphal.
23 septembre 2009 A New York, Muammar Kadhafi assène à l’Assemblée
générale des Nations unies une harangue de plus d’une heure trente.
4 octobre 2010 Signature d’un accord sur la maîtrise des flux migratoires entre
Tripoli et l’Union européenne.
De l’étincelle de Benghazi à la mise à mort
17 février 2011 La brève arrestation de Fathi Terbil, avocat et militant des droits
humains, déclenche à Benghazi une insurrection que l’appareil répressif ne
parvient pas à endiguer.
26 février 2011 Bientôt imité par l’Union européenne, le Conseil de sécurité de
l’ONU impose de nouvelles sanctions au clan Kadhafi et à la Libye.
10 mars 2011 La France reconnaît le Conseil national de transition (CNT), créé
le 27 février précédent à Benghazi, berceau de la rébellion, comme « seul
représentant légitime du peuple libyen ».
17 mars 2011 La résolution 1973 du Conseil de sécurité autorise l’instauration
d’une « zone d’exclusion aérienne » dans le ciel de Libye, mais aussi la mise en
œuvre de « toutes mesures nécessaires » à la protection des civils menacés. Deux
jours plus tard, Français, Britanniques et Américains procèdent aux premiers
raids, enrayant ainsi la progression vers Benghazi d’une colonne blindée de
l’armée loyaliste.
30 avril 2011 Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye,
Luis Moreno Ocampo, inculpe Muammar Kadhafi, son fils Seif al-Islam et son
beau-frère Abdallah Senoussi, pilier des services de renseignements, pour crimes
contre l’humanité. Les mandats d’arrêt seront délivrés deux mois plus tard.
30 mai 2011 En visite à Tripoli, le président sud-africain Jacob Zuma tente
vainement de réactiver une « feuille de route » censée baliser un règlement
négocié. Entre déni et défi, Muammar Kadhafi refuse de transiger, affirmant en
outre à plusieurs reprises avoir financé en amont du scrutin présidentiel de 2007
la campagne victorieuse de Nicolas Sarkozy.
20 et 21 août 2011 Les forces rebelles pénètrent dans Tripoli puis, le 23 dans
l’après-midi, investissent le fortin de Bab al-Aziziya, déserté quelques jours
auparavant par Muammar Kadhafi et une phalange de fidèles.
20 octobre 2011 Après deux mois de clandestinité, le Guide aux abois tente de
fuir son fief de Syrte. Son convoi ayant été décimé par des frappes aériennes de
l’Otan, il essaie vainement d’échapper à pied aux brigades rebelles et périt
assassiné au terme d’un lynchage chaotique. Exposée durant plusieurs jours dans
une chambre froide du marché de Misrata, sa dépouille sera inhumée dans un
lieu tenu secret.
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Remerciements
Quand on décide de passer près de trois ans de sa vie, fût-ce en pointillé,
avec un personnage aussi tortueux que Muammar Kadhafi, mieux vaut être bien
entouré. Je n’aurais pas pu l’être mieux.
Ma gratitude va d’abord à mon épouse Claire et à nos enfants, qui ont
supporté les irruptions récurrentes de cet intrus pour le moins envahissant.
Hommage, aussi, à mes confrères et amis de L ’Express pour leur indulgence,
avec une mention spéciale à Pedro Uribe, dont le concours fut si précieux à
l’heure d’explorer nos riches archives.
Je tiens à remercier la brigade d’élite de la maison Perrin, animée par Benoît
Yvert. 11 faut souhaiter à tous les auteurs d’ici et d’ailleurs le privilège de
travailler un jour au côté d’un éditeur alliant comme lui acuité, exigence et
bienveillance. Qualités qu’incarnent toutes les actrices de sa troupe, Céline
Delautre, Marguerite de Marcillac, Camille Couture, Marie de Lattre, Bénédicte
Avel, Sylvie Montgermont et Caroline de Maublanc.
Enfin, que celles et ceux qui, anonymement comme à visage découvert,
m’ont guidé sur les sentiers escarpés et piégeux de la planète kadhafienne soient
assurés de mon inaltérable reconnaissance.
Promesses. Maintien ferme, tenue sobre, port altier, regard intense. Le
putschiste Muammar Kadhafi au micro, en septembre 1969, peu après le coup
d’État fatal au roi Idris Ier. 11 a alors 27 ans et s’est d’emblée octroyé le grade de
colonel.
Bédouinité. Fidèle à ses racines, le Guide libyen préférera jusqu’à son dernier
souffle le mode de vie des Guedadfa, tribu semi-nomade, aux « murs qui
enserrent l’âme ». Ici sous la tente paternelle, au sud de Syrte, parmi les anciens
de son clan.
Disciple. Muammar Kadhafi , en version martiale, et Gamal Abdel Nasser,
l’idole de ses jeunes années, arrivent ensemble au sommet de la Ligue arabe de
Rabat (Maroc), en décembre 1969. Dans le regard du raïs égyptien affl eure ce
mélange de bienveillance et de perplexité que lui inspire le purisme panarabe de
son émule libyen.
Adoubement. Le 24 novembre 1973, sur le perron de l’Élysée, poignée de main
entre le colonel Kadhafi, invité vedette d’un colloque organisé par le journal Le
Monde, et le président français Georges Pompidou, déjà marqué par la maladie
qui l’emportera bientôt. À l’époque, le patron du Conseil de commandement de
la révolution passe encore, à Paris et ailleurs, pour « l’espoir du monde arabe ».
Miraculé. Muammar Kadhafi , en tenue d’aviateur, dans les mines de Bab al-
Aziziya. Dans sa main gauche, l’ours en peluche de sa fille adoptive Hana,
prétendument tuée lors du bombardement ordonné en avril 1986 par Ronald
Reagan ; dans la droite, les cahiers d’écolier de ses enfants. Lui-même doit à sa
baraka d’avoir alors échappé à la mort.
Paterfamilias. Le qaïd as-Thawra - Guide de la révolution - au côté de son
épouse Safi ya, de sa fille Aïcha (à droite) et de deux de ses garçons, en
novembre 1986, devant son palais-fortin tripolitain de Bab al-Aziziya, en partie
détruit sept mois plus tôt par le raid aérien américain.
Faux-semblants. Le 1er septembre 1984, à l’heure où la Jamahiriya - la «
République des masses » - célèbre le quinzième anniversaire de la révolution
d’al-Fateh, Kadhafi en compagnie du roi du Maroc Hassan 11. Sourires
trompeurs : si le Guide et le souverain chérifï en opèrent à l’époque un
rapprochement tactique, ils se vouent depuis des lustres un mépris aussi profond
que réciproque.
Icône. Le Sud-Africain Nelson Mandela et le maître de la Jamahiriya main dans
la main dans l’enceinte de Bab al-Aziziya, en octobre 1997. Kadhafi doit au
soutien actif fourni à l’African National Congress (ANC) au temps de la lutte
antiapartheid l’insolite mansuétude qu’affichait à son égard le héros de la «
nation arc-en-ciel ».
© Marwan Naamani / AFP
Breloques. Un colonel peut-il revêtir les atours et arborer les attributs d’un
maréchal d’opérette ? Oui, la preuve. Aux antipodes de la sobriété vestimentaire
des premiers temps, Muammar Kadhafi en grand arroi, en septembre 1999, lors
du défilé militaire des cérémonies du trentième anniversaire de la révolution.
© Daniel Acker/ Bloombergvia Getty Images
Logorrhée. Le 23 septembre 2009, date de son premier - et dernier - discours
devant l’Assemblée générale des Nations unies, le Guide libyen inflige à un
auditoire estomaqué une harangue d’une heure trente, confuse, hargneuse et
grandiloquente.
Showman. Kadhafi dans trois de ses rôles favoris.
D’abord, celui de l’ex-paria assidûment courtisé par l’Occident, saluant ici la
secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme Rama Yade lors de la visite éclair de
Nicolas Sarkozy à Tripoli, le 25 juillet 2007.
Ensuite, celui du « roi des rois traditionnels d’Afrique », entouré de chefs
coutumiers du continent au rayonnement aléatoire, en août 2008 à Benghazi.
Enfin, celui de l’hôte rigolard, à l’ouverture du sommet arabo-africain de Syrte,
le 10 octobre 2010.
Désarroi. Le 22 février 2011, un Guide déboussolé apparaît à la télévision pour
démentir, à la faveur d’une allocution d’une déroutante brièveté, les rumeurs de
sa fuite en exil. Son insolite parapluie de golf ne le protégera guère de l’orage
qui gronde.
Déchéance. La chapka fourrée et les lunettes fumées XXL, accessoires fétiches
du costume de scène des ultimes interviews. Ici le 5 mars 2011, à Bab al-
Aziziya. Comment retrouver, sous ce masque boursouflé, les traits anguleux du
fringant officier révolutionnaire ?
Index
• Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud 305
. Abdallah 11 304
• Abdeljalil, Mustapha 167, 306, 332
• Abou Ammar 94
o Voir Arafat. Yasser
• Abou Shua Wayrib, Saad al-Adin 50
• Acyl, Ahmat 222 . 237
. Acyl, Tamara 170, 222-224 . 226 . 237-238
• Adie, Kate 74
• Aflak, Michel 133
• Agnelli, Giovanni 130
• Ahmadinejad, Mahmoud 287
• Ahmed Abou Miniyar, Mohammed 23-26 . 28, 32, 51, 75
• Ahmed, Salah Eddine 266
• Ajouj, Ashraf al- 306
• Alambo, Aghali 293
• Albéniz, Isaac 309
• Albert, prince 201
• Allen, Mark 300
• Allen, Woody 218
• Alliot-Marie, Michèle 312
• Alooshe, Noy 332
• Amanpour, Christiane 332
• Amar, Paul 241
• Andreotti, Giulio 134
• Andriamirado, Sennen 266
• an-Nasr, Saïd 157
• Anzour, Najdat 139
• Arafat, Souha 234-235
• Arafat, Yasser 86, 88-89 . 94
• Assad, Bachar al- 244 . 304
. Assad, Hafez al- 89, 91,144,169
• Atiqa, sœur de Kadhafi 23, 29, 33
• Attali, Jacques 190
• Attias, Richard 309
• Attias-Sarkozy, Cécilia 307-310 . 338
• Aznar, José Maria 298
• Bagaza, Jean-Baptiste 268
• Bakouche, Abdelhamid 95
• Bakounine, Mikhaïl 104
• Bakr, Ahmed Hassan al- 159
• Balinskaya, Oksana 214 . 229
• Ban Ki-moon 323
• Banna, Sabri al-, alias Abou Nidal 87
• Baradei, Mohammed al- 298
. Barassi, Safiya Farkash al- 98-102 . 107 . 140 . 162 . 234 . 239 . 242 . 250 . 256 .
260. 356
• Barber, Benjamin 253, 301
• Barberousse 333
• Barrada, Hamid 131-132
• Barrés, Maurice 229
• Bartholoni, Daniel 72
• Bat, Jean-Pierre 84
• Bazoum, Mohammed 182
• Bechari, Ibrahim 116,131, 197
• Bechari, Mohammed 316
• Béchir, Omar el- 319
• Becker, Silva 296
• Becker, Vera 296
• Bedin, Frédéric 318
• Beethoven, Ludwig van 243
• Ben Ali, Zine el-Abidine 319 . 334
• Ben Amer, Houda 101, 147
• Ben Barka, Mehdi 83
• Ben Bella, Ahmed 156 . 272
• Bendjedid, Chadli 91
• Ben Gourion, David 219
• Ben Jelloun, Tahar 3JJ.
• Ben Laden, Oussama 207 . 296 . 333 . 335-336
• Ben Niran, Aïcha 23-24 . 26, 28-30 . 33, 51
• Bentégeat, Henri 355
. Berlusconi, Silvio 176, 213, 246, 248, 300, 343, 352
• Berque, Jacques 109
• Beuve-Méry, Hubert 108
• Beyala, Calixthe 241 . 284-285
• Beyoncé 254, 258
• Bianco, Mirella 26, 32, 37, 75
• Bismarck, Otto von 37, 2Z1
• Biya, Chantal 235
. Blair, Tony 295, 298, 352
• Bleuchot, Hervé 22
• Blumenthal, Sidney 339
• Blundy, David 42
• Bob Denard, voir aussi Bourgeaud. Gilbert 84
• Boidevaix, Serge 106
• Boillon, Boris 310
• Bokassa, Jean-Bedel 155, 265-266
• Bokassa, Jean-Bedel (fils) 189
• Bolivar, Simon 157
• Bongo, Ali 276
• Bongo, Édith-Lucie 221, 233-234
• Bongo, Omar Ondimba 12, 184 . 222 . 224 . 233-234 . 265 . 276
• Bonnard, Pierre 170
• Bonnecorse, Michel de 193
• Borgers, Dirk 302
• Bosch, Jérôme 213
• Boteach, Shmuley 321
• Bouchouireb, colonel 50
• Bouckaert, Peter 354
• Boudabbous, Rajab 120-121 . 253 . 341
• Bouissir, Salah 105
• Boumediene, Houari 55, 89
• Bourdeille, Christian 230
• Bourdet, Claude 109
• Bourgeaud, Gilbert voir aussi Bob Denard 84
• Bourguiba, Habib 58, 93, 95, 97
• Bouteflika, Abdelaziz 257 . 273
• Boutros-Ghali, Boutros 166
• Brandt Berg, David, dit Moïse-David 110
• Bravin, Hélène 20
• Brecht, Bertolt 173
• Brès, Pierrette 138
• Broz, Josip (Tito) 79,137
• Bruguière, Jean-Louis 136,169
• Burgat, François 60, 68,117,165
• Burns, William 298
. Bush, George W. 173, 236, 299
• Cabouat, Jean-Pierre 210
• Cameron, David 338, 343
• Campins, Luis Herrera 129
• Camus, Albert 70
• Carfagna, Mara 248
• Carreras, José 259
• Carter, Jimmy 220
• Casey, William Joseph 216
• Cassius, Clay, voir aussi Mohammed Ali 110
. Castro, Fidel 37, 80,117,156, 229
• Ceausescu, Nicolae 152
• Chaban, Omran 353
• Chalgham, Abdel Rahman 225 . 233
• Chaplin, Charlie 211
• Charbel, Ghassan 30,158, 225, 233, 323
• Chauvel, Jean-François 92
. Châvez. Hugo 156-157 . 203 . 319
• Chehaibi, Driss al- 149 . 168
• Chelhi, Abdulaziz al- 47
• Chelhi, Omar al- 44
• Cherif, Mabrouka 234-235 . 238-239
• Cheysson, Claude 190
. Chirac, Jacques 38,103,107,170, 192-193 . 229 . 278 . 298 . 312 . 329
• Clapper, James 337
• Clark, William 149
• Clausewitz, Cari von 37
• Claustre, Françoise 184
. Clinton. Bill 101. 173.299.339
• Clinton, Chelsea 101
. Clinton, Hillary 101, 254, 339, 341
• Cojean, Annick 235, 238-240
• Colizzi, Vittorio 306
• Colliard, Jean-Claude 228
• Collins, Larry 297
• Colomb, Christophe 202-203
. Colvin. Marie 163.217. 243
• Compaoré, Biaise 224 . 266 . 270 . 280
• Considérant, Victor 104
• Cornu, Francis 117
• Cossiga, Francesco 151
• Coubard, Jacques 119
• Craxi, Bettino 161
• Cretz, Gene Allan 214 . 217 . 229
• Dac, Pierre 121
• Daladier, Édouard 191
• Dali, Salvador 251
• Dali, agent 149,168
• Dallant, Josette 192, 263
• Danton, Georges Jacques 103, 202
• Daou, Ammar 30
• Dassault, Marcel 106
• Dayan, Moshe 93,134
• Dean, John 155
• Debré, Michel 106
• Déby Itno, Idriss 319
• Delcour, Roland 122
• Denoix de Saint Marc, Guillaume 169
• Denoix de Saint Marc, Jean-Henri 169
• Depp, Johnny 201
• Desmarets, Éric 106
• Destutt de Tracy, Antoine 104
• De Sutter, Pascal 218
• Dhaw, Mansour 233-234 . 342 . 353
• Dib, Fathi al- 60, 67
• Dickens, Charles 37
• Diori, Hamani 26, 62, 265
. Diouf, Abdou 100-101 . 267 . 271 . 288 . 336
• Diouf, Élisabeth 100
• Diouf, Yacine 100-101
• Dlimi, Ahmed 83
• Dolto, Françoise 232
• Donjon, Yves 28
• Doumergue, Gaston 182
• Dourian, Kate 243
• Duby, Georges 228
• Dumas, Roland 116, 189-192 . 246 . 315 . 355
• Durand, Guillaume 309
• Enfantin, Barthélemy-Prosper, dit le Père Enfantin 104
• Erdogan, Recep Tayyip 156, 352
• Essy, Amara 273
• Eyquem, Danielle 45, 21
• Fahd, roi d’Arabie Saoudite 85
• Fallaci, Oriana 129, 217
• Farouah, Saleh al- 30
• Farouk, roi 37, 66
• Farrakhan, Fouis 156, 279
• Fatia 247
• Fatima, reine 44
• Favier, Pierre 190
• Fayçal, roi d’Arabie Saoudite 107
• Fayed, Dodi al- 219
• Fayed, Mohammed al- 220
• Feelgood, docteur 217
• Fellah, Rafaello 134
• Ferrero-Waldner, Benita 307-308
• Fini, Gianfranco 300
• Fisk, Robert 213
• Fletcher, Yvonne 154 . 299
• Foccart, Jacques 265, 270
• Fontaine, André 109
• Fourier, Charles 104 . 124
• Freud, Sigmund 232
• Friedan, Betty 242
• Fukuyama, Francis 253, 301
• Gadio, Cheikh Tidiane 249
• Gandhi, Mohandas 221
• Garang, John 265
• Garaudy, Roger 109 . 129 . 227
• Garibaldi, Giuseppe 221
• Gattegno, Hervé 345-346
• Gaulle, Charles de 103,108, 314
. George VI 21
. Georgy, Guy 22, 34, 41, 49-50 . 62, 22, 83, 105-106 . 110 . 121 . 182 . 197-198
• Ghanem, Choukri 302, 331, 336 . 348
• Giddens, Anthony 253, 301
• Giesbert, Franz-Olivier 284
. Giscard d’Estaing, Valéry 14, 97,149,151,184,189,192, 216, 266
• Giudicelli, Anne 27
• Gnassingbé, Faure 266, 281
• Gonzalez, Felipe Marquez 190
• Gouraud, Jean-Fouis 121,136, 197-198 . 207
• Gourdault-Montagne, Maurice 170
• Graciet, Catherine 309
• Gracq, Julien 38, 229
. Graeff, Christian 24, 28, 102-103 . 116 . 121 . 139 . 141-142 . 145 . 148 . 151 .
153 . 173 . 190 . 215 . 225 . 240-241 . 247 . 315 . 332 . 355
• Graeff, Nadia 140-141
. Graeff-Wassink, Maria 39, 69,102, 111, 140-141 . 240 . 247 . 315
• Grouman, Roger 350
• Guéant, Claude 308, 310-311 . 313 . 349
• Gueddaf el-Dem, Moussa 22
• Guillaud, Édouard 340
• Gumbel, Bryant 211
• Habache, Georges 86, 167
• Habib-Deloncle, Michel 110
• Habré, Hissène 183-184
• Hadi, Abdessalam al- 328
. Haftar. Khalifa 147 . 185-186
• Haider, Jorg 251
• Haig, Alexander 155
• Haimzadeh, Patrick 102
• Haley, Alex 243
• Hamed Shwehdi, Sadiq 146
• Hamidi, Khouildi al- 57, 63, 138
• Hamza, Mohammed 58
• Hanayen, Memia, dite Michka 100
. Hassan 11 48, 58, 83-85 . 90,143, 225
• Hawadi, Béchir 58
• Hawatmeh, Nayef 86
• Hervouët, Vincent 215, 336
• Heykal, Mohammed 65-66 . 79, 83,113
• Himed, oncle de Kadhafi 25, 28
• Hintermann, Mémona 241
• Hippocrate 214
. Hitler, Adolf 30, 45,134,163,220,264, 271, 323
• Hopkins, Anthony 139
• Hosni, Hosni Bey 351
• Houdeiri, Hamed al- 225
• Houndété, Arnauld 302
• Houni, Abdel Moneim al- 39, 58, 61, 64, 149
• Houtekins, Emmanuel 157
• Houtekins, Fernand 157
• Howell, Barney 42
• Hoxha, Enver 229
• Hugo, Victor 105
• Hussein, roi de Jordanie 85, 88,163, 304
. Hussein, Saddam 21,159,192, 256, 296-297 . 304
. Ibn al-Walid, Khaled 205
• Ibrahim, Ahmed 129 . 238
• Ichpekov, Filip 161
• ldi, Amin Dada 129, 264, 275
. Idris I er 12, 21, 28, 36, 40, 42-45 . 47, 50, 62, 84-85 . 98-99 . 135 . 143 . 149 .
172 . 179. 320
• Ilioumjinov, Kirsan 343-344
• Ishkal, Hassan 116
• Islambouli, Khalid 95
• Ismaïl, Mohammed 341, 350, 353
• Ismaïl, Mohi 139
• Issam, chirugien 260
• Issoufou, Mahamadou 274, 280
• Jackson, Michael 214, 336
• Jalloud, Abdessalam 35, 39, 56, 61, 63-64 . 67, 77, 80, 105-106 . 108 . 115 .
161-162 . 174 . 225 . 265 . 327-328 . 332
• Jarre, Maurice 139
• Jibril, Ahmed 87,167
• Jivkov, Todor 108
• Jobert, Michel 107
• Johnson, Ben 255
• Johnson, inspecteur britannique 37
• Jospin, Lionel 104
• Josselin, Charles 104
• Journiac, René 149
• Jouve, Edmond 25, 36, 39, 227-228
• Joyandet, Alain 319
• Jung, Cari Gustav 232
• Juppé, Alain 338-339 . 341
• Ka, émir 220
• Kaboyo, Best Kemigisa 288
• Rachat, Mohammed Saïd 20
. Kaddaf ad-Dam, Ahmed 20-21 . 23, 27, 29, 33-35 . 39, 42, 48, 68,144,151,
155 . 158 . 162-163 . 168-169 . 178 . 215 . 225-226 . 240-241 . 309 . 316 . 328 .
341.349
• Kaddaf ad-Dam, Sayed 237, 328
• Kaddaf ad-Dam, Sidi 21
. Kadhafi, Aïcha 101, 160,163, 224, 227, 242, 250, 256-257 . 260 . 308 . 342
. Kadhafi, Hana 101,147, 163-165 . 250 . 259
. Kadhafi, Hannibal 128,158, 221, 250, 256-258 . 329
. Kadhafi, Khamis 163-164 . 258-259 . 332
• Kadhafi, Milad Abouztaïa 102
• Kadhafi, Moatassem 37, 254 . 332 . 347 . 351-352 . 356
• Kadhafi, Mohammed 98, 250 . 254 . 256 . 344
. Kadhafi, Saadi 57,128, 201, 250, 255, 331-332
• Kadhafi, Seif al-Arab 163-164 . 258
. Kadhafi, Seif al-Islam 160, 169, 175, 251, 254, 229, 299, 301, 305, 340,
350
• Kagamé, Paul 266
• Kalsoum, Oum 46, 62
• Karroubi, Moustapha al- 57, 63
• Kaufman, Nick 342
• Keïta, Modibo 274
• Kemal, Mustafa 205
• Kennedy, John Fitzgerald 198, 219, 322
• Kenyatta, Jomo 274
• Kérékou, Mathieu 265
• Khadra, Yasmina 29, 32, 36
• Khaldun, Ibn 37
• Khali, Khadidja 316
• Khamenei, Ali 166
• Khamis, grand-oncle 24
• Khan, Shan 302
• Khashoggi, Adnan 100
• Khashoggi, Nabila 100
• Khattâb, Omar ibn al- 75
• Khomeiny, Ruhollah 159
• Kidman, Nicole 201
• Kikhia, Baha al- 178
• Kikhia, Mansour al- 178-179
• Kingsley, Ben 139
• Kissinger, Henry 50, 82, 94,155
• Kolotnytska, Galina 214
• Konaré, Alpha Oumar 223, 229
• Kossyguine, Alexis 79, 82
• Kouchner, Bernard 310 . 316
. Koussa, Moussa 177-178 . 223 . 297 . 307 . 311 . 328 . 332 . 348
• Kravetz, Marc 117 . 131-132
• Kreisky, Bruno 140, 190
• Kriegel, Annie 138
• Kucinich, Dennis 344
• Kufuor, John 287
• Lacan, Jacques 232
• Lahoud, Antoine 305
• Lamamra, Ramtane 277
• Lambetz, Werner 143
• Lantéri, Roger-Xavier 74-75
• Lanxade, Jacques 150
• Lapierre, Dominique 297
• Laronde, André 60, 68,117, 227
• Laval, Pierre 182
• Le Floch-Prigent, Loïk 217
• Leïla, interprète 141
• Lénine, Vladimir Ilitch 80, 207, 285
• Léon, ancien d’Indochine 143
• Le Pen, Jean-Marie 191
• Levi, Arrigo 212
• Levitte, Jean-David 313, 338
• Lévy, Bernard-Henri 338
• Liancourt, François Alexandre Frédéric de La Rochefoucauld, duc de 50
• Lincoln, Abraham 37, 271
• Litani, Ahmed 278
• Londero, Alessandro 248
• Lough, Ted 40
. Louis XIV 38, 313
. Louis XVI 50
• Lumumba, Patrice 35, 264 . 274 . 280 . 322
• Lustiger, Jean-Marie 133
• Luther King, Martin 322
• Lycett, Andrew 42
• Macron, Emmanuel 125 . 186
• Maghrebi, Mahmoud Soleiman al- 56
• Mahmoudi, Baghdadi al- 344
• Mallarmé, Stéphane 103
• Malloum. Félix 183
• Malraux, André 338
. Mandela, Nelson 156,169, 259, 265, 272, 280
. Mao Zedong 37,119, 271
• Maradona, Diego 255
• Marcos, Ferdinand 234
• Marcos, Imelda 234
• Marenches, Alexandre de 108, 149-150 . 217
• Marion, Pierre 150
• Marolles, Alain Gaigneron de 149
• Marti, Claude 171
• Martinelli, Giovanni 134
• Martin-Roland, Michel 190
. Marx. Karl 37. 124
• Masurel, Georges 27
• Matar, Hisham 179
• Matar, Jaballah 179
• Mathieu, Mireille 80
• Matzneff, Gabriel 229
• May or, Federico 220
• M’Bala M’Bala, Dieudonné 346
. Mbeki, Thabo 275, 277, 287
• Megaryef, Abou Bakr al- 58
• Megaryef, Mohammed Youssef al- 33,144,169,179
• Megrahi, Abdelbaset al- 168, 252, 321
• Meheichi, Omar al- 58, 61, 64, 149
• Memmi, Albert 109
• Mendès France, Pierre 109
• Merz, Hans-Rudolf 258
• Messmer, Pierre 107
• Meyer, François 120
• Miani, Antonio 25
. Miller, Judith 19,163, 217
• Minoui, Delphine 336 . 348
• Mintoff, Dom 76
. Mismari, Nouri al- 30,158,198, 224-225 . 233-234 . 281 . 304
• Missouri, Moftah 38, 171 . 225 . 287 . 344 . 348
. Mitterrand, François 116, 140-141 . 150 . 171 . 184 . 189-192
• Mitterrand, Frédéric 235
• Mitterrand, Jean-Christophe 190
• Mobutu (Sese Seko) 268
• Modiano, Patrick 45
• Mohammed Ali, voir aussi Cassius Clav 110
• Mohr, Simone 211
. Mokhtar, Omar al- 34, 49,139, 219, 273, 319
• Monod, Jérôme 193
• Montagnier, Luc 306
• Montesquieu, Charles-Louis de Secondât 14, 37,121, 303, 313
• Montgomery, Bernard 20
• Montherlant, Henry de 229
• Morales, Evo 176
• Morin, Hervé 315
. Moro, Aldo 143, 212
• Moubarak, Hosni 67, 85,163, 220, 228, 305, 312, 334
• Moussa, Amr 85
• Mugabe, Robert 166, 269, 286
• Mullah, Shweyga 258
• Museveni, Yoweri 275, 277, 286, 288
• Mussolini, Benito 26,182, 202, 219, 354
• Najjar, Alexandre 19, 26, 87,178, 218
• Najm, Mohammed 58
• Napoléon Bonaparte 14, 35,103, 211, 313
. Nasser, Gamal Abdel U, 34-35 . 37, 40, 42, 55, 62, 65-68 . 82-83 . 86, 89,
91-92 . 94-95 . 98, 106-107 . 134-135 . 192 . 198 . 274 . 303
• Néron 254
. Nidal, Abou 157-158
• Nimeiry, Gaafar 82-83 . 89, 98, 265
• Nixon, Richard 50, 82, 202
• Nkrumah, Kwame 212, 214, 280
. Nokaly, Mohammed al- 67-68 . 91, 94,121, 211, 329
• Nouira, Hédi 96-97
• Nouri, Fatiha al- 98
• Nour, Mahamat 224
• Nour, Mariam 230
• Nouzille, Vincent 150
• Nye, Joseph 253
• Nyerere, Julius 130 . 264
• Obama, Barack 101 . 220 . 301 . 321 . 338 . 343
• Obama, Sarah Onyango 220
• Obasanjo. Olusegun 269
• Obote, Milton 215, 288
• Ocampo, Luis Moreno 342
• Ogbi, Taher al- 99
• Ollier, Patrick 313, 317
• Omar, oncle de Kadhafi 33
• Ortega, Daniel 156
• Otayek, René 63
• Ouégnin, Yasmina 284
• Oufkir, Mohammed 83, 85
• Pacepa, Ion Mihai 152
• Pack, Jack 120
• Pagni, Jean-Pierre 27
• Pahlavi, Reza 159
• Palmer, Joseph 80
• Papandréou, Andréas Georgiou 190
• Papas, Irène 139
• Parant, André 229
• Pargeter, Alison 19, 61,172
• Pastora, Edén 155
• Patassé, Ange-Félix 223
• Pautard, André 96
• Pazienza, Francesco 151
• Péan, Pierre 171
• Peck, Gregory 71
• Pereira, Fernando 139
• Peres, Shimon 85, 91
• Périclès 202
• Perrin, Jean-Pierre 213 . 215
• Philippe, Édouard 125
• Pierini, Marc 307-308
. Ping, Jean 215, 233, 276-277 . 288 . 329
• Platon 110
• Plenel, Edwy 349
• Poivre d’Arvor, Patrick 250
• Polnareff, Michel 214
. Pol Pot 229
. Pompidou, Georges 14, 105-108 . 113 . 115 . 149 . 192 . 216
• Popov, Sergueï 136
• Post, Jerrold M. 218
• Poutine, Vladimir 80
• Preziosi, Albert 26-27
• Prier, Pierre 38,145, 287
• Prieur, Dominique 138
• Priore, Rosario 150
• Prodi, Romano 299
• Proudhon, Pierre-Joseph 104
• Puga, Benoît 353
• Pujadas, David 314
• Qarawi, Mokhtar al- 58
• Querci, François-René 230-231
• Quilichini, François 26
• Quinn, Anthony 139
• Raimond, Jean-Bernard 106
• Ramadan, salarié d’une entreprise gazière 351
• Ravion, Stéphane 170
• Rawlings, Jerry 173
. Reagan, Ronald 101,135, Ml, 146, 149-150 . 160-166 . 173 . 199 . 212 . 216 .
220 . 243 . 295 . 297 . 303 . 327
• Reda, Hassan 44, 47, 50, 84, 143
• Ribeiro, Lyacir 212-213
• Rice, Condoleezza 236
• Richie, Lionel 259
• Rimbaud, Arthur 206
• Robespierre, Maximilien de 35,103,199, 202
• Rodinson, Maxime 109
• Rommel, Erwin 20, 29, 38
• Ronald Muwenda Mutebi 11 275
. Rouleau, Éric 24, 30, 34, 38, 40, 68, 73, 78,108,110,111, 145-146 . 250
• Rousseau, Jean-Jacques 38,103
• Royal, Ségolène 349
• Rukirabasaija Oyo Nyimba Kabamba Iguru Rukidi IV 288
• Rutebeuf, poète 327
• Ruth Nsemere Komuntale 289
• Saada, Rachel 29
• Sacy, Silvestre de 27
. Sadate, Anouar al- 34, 67, 82, 90-95 . 107 . 117 . 149-150 . 217 . 328
• Sadiq Khan, Abdul 147, 298
• Sadr, Moussa 158
• Saïd, Qabous ibn 257
. Saleh, Béchir 170,183, 223-224 . 233 . 328 . 341 . 348
• Salinger, Pierre 198
• Salma, assistante de Kadhafi 239
• Salma, sœur de Kadhafi 23, 33
• Sanchez, llich Ramirez, dit Carlos 152
• Sankara, Thomas 269-270
• Sankoh, Foday 155
• Sanogo, Amadou Haya 280
• Santovito, Giuseppe 151
. Sarkozy, Nicolas 15,107,164, 210, 257, 285, 307, 310-314 . 317 . 329 . 338 .
340-341 . 343-344 . 347 . 349-350 . 352 . 356
• Sarraj, Fayez al- 186
• Sartre, Jean-Paul 115
• Savale, Steve Chandra 302
• Savonarole, Jérôme 88, 202
• Sayyaf, Abou 252
• Scarbonchi, Michel 349
• Schrôder, Gerhard 298
• Schwarzkopf, Herbert Norman 203-204
• Seif an-Nasr, Mansour 21, 25, 28-29 . 38, 48, 57, 98, 233
• Sékou Touré, Ahmed 274
• Sélassié, Hailé 265
• Senghor, Léopold Sédar 100, 267
. Senoussi, Abdallah 158,169,111, 234, 307, 328, 349
• Sereni, Jean-Pierre 136
• Shakespeare, William 40, 220 . 284
• Sharif, Omar 139
• Shayler, David 148
• Sibiude, Jean-Luc 298, 309 . 314 . 318
• Siddick, Abba 183
• Signaté, Ibrahima 136
• Simon de Cyrène 274, 276
• Siou, Philippe 214
• Sitbon, Guy 59
. Skaf. Aline 128 . 257-258
• Skaf, Philippe 318
• Spacey, Kevin 139
• Spencer, Diana, dite Lady Di 219
• Squarcini, Bernard 349
• Staline, Joseph 207, 229
• Steinem, Gloria 242
• Stephens, Robert 73
• Stirling, David 143
• Stone, Sharon 214
• Stowe, Harriet Beecher 243
• SunYat-sen37
• Swire, Flora 165
• Taheri, Amir 89
• Takieddine, Ziad 3LL, 349
• Tandja, Mamadou 274 . 279
• Tatu, Michel 109
• Taylor, Charles 155
• Terbil, Fathi 330
• Tevoédjrè, Albert 274
• Thani, émir al- 305
• Thatcher, Margaret 163, 203
• Tiébilé, maçon malien 283
• Tikaram, Ramon 303
• Tombalbaye, François 143,183
• Toumani Touré, Amadou 279
• Tournaire, Serge 350
. Triki. Ali 225. 266. 276. 282. 323
• Trump, Donald 101 . 321
• Tulti, Ahmed 144
• Turenge, Sophie, voir aussi Prieur. Dominique 138
• Valdiguié, Laurent 333
• Valente, Jacqueline 157
• Valente, Marie-Laure 157
• Valente, Virginie 157
• Valentino, Rudolph 236
• Vall, Ely Ould Mohammed 275
• Vespucci, Amerigo 203
• Victor-Emmanuel 111 20
• Villepin, Dominique de 162, 222, 297, 345-346
. Wade, Abdoulaye 249, 227, 286, 334
. Ward, William 221
• Warfalli, Ahmed al- 186
• Warfalli, Akram al- 126
• Weddeye, Goukouni 183-184 . 189
• Weifenbach, Heinz 130
• Whitaker, Mark 131
• Wilson, Harold 50
• Yade, Rama 313, 316
• Yayi, Thomas Boni 266
• Younès, Abdelfattah 148,181, 332
• Younès Jaber, Abou Bakr 48, 57,186, 353, 355
• Zadma, sœur de Kadhafi 23, 33
• Zafaran, Mazrat 352
• Zakaria, Fareed 301
• Zeina, assistante de Kadhafi 239
• Zenawi, Meles 227
• Zendik, Tecca 236
• Zéphyrin, quincaillier camerounais 282
• Ziegler, Jean 228
• Zinsou, Lionel 263
Zorgbibe, Charles 228
Zubayr, cheikh 220 . 284
Zuma, Jacob 341
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